Chapitre 3 (partie V - Humains)
Aussi discret qu'une ombre, aussi inconnu que n'importe quel citoyen, emmitouflé sous son manteau noir qui lui pesait sous cette chaleur, Achard se faufila dans la capitale avec rapidité, sans même s'accorder une pause. Il ne ralentit aucunement son allure, pas même pour observer si on le suivait à la trace.
Il tourna dans une venelle sombre et frappa à une porte. Aussitôt, on vint lui ouvrir. Il découvrit quelque peu son visage. Le vieil homme le laissa entrer. Achard lui posa une bourse pleine de wulfoalds dans la main et pénétra à l'intérieur.
La pièce était foncièrement sombre, éclairée à quelques endroits par de petites bougies aux flammes immuables. Minuscule, la salle ne disposait que d'un lit sur le côté, dans le coin du mur, une cuisinière, un ridicule espace d'eau et deux bancs en plein centre. La seule richesse de la pièce provenait de la bibliothèque remplie de vieux ouvrages contenant le savoir ancien de la Magie, de la plus simple incantation aux sorts interdits de l'Érèbe.
Achard se défit, malgré la fraîcheur glaçante de la pièce, de son manteau et s'installa sur l'un des bancs. Le vieil homme, au visage tiraillé, s'installa en face de lui.
— Combien m'as-tu apporté ? lui demanda-t-il d'une voix affreusement grinçante, comme la musique détestable du gond rouillé d'une porte branlante.
— Dix wulfoalds d'or... C'est bien plus que ne pourrait gagner un paysan en deux ans !
Le vieillard vida la bourse dans sa main et compta les pièces frappées de l'effigie du roi actuel sur une face, et de l'armoirie des Wulfoald sur l'autre. Il en croqua une comme pour vérifier son authenticité, manqua se briser une dent jaune et pourrie, et remit les pièces dans la poche en cuir de mouton.
— Bien. Que veux-tu faire aujourd'hui ?
— J'exige apprendre d'antiques sortilèges, des Mots plus puissants. Ceux que tu m'enseignes sont ridiculement vains. Ça ne m'amuse pas, tout au plus ils m'ennuient. Je veux être puissant, plus que n'importe quel autre homme capable d'utiliser la Magie. On dit que l'art de l'ancien langage ne connaît pas le champ de l'impossible. Je veux être en mesure de faire tout ce que je veux, quand je le désire, et seuls les anciens sorts peuvent m'y aider.
— Les anciens sorts ? Hmmm... Il est des choses qu'il vaut mieux ne pas apprendre, Achard, fils de Wulfoald III dit le Serein.
— Parle-moi de l'Érèbe, requit le prince sans écouter le vieil homme.
Celui-ci toussa.
— En es-tu sûr, prince ? Il est d'autres choses que l'homme ne devrait jamais chercher à connaître. C'est un chemin sans retour. Lorsqu'on entre dans cet univers, on ne peut plus en ressortir.
— Je m'en contrefous, par les Couilles d'Artos ! rugit Achard. Je te paye une fortune pour m'apprendre la Magie, vieillard, pas pour me prodiguer des leçons de morale ! Alors, obéis-moi !
— Comme tu le voudras, prince.
Il se leva et cueillit un gros ouvrage poussiéreux dans sa bibliothèque. Il revint s'asseoir sur son banc avec difficulté.
— Avant que je ne commence, il faut que tu sois sûr de ce que tu veux. Lorsque les premiers mots seront prononcés, tu ne pourras plus revenir en arrière. La voie de l'Érèbe peut brûler ton âme et te transformer en le pire fléau qui soit sur ce monde.
— Parle ! le somma le prince.
— Bien.
Le vieil homme se racla la gorge.
— Comme tu le sais sans doute, l'Érèbe est la variante maléfique, la sœur « Démoniaque » pour ainsi dire, de ce que l'on appelle plus communément la Magie, ou l'art de l'ancien langage. Sa forme prédéfinie comme aujourd'hui n'existait pas. Seuls quelques êtres étaient capables d'user de la puissance de l'ancien langage, parlé par tous lors des premiers temps des dieux. Plusieurs clans, des universités, avaient été formés aux quatre coins du monde et s'essayaient à toucher toutes les possibilités bienveillantes qu'offrait la Magie. Mais un jeune homme, plus téméraire et dangereux que les autres, voulut s'amouracher de l'art interdit, que l'on nommerait plus tard « Magie noire ». Il entreprit des recherches sur les Mots les plus sombres et les plus hostiles de l'ancien langage, fouilla jusque dans les abysses ancestraux de cette antique force divine. On ignorait d'où il venait. On ne connaissait que son nom : Samaël.
Lorsqu'il évoqua son nom, les flammèches des bougies tremblèrent, comme soufflées d'un vent malfaisant emplissant l'atmosphère de la pièce. Achard trembla, comme s'il pouvait sentir toute l'horreur et le mal de cette simple identité.
— Samaël fit de nombreuses expériences, continua l'ancien. Il usa de bien des Mots, poussa les limites encore plus loin. Un jour, il réussit là où nul n'avait osé s'aventurer : il tua un homme à l'aide d'une simple formulation, un simple Mot. Lorsque le crime fut découvert et le coupable reconnu, Samaël fut rejeté de ses pairs et fut contraint de s'exiler dans les plus sombres forêts, bien loin des six continents de notre monde. On raconte que les dieux eux-mêmes descendirent sur la terre des mortels pour le retrouver et le tuer. Mais personne n'y parvint. Samaël resta cloîtré dans sa cachette et continua ses expériences. Il créa nombre de créatures, ramena des humains à la vie, et en fit ses laquais. Puis, il façonna un être dans la noirceur impénétrable. Le premier Démon, que personne n'a jamais vu : Adramalech, Empereur des forces du Mal. Voyant en lui le fils qu'il n'aurait jamais, Samaël lui enseigna tout ce qu'il connaissait sur l'ancien langage et la Magie. Adramalech fut le premier Démon à être capable d'utiliser la Magie, mais il ne voyait d'intérêts qu'en l'Érèbe. Adramalech grandit, tout comme sa force, et lorsqu'il fut bien plus puissant que son père, il le tua pour usurper son pouvoir. On ne retrouva que la carcasse pourrissante de l'antique Mage noir. On dit que cette nuit fut la plus noire de toutes les nuits. On put entendre les âmes des morts hurler de terreur. On ne sut jamais à quoi put bien ressembler le tout premier des Démons, qui par la suite, mais ce n'est là que supposition, mit au monde les autres créatures du Mal connues à ce jour, et que nos très chers Chevaliers-Mages ont exterminés lors de la Daimonomakhía, quatre-vingts ans naguère. Car lors de cette guerre, ce n'est point Adramalech, couramment nommé l'Empereur, qui vint combattre, mais uniquement ses « enfants ».
— Est-il possible pour un autre humain d'acquérir le pouvoir de ce tout premier Démon, et de son père avant lui ?
— Si un humain en a été capable voilà des siècles, alors un autre le pourrait. Mais aucun n'en a jamais eu l'idée, ni n'est assez fou pour s'y aventurer.
— À part vous...
L'ancien se racla la gorge.
— J'y ai plongé mon âme, et j'en ai payé le prix. Mais j'ai été suffisamment sage pour ne pas continuer plus loin. Si tu veux t'y plonger à ton tour, je ne te prêterai que mes ouvrages. Je n'y retournerai plus. Car sache qu'il faut payer un prix. L'Érèbe exige des sacrifices.
— Mon âme ?
— Quelque chose en lequel tu crois, prince Achard.
Celui-ci haussa les sourcils.
— Qu'avez-vous donné, vous ?
Un sourire se dessina sur les lèvres de l'ancien. Il se leva et enleva la tunique noire qui recouvrait son corps. En le découvrant, Achard manqua pousser un cri de terreur.
(suite du chapitre en suivant...)
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