Espoir du passé - YoshiMunchakoopas
Les mains tremblantes, elle observe l'enveloppe. Elle sait ce qu'elle contient, même si elle l'avait oubliée, au fil des années, au fil de ses études, de sa vie, de ses rencontres, de son apprentissage.
Après en avoir entendu parler pour la première fois, elle se souvient y avoir pensé tous les jours. Elle y avait souvent réfléchi, à cette enveloppe, à cette lettre, en voulant avancer le temps le plus rapidement possible pour pouvoir l'ouvrir, et apprendre, et comprendre.
Puis le temps avait passé, et elle avait tout à fait oublié l'existence de cette lettre. Ce qui était sûrement le but de la manœuvre.
Elle eut un petit sourire en voyant l'écriture enfantine de ses dix-sept ans. Le temps ou elle ne tapait pas tout à l'ordinateur, ou les années d'université n'avaient pas encore dégouté son petit doigt gauche des claviers (cette maudite touche majuscule !).
Avant de l'ouvrir, elle prend quelques secondes pour se remettre dans la situation dans laquelle elle avait dû écrire cette lettre. C'était dans le local de géographie, elle s'en souvient. Ou d'économie. Les deux classes se ressemblaient fort, pourtant... C'était normal qu'elle ne s'en souvienne plus, on en oublie, des choses, en dix ans. Mais ça la taraudait. Elle ne s'en souvenait pas.
Tant pis. Elle était dans ce local-là, en cours de français, avec Mme Pux, qui leur avait dit d'écrire une lettre à leur « moi » futur. Elle ne se souvient pas exactement son état d'esprit de l'époque. Juste qu'elle n'avait pas encore fini le secondaire, qu'elle n'était pas encore entrée à l'université. Elle n'avait pas encore...
Si ! C'était la classe de géographie, le K.1.4 ! C'était le mardi, juste avant la réunion du groupe d'écologie !
Elle se ressaisit, et ouvre enfin l'enveloppe.
La première chose qu'elle voit, c'est une dizaine de petits mots d'autant d'écritures différentes. Ah oui, elle avait oublié, tous les élèves de la classe pouvaient écrire des mots sur le dos des lettres des autres.
Rapidement, elle lit les mots, et les larmes viennent rapidement à ses yeux, en voyant toutes ces personnes ayant fait l'effort de lui dire un dernier mot. De coucher sur papier un souvenir, une émotion, par rapport à elle. De lui dire au revoir. De dire qu'on se reverra.
Un mot de David, lui disant qu'ils ne se quitteront jamais, alors qu'ils se sont perdus de vue.
Elle voit un mot de Yseult, touchant, émouvant, auquel elle n'arrive pas à croire vu la fin aussi brutale que silencieuse qu'a eu leur amitié.
Elle est émue par le mot Myriam, qu'elle considérait comme sa meilleure amie sans jamais avoir osé le dire, lui déclarant son amour comme elle ne l'avait jamais fait, réservée qu'elle était à propos de ses sentiments.
Pas de mot de Félicie. Elle aurait dû s'en douter, pourquoi l'aurait-elle fait ? Elles n'avaient déjà plus aucun lien, à l'époque. Comme ça lui avait fait du bien, qu'elle sorte définitivement de sa vie... Du mal, comme elle la croisait deux ou trois fois par semaine, mais elle a fini par faire le deuil de cette amitié. Enfin.
Pas de mot de Laura non plus, mais elle se souvient d'un coup qu'elles n'étaient pas dans la même classe. Dommage.
Le mot de Jessica lui fait rire, revivre le temps où elles se parlaient tous les jours.
Elle s'étonne de voir des mots de certaines personnes, à qui elle n'avait presque jamais parlé, lui donnant diverses qualités, lui souhaitant bonne chance pour la suite.
Elle pleure. Pleure ce temps passé avec ces personnes, pleure le temps où elle était si jeune, si naïve.
Puis elle se ressaisit. Elle tourne la feuille, et voit son écriture. Elle lit rapidement, dévorant les lignes, les mots, ses rêves de l'époque, ses espoirs, ses attentes.
Elle ne se reconnait plus. Elle ne se souvient pas de cette personne qu'elle était lorsqu'elle avait dix-huit ans.
Elle la voit lui poser des questions stupides. Lui parler de personnes qu'elle ne verra plus jamais. Lui demander si ses études lui plairont -bien sûr, ses études lui plaisent, elles la passionnent, elle a eu la meilleure décision de sa vie en s'inscrivant dans cette faculté !
Ses yeux se redéposent sur une phrase qu'elle n'avait pas véritablement lu.
Es-tu heureuse ?
Elle réfléchit. Essaye de se souvenir de son état d'esprit, à dix-huit ans. Elle se souvient d'une chose : un espoir, l'espoir grandiose et désespéré que maintenant qu'elle allait habiter sans la présence toxique de ses parents, elle allait enfin, enfin être heureuse.
Elle se demande quand, dans sa vie, elle a été heureuse. Elle ne se souvient pas de son enfance comme si elle l'avait vécu. Elle se souvient des faits, des personnes qui l'entouraient, de ses professeurs, de certains moments. Mais elle ne se souvient plus d'elle-même. De ses émotions. Elle ne se souvient même plus ce qu'elle ressentait quand elle a changé d'école. Ah, si. Elle se souvient de sa peur. Sa peur de rencontrer de nouvelles personnes. De ne pas être aimée. D'être détestée, humiliée.
Elle a trouvé les bonnes personnes, dans cette nouvelle école. Elle se souvient, oui, quelque peu, de ce qu'elle ressentait lorsqu'elle allait à l'école, adolescente. Et chez elle...
Les émotions reviennent, violemment, horribles. Sentiment d'être dans un puits sans fond, de toujours tomber, tomber, sans jamais remonter vers la lumière. Sensation d'être observée, encore et toujours, que chaque geste, chaque parole, chaque acte peut faire basculer la situation de relativement stable à totalement chaotique. Impression de ne pas mériter l'amour.
Puis tout a changé. Elle est partie. Est-elle devenue plus heureuse ?
Elle n'arrive pas à répondre. Son monde a changé, c'est sûr. Elle a arrêté les scouts, persuadée qu'elle recommencerait l'année d'après : elle n'a jamais continué.
Elle a continué le théâtre, un temps. Elle y avait trouvé... Quelque chose. Qu'elle a perdu. Qu'elle a voulu quitter. Elle ne le sait plus.
Elle voit de moins en moins Myriam, Laura, et Ella, les amours de sa vie, ses amies les plus sincères. Elles lui manquent terriblement.
Ses études ont réussi. Elle est dans la vie active. Elle n'a pas réussi à trouver de métier en rapport avec la littérature, malgré son diplôme, malgré son mémoire. Elle enchaîne les petits boulots et écrit.
Elle n'avance toujours pas. Son livre, elle le trimballe depuis quatorze ans. Elle ne l'a toujours pas fini. Et elle écrit ça de moins en moins. Elle écrit des nouvelles, des petites histoires, rien de bien transcendant. Son livre, lui n'avance pas.
Est-ce qu'elle est heureuse ? Qu'est ce que ça veut dire, ça ? Elle réfléchit encore.
Est-ce qu'elle aime se lever le matin ? Est-ce qu'elle aime ce qu'elle fait ? Est-elle satisfaite lorsqu'elle s'endort ?
Non.
Comme elle aimerait revenir à ses dix-huit ans.
L'ère où tout était encore possible. Où elle n'était pas encore une adulte. Où elle faisait ce qui lui plaisait.
Elle se sent seule.
Elle gâche sa vie.
Elle ne vit pas.
Elle n'a jamais vécu.
Elle lit à nouveau la lettre. Elle en est persuadée qu'elle a tout raté. Que tout ce qu'elle a fait entre le jour ou elle a écrit la lettre et le jour où elle l'a reçue n'a servi à rien, puisqu'elle n'est même pas heureuse. Puisqu'elle n'a pas réussi à réussir sa vie.
Alors elle réfléchit. Elle se demande où elle a été le plus heureuse. Où elle s'est sentie pleine, un sentiment de bonheur pur. Et avec qui. Elle a sa réponse.
Sans se laisser le temps de réfléchir, elle sort son téléphone et appelle un numéro.
Une sonnerie. Deux sonneries. Puis une voix.
-Cassandra ?
Elle a une bouffée d'émotions, à la suite de l'entente de cette voix qu'elle n'a plus entendu depuis des années.
-Salut, répond-elle, la voix tremblotante. Ça fait longtemps.
-Je ne te le fais pas dire ! Tu m'ignores depuis plusieurs années, et tu me téléphones comme si de rien était ?
Elle a l'impression que son univers entier est chamboulé. Qu'a-t-elle fait ?
-Je... Je n'ai jamais...
-Qu'est-ce que tu veux ?
Elle hésite. Il y a tant d'agressivité dans cette voix. Tant de rage. Comme si elle avait fait quelque chose d'horrible. Elle ne comprend pas.
-Je... Non, rien. C'est pas important.
-Ok. Bon, j'ai mieux à faire. Salut.
Elle n'a pas le temps de répondre qu'on a déjà raccroché. Ses mains tremblent. Elle repose son téléphone. Elle a tout raté. Tout, tout, tout.
Elle n'arrivera pas à récupérer le bonheur qu'elle avait espéré toute son adolescence.
Elle a tout perdu.
Non.
Elle a vingt-huit ans, elle a toute la vie devant elle. Elle n'a pas encore vécu, mais elle a encore plein d'années à vivre.
Elle va partir. Partir dans le nord de la France, les vagues, la mer, le cottage. Non, elle doit trouver une maison pour elle, au bord de la mer.
Elle prendra un mi-temps, dans une boutique quelconque. N'achètera rien d'autre qu'à manger, des carnets, et des stylos.
Elle va prendre le temps d'écrire. De finir son roman.
Elle vivra au travers de ses personnages.
Ça lui prendra peut-être un an. Deux. Dix.
Elle écrira.
C'est le plus important.
Puis elle le publiera.
Le monde la découvrira.
Elle deviendra célèbre.
Ses romans seront traduits dans le monde entier.
Elle vivra.
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