Chapitre 5

Quand j'étais petite, on faisait des concours de glace avec ma soeur, il fallait manger le plus vite possible, c'était complètement idiot bien sûr mais ça nous faisait beaucoup rire, parce que ça nous congelait le cerveau. Ça amusait beaucoup mon père aussi, qui nous regardait nous tortiller sur les chaises de jardin en gloussant.
Voilà l'effet que vient de me faire la question de José. En général, j'ai plutôt une bonne répartie, surtout avec lui puisque je commence à le connaître, mais alors là, "cerveau congelé". Il se lève à son tour en ramassant la boîte encore à moitié pleine. Je cherche son petit sourire en coin mais non, il n'est pas là.

- Je t'ai demandé si tu voulais que je dorme avec toi.

Il soupire en s'approchant, je détourne les yeux, mal à l'aise. J'essaye de le masquer au mieux mais ma voix tremble.

- Oui, non mais j'avais bien compris merci !

- Alors pourquoi tu me demandes de répéter ?

Ah ! C'est de pire en pire, il prend son ton sérieux ! Est-ce qu'il est en train de sous-entendre ce que je crois qu'il sous-entend ? Est-ce qu'il est en train de croire que...

- T'as eu peur pour moi, non ?

Je serre les poings. Comment ose-t-il utiliser ça contre moi ?

- Ça ne te donne pas le droit de...

Il attrape ma main, encore, et baisse les yeux sur ses bottes de travail.

- Moi aussi j'ai eu peur. J'ai cru que j'allais mourir là-bas comme un crétin. J'aurais survécu à l'Éclatement pour me retrouver carbonisé dans un petit incendie stupide parce que des plombs ont sauté.

Il a l'air d'avoir envie d'ajouter quelque chose, il enfonce encore plus son menton dans son torse.

- Et je me suis rendu compte que ma mère ne saurait probablement jamais que j'étais mort et que je n'allais manquer à personne. Sauf à toi. J'ai ... J'ai besoin de savoir que j'existe pour quelqu'un sinon, je n'existe plus.

Sa dernière phrase résonne dans ma tête. Je n'existe plus. Elle me fait l'effet d'une chose vivante, prête à manger ma peur la plus viscérale. Je dessère le poing et laisse glisser mes doigts contre les siens, abasourdie, comme si l'entièreté de l'univers venait de me tomber dessus. Je me sens conne.
Je suis tellement aveuglée par mes propres démons que je ne vois plus ceux qui le dévorent sous mon nez. Je crois que c'est à mon tour de prendre soin de lui.
Mais est-ce que j'ai assez de force pour ça ?
Il a les épaules voûtées comme s'il portait le ciel lui-même.
Est-ce qu'il attend de moi que je le réconforte ?
Je plisse les yeux et pointe mon index vers son visage.

- Une nuit. Et tu dors par terre. Je guette une réaction de sa part. Ok, je dors par terre. Et si jamais tu ronfles, je te collerai mon poing dans la gueule tellement fort que tu te sentiras plus vivant que jamais, t'as compris ?

Apparition du petit sourire en coin.

- C'est assez distingué et féminin pour toi ?

Il accepte de rompre le contact de nos mains et cale la boîte sous son bras.

- J'accepte ! Il a l'air d'avoir retrouvé de l'énergie. Dis... Si je dis à Ben que j'ai dormi avec toi, tu crois qu'il va me casser la tête ?

- José.

- Oui ?

- Ferme-la maintenant.

Je me retourne et enfonce les mains dans mes poches en m'engageant dans l'escalier. Nous nous trouvons juste en-dessous de gros blocs ventilés, alors quand j'émerge, un courant d'air créé par les bouches d'aération balaie mon visage. On se croirait presque à l'extérieur. Nous nous engageons dans les interstices des bâtiments, toujours en montée. Je me demande si nous avons vraiment le droit de nous trouver là, ces passages sont probablement réservés aux techniciens. Au fur et à mesure que nous remontons, nous nous enfonçons plus au coeur de la base, et l'espace n'est bientôt plus visible. Retour en prison.

🔲

José badge la porte tandis que je traîne le matelas derrière moi en pestant.

- Je te dis qu'ils s'en foutent.

- Ah ouais ? Alors pourquoi est-ce qu'il y a une aile homme et une aile femme à ton avis ? On va se faire déglinguer si on se fait prendre.

José passe dans mon dos et attrape l'autre bout du matelas.

- Pour faire râler les filles sages.

Effectivement, je n'avais jamais mis les pieds de ce côté des dortoirs mais ils n'ont rien de différent des nôtres. Un long couloir blanc, vide, avec des cellules alignées.
Aseptique.
Lorsque nous passons la porte, nous arrivons dans la cage d'escaliers qui fait relais entre les deux bâtiments. Nous ne sommes pas du tout au même étage, José est au quatrième et moi au septième. Je grommelle devant les marches et jette un coup d'oeil à la caméra qui clignote prêt de l'ascenseur central. José capte mon regard.

- Allez tire, personne regarde ces caméras.

Il y a comme un flash qui photographie nos ombres au mur. Ça me provoque un tremblement. José lâche le matelas et se précipite à la fenêtre.

- Merde, t'as vu ça ?

Je m'adosse contre les portes de l'ascenseur pour soulager mon dos du poids.

- Ça vient du hangar !

- T'es sûr ?

Je plisse les yeux pour voir au-delà de la place centrale mais il n'y a pas l'air d'avoir d'activité. Et puis, ça fait loin si ça vient de là-bas. Le matelas s'affaisse.

- Aide-moi, tu reprendras ta paranoïa demain, j'ai envie d'aller me coucher.

J'ai surtout envie de m'en aller, mon corps réagit très mal aux agressions extérieures en ce moment, une alarme, une situation de panique, et je perds complètement les pieds. Je veux juste retourner dans ma cellule et me dire que la journée est terminée.

Mais José n'a pas l'air décidé à me suivre. La colère, ou plutôt cette panique qui ne me quitte jamais vraiment, commence à monter doucement, comme un fond d'eau stagnante qui se mettrait à bouillir. Entre ses histoires de ne pas vouloir dormir tout seul, ses conneries de vaisseaux inaccessibles, maintenant il faut qu'il s'intéresse à la réparation du hangar en pleine nuit, ça va me faire péter les plombs.

- Ils ont probablement envoyé une équipe pour réparer les dégâts, c'est que dalle. Maintenant, tu ramasses ton lit et on se casse.

Mais cette fois-ci, je distingue très bien le faisceau qui sort des brèches métalliques du bâtiment. La lumière bleutée m'aveugle complètement.

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