Celle qui aura vécu - Elmaudan
L'idée venait de Rafaela. Evidemment, dès qu'il s'agissait d'une mauvaise idée, on pouvait sans trop de risque parier qu'elle en était à l'origine. Et là, comme d'habitude, un éclair de génie l'avait traversée soudainement, dans la situation la moins appropriée pour de hautes performances intellectuelles. En l'occurrence, la chambre de sa sœur aînée, où elle cherchait un stylo.
« Théo, s'exclama-t-elle, j'ai une putain d'illumination. »
La jeune fille haussa un sourcil circonspect.
« Là, tout de suite ? C'est la présence fantôme de ta sœur qui t'inspire ?
-Nan, pas ça. Mais ça. »
D'un air triomphal, Rafaela avait désigné le mur. Celui-ci avait été l'objet d'une énième crise artistique de sa sœur, qui s'était acharnée dessus à coups de pinceau. Rafaela montrait une phrase, inscrite en bas en tout petits caractères. Théo se pencha pour lire.
« Et ne pas ... quand viendra la ... euh ... ah oui, vieillesse, découvrir que ... je ... n'ai pas ... vécu. Très poétique.
-Tout à fait le style de Clarissa. Mais pour une fois, elle va servir à quelque chose. J'ai une bête d'idée. Ça concerne ta mère. »
Théo se renfrogna.
« Ma mère est irrécupérable, répliqua-t-elle sèchement. Qu'est-ce que tu veux faire d'elle ? »
Et c'est ainsi qu'elles se retrouvèrent là, un jeudi soir, dans le salon de Rafaela, en pleine mission de piratage informatique.
« Je retire ce que j'ai dit, murmura Théo, c'est une très mauvaise idée.
-Ta gueule, grogna Rafaela. Ça va être un carton, tu vas voir. »
Théo s'abstint de répondre. Sa mère avait un peu pété les plombs, depuis quelque temps. Elle n'avait jamais été très équilibrée, il n'y avait qu'à voir le prénom dont elle avait affublé sa fille, mais c'était de pire en pire depuis quelques années. Enfin, non, pas depuis quelques années. Depuis très précisément trois ans et sept mois.
Le changement ne s'était pas vu tout de suite, cela dit. Pendant plusieurs semaines, Théo avait eu l'impression que rien n'avait changé dans la vie de sa mère. Et puis un soir, en rentrant de l'école, elle avait découvert la maison dans un tel état qu'elle s'était sérieusement demandé si un rhinocéros ne s'y était pas invité.
Tous les meubles avaient été sauvagement vidés et leur contenu éparpillé sur le sol, dans un bazar total, et des débris jonchaient le sol. Théo avait paniqué. Elle avait cru que des cambrioleurs s'étaient introduits dans la maison, ou que la Troisième guerre mondiale venait de se déclencher. Mais non. Elle avait fini par trouver sa mère dans la cuisine, ou plutôt dans ce qui avait été une cuisine, maintenant entièrement vidée. Le robinet de l'évier avait été arraché. Et la mère de Théo se trouvait là, perchée sur un escabeau, en train de repeindre le plafond en vert vif.
« Ah, Théodrade, tu tombes bien ! J'ai décidé de réorganiser la maison ! Maintenant qu'il est parti, il n'y a pas de raison pour que je continue à brider mes envies ! »
Théo avait passé la soirée chez Rafaela. Sa mère n'avait pas cherché à la retenir, d'ailleurs la jeune fille doutait qu'elle se soit seulement aperçue de son départ. Depuis, la maison n'avait jamais été rangée, et il manquait encore la moitié des objets indispensables dans un foyer.
Et Théo essayait autant que possible de ne jamais mettre les pieds chez elle. Elle passait le plus clair de son temps chez Rafaela, où le père de son amie la bichonnait. Celui-ci avait compensé son divorce par un regain d'affectivité qui rendait ses deux filles folles mais faisait un bien immense à Théo.
Souvent, elle enviait Rafaela. Certes, sa mère avait été atroce avec Damien, le père de ses filles, le quittant lorsqu'il avait perdu son emploi pour se jeter dans les bras d'un riche entrepreneur parisien. Elle l'avait abandonné, depuis. Et les trois d'après également.
Mais au moins, Rafaela compensait par un père dévoué et aimant. Théo, elle, n'avait que son débris de mère. Plus de père à l'horizon depuis trois ans et sept mois.
« Ah, j'ai trouvé », s'exclama Rafaela d'un air satisfait.
Elle venait de craquer le mot de passe du compte Tinder de la mère de son amie. Le profil donna envie de vomir à Théo, en même temps qu'il lui fit mal. Une magnifique femme dans la trentaine, posant en bikini sur une plage de sable blanc, lui renvoyait un sourire assuré. Rien de plus éloigné de Caroline, la mère de Théo, avec ses kilos en trop et son regard cave.
La jeune fille était à la fois dégoûtée et en colère. Ce truc immonde n'aurait jamais dû exister. Rafaela disait que Caroline n'avait pas de vie, et Théo trouvait qu'elle exagérait. Mais elle avait raison. Caroline s'inventait une vie sur les réseaux sociaux et déchargeait sa frustration sur les meubles de la maison.
« Ça va ? » s'inquiéta Rafaela en voyant l'expression de son amie.
Théo se força à rire.
« Ouais. Quelle Instagrameuse, punaise. T'as raison, elle a pas de vie. C'est pathétique.
-Pathétique, j'irai pas jusque-là ...
-Si. Pathétique », coupa Théo sur un ton agressif.
Elle attrapa la souris de l'ordinateur et s'apprêtait à mettre le plan à exécution, quand un détail attira son attention. Elle plissa les yeux pour vérifier, mais non, elle ne s'était pas trompée. Son cœur se mit à battre à tout rompre.
« Raf », commença-t-elle d'une voix étranglée en désignant un nom, dans la liste des contacts de sa mère. Rafaela se pencha pour lire et bondit.
« Hein ? Mais c'est pas possible ! C'est pas possible ! C'est ... »
Mais si. Le contact avec lequel Caroline avait le plus échangé s'appelait Damien Malleret. Le père de Rafaela.
« C'est quelqu'un qui s'appelle pareil, assura Rafaela.
-Raf, tu connais beaucoup de Damien Malleret à Pontarlier ?
-Mais c'est pas possible ? hurla Rafaela. Pas avec ta mère ! »
Théo se redressa.
« Quoi, dit-elle d'un ton acide, c'est quoi le problème avec ma mère ?
-Mais c'est ... c'est, s'étouffa Rafaela, ne voyant pas les signaux. Pas ta mère ! »
C'était le mot de trop.
« Elle n'est pas assez bien pour ton père, c'est ça ?
-Mais je veux pas dire ça ! » se justifia Rafaela, trop tard.
Théo se releva et s'éloigna de quelques pas.
« Mais enfin, Théo ! s'exclama Rafaela. Tu les imagines ensemble ? »
C'était bien ça le problème. Théo n'avait pu s'empêcher de les imaginer tous les deux, Damien aidant Caroline à remonter la pente, à redevenir la femme pétillante qu'elle était avant le départ du père de Théo. La jeune fille aurait enfin retrouvé sa mère, et elle aurait eu pour père l'homme qu'elle aimait le plus au monde.
« Tu sais quoi, Raf ? T'es qu'une sale égoïste. Le plan, c'était de trouver un mec à ma mère, tu te souviens ? C'est toi qui as eu l'idée. En fait, tu veux bien l'aider mais juste tant que ça n'influe pas sur ta petite vie personnelle, c'est ça ? »
Le visage de Rafaela vira au rouge.
« Egoïste ? C'est trop facile, là ! A chaque fois que t'as un problème, je t'écoute, j'essaye de trouver une solution, je t'invite chez moi dès que t'as pas envie d'être chez toi, et je suis égoïste ? Moi je ne passe pas ma vie à te parler de mes problèmes, alors que j'écoute toujours les tiens !
-Compare pas ma vie et la tienne ! T'as vu un peu la famille que t'as ? Ton père ? Alors, d'accord, avec ta mère c'est pas top ...
-Pas top ? hurla Rafaela. Ma mère, elle est en train de faire un procès à mon père pour récupérer la garde de ma sœur et moi, ça fait deux putain d'années que ça dure, mais toi tu t'en fous, tu demandes jamais, tu veux juste que je sois là pour t'écouter, et mes problèmes tu t'en bats les couilles ! »
La réplique doucha Théo. Elle savait pour cette histoire de procès, mais elle croyait que c'était fini ... elle n'en entendait jamais parler. Mais c'était peut-être parce qu'elle ne posait pas de question. Mais quand même, Rafaela avait son père.
« Ça n'a rien à voir », protesta Théo.
Rafaela laissa échapper un ricanement. Jamais Théo ne l'avait vue dans un tel état. Habituellement, tout avait l'air de glisser sur elle, elle ne s'énervait jamais vraiment, elle criait fort mais cela ne durait qu'un instant.
« Rien à voir ? Mais ouvre les yeux, bordel. Tu te souviens de la phrase ? Ne pas découvrir que je n'ai pas vécu, machin ? Bah c'est toi. Tu fais que penser à ta mère, ta relation avec ta mère, t'en sors jamais. T'en es toujours au même point que y'a trois ans ! T'as jamais cherché à aller lui parler, à savoir ce qu'elle pensait et pourquoi elle était comme ça. T'as toujours pensé qu'à tes problèmes. Alors ok, t'as pas une vie cool, mais t'es pas la seule ! Réagis, bordel ! »
Théo resta immobile, incapable de répliquer. Ce que disait Rafaela lui faisait mal, mais elle devait bien reconnaître qu'il y avait une part de vrai, là-dedans. Les fois où elle lui avait adressé la parole à sa mère pouvaient se compter sur les doigts d'une main, depuis trois ans et sept mois.
« Et tu sais, reprit Rafaela, bien décidée à vider son sac. Je vais te raconter un truc. Quand ma mère s'est barrée, mon père a rien dit. Il était au chômage et elle lui a collé un avocat sur le dos pour récupérer la garde, mais il a rien dit. Puis il a fait une tentative de suicide. »
Théo retint un hoquet horrifié.
« Mais pourquoi tu m'as jamais rien dit ? souffla-t-elle, atterrée.
-Est-ce que tu m'as demandé, des fois ? Dès qu'on se voyait de toute façon, on parlait de ta mère, et de ton père, t'espérais toujours qu'il allait revenir. De toute façon, j'ai pas su tout de suite qu'il avait fait ça. Quand on a fini par apprendre, ma sœur et moi, on a décidé d'aller parler à notre père. Bah ç'a pas été facile. Mais c'était bien qu'on le fasse. Il nous a demandé pardon et nous a dit qu'il était le pire des pères, ma sœur lui a dit que non parce qu'il nous avait emmenées à Disneyland quand on était plus petites. Ça allait mieux, ensuite. On lui a dit qu'on l'aimait et que jamais on l'abandonnerait. Ça lui a fait du bien. A nous aussi. »
Théo écouta sans piper mot. Elle ne s'était jamais doutée de cela. Elle n'imaginait pas que Rafaela, avec ses airs de brute de décoffrage et ses manières brusques, puisse être celle qui fasse le premier pas. Souvent Théo se targuait d'être celle des deux qui possédait le plus d'empathie, qui savait le mieux écouter. En apparence, c'était vrai. Mais en réalité ...
« Alors, écoute-moi, débilos, reprit Rafaela. Tu vas voir ta mère et tu lui dis ce que t'as sur le cœur. Maintenant. Je te jure, je te parle plus jusqu'à ce que t'ait fait ça. »
Théo n'eut pas le temps de dire qu'elle n'y arriverait jamais. Rafaela avait déjà tourné les talons.
Et ne pas, quand viendra la vieillesse, découvrir que je n'ai pas vécu ... Quel genre de vie Théo voulait-elle vivre ? Très simple : elle voulait deux parents aimants et attentifs. Est-ce que sa mère était à même de remplir ce rôle ? D'après Rafaela, oui. Mais Théo en doutait. Caroline avait complétement perdu pied. A tous les coups, une conversation avec elle s'avérerait décevante, et Théo en ressortirait encore plus brisée qu'auparavant.
Tu ne le sauras pas tant que tu n'auras pas essayé, souffla à son oreille une voix qui ressemblait à celle de Rafaela. Et puis si ça foire, au moins t'arrêteras d'espérer que ça change. Fais pas semblant, je sais que tu rêves qu'elle redevienne comme avant.
Théo soupira.
Ce fut à la fois plus facile et plus difficile que ce qu'elle avait imaginé. Caroline n'avait pas compris, tout d'abord, pourquoi sa fille voulait absolument lui parler. Et Théo ne savait pas très bien quoi lui dire, ou plutôt, elle ne savait pas comment le dire.
Alors elle avait craqué et lui avait juste dit qu'elle l'aimait, qu'elle voulait tellement que tout redevienne comme avant, même sans papa, tant pis s'il n'est pas là, je voudrais juste que tu sois comme avant, tu me fais peur comme ça, j'ai l'impression de ne pas te connaître, alors que t'es ma mère. Je sais que c'est dur pour toi, mais pour moi aussi, mais on peut s'aider, l'une l'autre, non ? ça a l'air utopique, comme ça, mais j'ai envie qu'on essaye, au moins, s'il te plaît, je suis plus une petite fille même si j'ai toujours envie que tu me prennes dans tes bras, je peux t'aider, j'ai juste besoin que tu me parles, même si moi je ne te parle jamais, c'est complétement illogique mais j'en peux plus, j'ai l'impression d'avoir perdu mon père et ma mère, et je sais que c'est de ma faute, aussi, je t'ai jamais dit que je t'aimais, désolée, faut absolument que je te le dise plus souvent, je t'aime, je t'aime, tu es ma maman et je t'aime même si tu déconnes. Tu comprends ?
Caroline avait pleuré. Puis elle l'avait prise dans ses bras.
Messenger.
Théo, 0h23 : quand viendra la vieillesse, j'aurais vécu au moins un truc : la meilleure et la pire discussion de ma vie.
Rafaela a surnommé Théo : Celle qui aura vécu
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