Chapitre 1
Ce jour là, le monde a explosé.
Comme ma vie.
Un petit bout du globe s'est détaché, il est parti flotter dans l'univers.
Et moi aussi.
Le grand type blond en face de moi, c'est José. Je l'ai rencontré ici, sur Betelgeuse. Il y a un avantage avec José, c'est qu'il ne me connaît pas, enfin pas d'avant, il ne sait pas quel genre de fille j'étais avant de devenir ce torchon fade et triste. Il ne m'a jamais connue ni heureuse, ni jolie. Du coup il n'attend rien de moi. Et moi je n'attends rien de lui. J'imagine que ça marche pour nous comme pour les chiens errants. Nous possédons cet instinct grégaire qui nous pousse à chercher un compagnon, alors on n'a plus à lécher ses plaies tout seul, on fouille les poubelles à deux et puis la nuit fait moins peur. Parfois.
On mange un Burger de chez Cheeto's en regardant l'écran plat qui diffuse en boucle les consignes de la base stellaire comme un incessant codex qui nous sert de ligne directrice. Les grands ont du concevoir ça en se disant que ça nous aiderait à éviter l'aliénation de l'enfermement. Je n'en sais rien.
Au début, c'est vrai que la voix féminine me donnait l'impression d'une sécurité rassurante, que les grands savaient ce qu'ils faisaient et que je retrouverai ma famille. Qu'il y avait un plan, une issue, que tout ce bordel n'était que transitoire. Et puis, le temps passe et les illusions avec lui.
La terre avait pété, et personne n'irait réparer le bout manquant.
Ma vie avait pété et aucune colle ne la remettrait en place. Pas même la voix suave qui débite inlassablement les mêmes conneries.
Flotter comme ça dans le néant est doublement pénible, parce que je flotte au dehors, dans l'espace, infini, et en dedans, dans ce vide encore plus glacial que je suis, à l'intérieur. Et la barrière est mince, souvent je me demande à quand la fissure. Et le pire c'est quand je ne sais même plus pourquoi je pleure. On oublie les visages aimés, on oublie le sentiment de plénitude et d'abandon à un bonheur que l'on croit éternel, il ne reste plus que cette douleur que l'on tient en amie parce qu'on n'a plus rien d'autre à tenir. Il ne reste que ce mal, profondément fiché qui n'a plus aucun sens.
Dorénavant, le petit plus ce sont mes cheveux gris. Il paraît qu'après un bon traumatisme ce genre de chose arrive, même nos cheveux ne veulent plus refléter la moindre couleur, alors ils se ternissent de la pointe aux racines. Mais je ne suis pas la seule, il y en a quelques uns comme ça à la base. Je déteste les croiser, dans les couloirs ou le réfectoire. Ils ont une façon de se regarder, de me regarder, comme un salut, une reconnaissance entre gens oméga, entre faibles, ceux qui n'ont pas tenu le coup mais qui doivent continuer à vivre. Je sais que je vais mal et que je suis au fond. Mais pas comme eux. Alors je détourne toujours les yeux. José m'appelle Grisouille. Ça aussi je déteste. Mais moins.
- Au fait ce cours d'anatomie ?
Chose amusante, quand tout est parti en vrille, j'avais dix-huit ans, donc aucune capacité à réaliser quoique ce soit. Je n'avais pas de métier avant l'Eclatement. Alors on nous a fait des tests censés déterminer nos aptitudes. On m'a classée aspirante médecin. Je n'aime pas la médecine, je pense même n'avoir aucune qualité requise pour devenir compétente, mais je n'ai pas eu le choix. Tout le monde doit servir à quelque chose et ce quelque chose nous est imposé. Ce qui n'est pas plus mal dans le fond, parce que si on m'avait laissé le choix, je n'aurais pas su quoi en faire. Et puis, c'est toujours plus plaisant de pouvoir en vouloir à quelqu'un d'autre qu'à soi. Ça me permet d'orienter toute cette colère que je porte, ça la justifie presque.
Je mords dans mon Burger et mes dents rencontrent un cornichon, c'est ce que je préfère dans les hamburgers.
Je ne réponds pas à José mais je le sens qui jette un coup d'oeil vers moi, je devine le bleu terni qui cherche ma réaction.
Ce qu'il faut savoir, c'est que José n'a rien à envier à ma situation, il essaye juste de cacher qu'il va mal, ce qui est toujours moins pathétique que ma résilience. Il sourit mais ses yeux ne pétillent jamais, je vois bien que ses iris sont fissurés eux aussi, qu'ils devaient avoir une couleur de ciel avant, mais que les épreuves les ont décolorés pour qu'ils ne soient plus qu'un pâle reflet de José. Son nez en trompette aurait pu avoir quelque chose d'enfantin mais ses pommettes creusées le trahissent parce qu'elles auraient du être beaucoup plus remplies. José est plus grand que moi d'une tête environ, il est large d'épaule et sa physionomie laisse deviner un ancien sportif. Mais il se tient toujours voûté et il est clair qu'aujourd'hui, il ne possède plus aucune capacité physique.
José c'est un rire sans bruit.
Je cherche mes parents et ma soeur. Lui cherche sa mère. Il me pousse du genou.
- Alors ce cours ?
Je souffle en reposant mon repas.
- T'es lourd.
Je lèche mes doigts, je n'ai plus faim.
- Je vais me coucher.
Je me lève sans demander mon reste et jette la fin du hamburger à la poubelle qui l'avale et le broie. Quelle ironie.
Tout dans le fonctionnement de la base ressemble à une mascarade. Elle broie chaque chose que l'on pourrait laisser derrière nous, de ce stupide emballage gras à notre vie passée.
J'entends la chaise de José racler sur le sol, il se lève pour me suivre.
- Grisouille attends ! Je te raccompagne au moins à ta cellule.
Je sais que je ne devrais pas le repousser. Il essaye de bien faire. Mais j'ai envie de fondre en larmes au milieu du snack qui ressemble à une reproduction parfaite des jolis petits restaurants américains vintage, avec ses canapés roses, son sol en damier, la serveuse en patins à roulette, et même Elvis qui hurle depuis le JukeBox. C'est dingue l'argent qu'ils ont pu mettre dans ce faux monde. Je veux rentrer chez moi et retourner en arrière. Je serre les poings et essaye de ne pas me comporter comme une gamine.
Parce que c'est à ça que je ressemble.
Je tourne les talons et m'enfuis dans les couloirs vitrés nimbés d'étoiles et du bleu profond de l'espace. Je sais que le décor est magnifique, avec ses traînées de galaxies et ses nuées de corps célestes. Mais cet endroit est une prison.
Putain d'univers à la con.
🔲
Ce matin je dois me rendre au service des mutilés, j'adore ça.
C'est une blague.
Cet endroit sent la mort et le désespoir.
J'ouvre les yeux et les referme aussi sec en me retournant dans mes couvertures.
Ma cellule est minuscule, le lit est une espèce de capsule à ras du sol, j'imagine que de l'autre côté du mur, la capsule de ma voisine est surélevée, elles s'engoncent l'une dans l'autre pour gagner de la place.
Au début, ça me dérangeait de savoir qu'une inconnue dormait à quelques centimètres au-dessus de ma tête.
Maintenant je m'en fiche.
Ma cellule est nue de toute décoration, il n'y a rien qui traine sur la tablette du lavabo, la planche qui sert d'étagère aussi est vide. Qu'est-ce que j'aurais pu y mettre ?
Une serviette souvenir de chez Cheeto's ?
Je réfléchis.
Une photo.
Comme si j'avais eu le temps d'emporter quoique ce soit ce jour là.
Mes paupières closes sont le pire des rideaux quand mon cerveau ne cède pas directement à la fatigue ou que je ne suis pas occupée par cette stupide médecine ou les conneries de José.
Je suis projetée en bas de mon lit et la lampe de ma table de chevet se brise à deux centimètres de ma tête.
J'ai le coeur qui bat la chamade, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il se passe.
Les murs de la maison tremblent et le sol a l'air de glisser.
Et quand je parle du sol, ce n'est pas le parquet.
C'est la terre qui bouge.
Mon cerveau décide de se remettre à fonctionner, et j'entends les grincements, les éclats d'objets qui se brisent, je vois l'imposante armoire de ma chambre qui tangue. Je suis plongée dans l'obscurité totale alors je me relève comme je peux et me jette dans le couloir.
- Sophie !
Ma soeur est dans la chambre juste à côté, elle ne me répond pas.
Je panique.
Encore plus qu'il y a trente secondes.
- Sophie !
Je me jette contre la porte qui ne s'ouvre pas. Et merde. C'est coincé. Je sens les larmes me monter aux yeux, j'ai peur, je ne comprends rien, la terre continue de trembler, ma maison continue à voler en éclats et cette foutue porte refuse de céder.
- Chloé !
Elle est vivante. Il y a un nouveau tremblement, je l'entends crier, j'entends la vaisselle qui se brise au rez-de-chaussée tandis que je m'acharne contre le chambranle.
- La porte est coincée !
Je crie pour me faire entendre. Je crois qu'elle essaye de me répondre mais dans le vacarme je n'entends rien. Les murs commencent à se fissurer. J'aperçois mon père qui hisse ma mère en haut des marches.
- Chloé ! Où est Sophie ?
J'ai envie de pleurer de soulagement de les savoir vivants et cet instant de relâchement laisse la panique reprendre le dessus. Je m'énerve sur la poignée comme une folle en poussant de toutes mes forces contre la porte.
- Elle est coincée !
De nouveau, une secousse, je suis projetée en arrière et mes reins rencontrent la commode dans une douleur fulgurante.
Ma vision se brouille.
Les bruits s'étouffent.
Le noir.
Je me réveille en sursaut. Quelqu'un tire les draps et m'attrape le poignet pour me lever.
- Non mais qu'est ce que...
-Lève-toi, ça fait vingt minutes que tu devrais être en bas au petit-déjeuner.
- José, qu'est ce que tu fous dans ma cellule !
- Je m'occupe de toi vu que t'es pas capable de le faire toute seule. Et combien de fois je t'ai dit de fermer ta porte à clef.
Je le repousse en faisant de grands mouvements de jambe.
- Mais casse-toi !
Il se débat à travers les couvertures pour esquiver mes attaques, ça me fait rire.
Quand j'étais petite, on se battait souvent comme ça avec ma soeur.
Voilà.
C'est exactement ça le problème.
Tout me ramène constamment là-bas.
Je ne peux pas m'empêcher de ternir la moindre chose par le passé. Je laisse retomber mes jambes sur le matelas dur.
- Debout.
José s'assoit au bord du lit.
- Si tu te lèves, que tu manges les trois repas de la journée, que tu vas en cours et le tout sans ronchonner, t'auras une surprise.
- T'es pas ma mère José, alors tire-toi.
Mais il a gagné parce que je ne peux pas m'empêcher de sourire.
- Non, effectivement, t'en as plus.
J'attrape l'oreiller sous ma tête et lui envoie en pleine nuque.
- Toi non plus, alors ferme-la, dis-je en riant. Et maintenant, tire-toi, je m'habille et je te rejoins.
Il lève les mains en signe de cessez-le-feu et s'en va à reculons.
Je le regarde depuis le miroir au-dessus du lavabo. Il a les yeux pétillants, les cheveux ébourriffés, un petit sourire en coin.
Je me demande bien ce qu'il a inventé. Je regarde ma tête à moi, elle fait peur à voir. J'ai des cernes en guise de maquillage et la peau si pâle qu'elle fait écho à mes cheveux. Super. On dirait un fantôme.
Sa surprise a intérêt à être cool.
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