Chapitre 2
Le scalpel en main, je commence à inciser. La plaie est franchement dégueulasse, je me demande comment ce type a pu la laisser pourrir aussi longtemps.
Les mutilés, ce sont ceux qui ont eu un accident pendant l'Éclatement, les borgnes, les boiteux, les défigurés, bref les handicapés en tout genre. Le matériel de la base est précaire, il doit nous permettre de sauver des vies, certainement pas de les réparer. Alors on nous laisse les mutilés pour nous entraîner, s'ils ont envie qu'on essaye de faire quelque chose pour eux.
Il y a un type dans ma formation, Ben, il a fait du joli travail sur un visage en morceaux la semaine passée. Je crois que Ben a un talent pour la médecine. Et pour le reste. Ça m'arrive de le surveiller, cachée derrière mon masque. Ben est grand, brun, la peau hâlée, sympa, et surtout doué. Tout le monde l'adore. Il a un côté "José", genre tout va bien, c'est pas si grave d'être perchés dans l'espace sans savoir où on va et comment on va s'en sortir. Ils m'énervent autant qu'ils m'apaisent. J'aimerais être comme eux.
Je triture dans la jambe de mon malheureux sans trop savoir ce que je fais. Les chairs sont nécrosées, il faudrait débrider tout ça, nettoyer, et puis lui donner des antibios parce qu'il risque de crever. Mais les antibios, on ne les donne pas comme ça. Je soupire et je lève les yeux vers mon patient.
- Excusez-moi mais vous devriez aller au dispensaire, vous êtes un cas urgent, on va vous prendre en charge là-bas. Ici c'est le service des mutilés, votre plaie nécessite plus de matériel et...
- Je t'ai dit que je voulais être ici.
Il a un fort accent, je me demande d'où il vient. Sa barbe est trop épaisse pour que je puisse distinguer la moindre expression sur ses lèvres. Il a des tatouages sur la moitié du visage, et son bonnet s'enfonce jusque sur ses sourcils. Qu'il fronce. Je tire sur mes gants chirurgicaux, que j'ai réussi à voler discrètement parce que sa jambe pue et suinte, et je le défie du regard.
- Je ne peux rien faire, je suis désolée.
- T'avais commencé à faire quelque chose là, tu triturais dans ma guibole. Continue.
Ce type est malade. Je recentre la lumière sur la plaie parce que bien sûr, gros nounours barbu a bougé.
- Ça va faire un mal de chien, vous savez ? Et personne ne me donnera d'antibios pour vous ici, il faudra que vous alliez quand même au dispensaire, même si je réussis à nettoyer ça. Je me concentre à nouveau sur son muscle pourri. Je peux vous demander pourquoi vous avez laissé ça empirer ?
- Seulement si tu me dis comment tu vas. Et pourquoi t'as ces cheveux gris.
Je lève mes yeux bleus vers lui. Je sais qu'ils peuvent être glacés si je veux.
- Je vous demande pardon ?
Gros nounours soupire et s'affaisse dans le fauteuil.
- J'ai perdu ma fille et, elle te ressemble, elle doit avoir ton âge. Tous les jours, je me demande comment elle va, s'ils ont réussi à la mettre à l'abris dans une base. Si elle est avec son frère. Est-ce qu'elle a aussi les cheveux blancs, comme toi, je me demande si elle est quand même heureuse, si elle mange bien, si elle s'est fait des amis...
J'enfonce ma pince entre deux faisceaux musculaires, pour écarter les berges et continuer mon travail. Je me fiche qu'il ait mal. On a tous mal.
- T'énerve pas, petite. J'aurais pas du te demander ça.
J'ai envie de lui répondre que c'est pas une colonie de vacances et que non, sa fille ne va probablement pas bien.
- Excusez-moi Monsieur, puis-je ?
Bien sûr. Il manquait plus que ça. Ben volant à mon secours. Il remonte le masque sur son nez et fait rouler son tabouret à côté du mien. Je ne le vois pas sourire mais je l'entends. Il y a toujours de la bienveillance dans sa voix.
- Je vais t'aider, ça ira plus vite à deux.
Du grand Ben. Le Sauveur. Ben, notre Messie. Je jure qu'un jour, je vais les attraper, lui et José, et fracasser leurs deux têtes pleines de liqueur à la fraise l'une contre l'autre pour voir si ça fait un sorbet-bonheur. Ça fait rire gros nounours de me voir fulminer. Au moins, il se concentre sur autre chose que sa douleur. Alors je ne dis rien.
Je crois que Ben s'intéresse à moi. À se demander pourquoi d'ailleurs. Je suis maigrichonne, plate, et alors question caractère, je ferais déprimer un mort. Je ne crois pas qu'il ait envie de me sauter. Je crois qu'il a envie de m'aimer. Ce qui est pire. Quand la formation a commencé, il y a six mois, quelques semaines après l'Éclatement, j'ai directement vu qu'il essayait de se rapprocher de moi pendant les cours, au réfectoire. Alors je fuyais dans le Jardin, l'espace "au dehors", protégé d'une bulle qui nous laisse admirer le ciel.
La main de Ben touche la mienne pendant que nous travaillons. Est-ce qu'il croit vraiment m'impressionner comme ça ? C'est le cas : la partie qu'il a décidé de nettoyer est déjà belle.
- Je suis mécanicien, dans la salle des machines 156. Je voulais pas qu'on me mette en arrêt. J'saurais pas quoi faire de mes journées sinon.
Je manque de lui dire qu'il va crever s'il continue comme ça mais je me tais. À la place, Ben commence un beau discours sur l'intérêt de se reposer. Sa voix est profonde, rassurante.
Et puis l'alarme retentit.
Je ne l'avais jamais entendue pour de vrai, seulement pendant les entraînements. Et là, je comprends ce que Pavlov voulait dire. Le conditionnement.
Je suis tétanisée, j'ai l'impression de revivre l'Éclatement, j'entends ma soeur qui crie, j'entends la vaisselle qui se brise, ma pince chirurgicale tombe sur le plateau avec fracas. Ben me secoue et je vois gros nounours qui me fixe avec l'air inquiet du bon père de famille. Je me reprends et lève les yeux vers le plafond. Ça ne vient pas du bloc, les voyants sont éteints. Ça ne vient pas du bâtiment médical. Ça vient d'ailleurs.
José.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top