Chapitre 2 (partie V - Humains)
Le prince Achard rentra dans ses appartements royaux d'un pas rapide. Phœbus ne cessait de hanter ses pensées. Parfois, il se demandait pourquoi les dieux l'avaient choisi lui. Pourquoi lui avaient-ils imposé cet amour pour ce garçon, et plus communément son attirance pour les hommes ? Que leur avait-il fait ? Ne pouvait-il pas simplement aimer les femmes comme son père ou son grand-père avant lui ? Quels étaient les desseins des dieux pour lui ?
— Prince Achard, vous rentrez bien tard !
Il tourna la tête vers l'un de ses laquais, les bras chargés de draps et de couvertures propres. Achard l'ignora et le factotum s'en alla sans mot dire, sachant fort bien que le prince ne fut guère loquace avec les valets du Palais.
Achard pénétra dans sa chambre, grande pièce aux murs mordorés, où un grand lit trônait au centre. Elle était illuminée de quelques lanternes, et une bonne odeur d'orange embaumait l'atmosphère, de par les quelques bougies odoriférantes disséminées çà et là.
Phœbus... Le visage du garçon pénétra son esprit, ainsi que son corps, sa voix, son odeur, sa puissance... Achard était particulièrement sensible à toutes ces choses. Également pourvu d'une affinité avec la Magie, il avait tout de suite senti le grand pouvoir de Phœbus. Ce garçon était spécial, à n'en pas douter. Le potentiel de son Chevalier, Chilpéric, déjà puissant, n'était rien à côté de celui de Phœbus.
Achard voulait faire partie de la Garde Continentale, avait exprimé cette incoercible envie à son père. Mais ce dernier avait catégoriquement refusé, prétextant qu'« un roi doit rester au royaume et non aller se battre dans les contrées sauvages et hostiles du monde » – philosophie catégoriquement opposée à celle de son prédécesseur. « Un roi ne doit se battre que lorsque son palais est attaqué et sa famille en danger de mort », lui disait souvent son père, mettant fin à cette conversation futile. Mais jamais personne n'osait s'en prendre directement au roi. Du moins, pas depuis que son père était assis sur le Trône. Ayant toujours eu les bonnes grâces de sa mère, Achard était allé la trouver de nombreuses fois, l'adjurant de parler avec son père, pour qu'enfin il accepte de le laisser aller à la découverte du continent, qu'il devrait plus tard gouverner à son tour, avec la Garde Continentale. Mais là encore, sa mère avait refusé, ne voulant surtout pas mettre la vie de son fils unique en danger. Achard les détestait, car ils lui refusaient d'accomplir ses rêves et ses désirs les plus fous.
Et maintenant que Chilpéric avait été élu Commandant de la Garde Continentale, Phœbus ne serait pratiquement jamais plus au Palais, ce qu'Achard ne pouvait supporter. Ici, le garçon était le seul à lui prodiguer quiétude et bonheur – des moments certes fugaces, mais terriblement précieux. Par ailleurs, il se refusait à entretenir quelconque relation plus qu'amicale avec d'autres jeunes hommes. Ceux-ci, en comparaison de l'écuyer du Chevalier Blanc, n'étaient que d'infimes moucherons détestables. Oui, Phœbus était beau, puissant, envoûtant ; et Achard l'aimait plus que tout ! Comment diable parviendrait-il à se passer de sa présence ? Impossible...
Il savait que Phœbus désirait devenir Chevalier de la Garde Continentale, et étant désormais écuyer du Lord, il était persuadé qu'il le deviendrait. Et plus tard, il en était tout aussi certain, Phœbus intégrerait facilement la Troisième Garde, que composaient les Chevaliers-Mages Ambassadeurs.
Alors je n'ai plus qu'à devenir roi et l'empêcher de partir !
L'idée lui avait effleuré l'esprit, mais son père, bien que malade, n'était guère encore prêt à le laisser régner. De plus, Achard ne savait s'il en avait véritablement envie. Roi, les responsabilités que ce titre imposait l'empêcheraient de s'adonner à ses plaisirs, soit se complaire en secret avec Phœbus. Non, il devrait se marier à une femme qu'il ne pourrait combler et le mariage ne serait jamais consommé. Achard ne le pouvait pas, ne ressentait aucun désir pour les dames. Il deviendrait « Wulfoald IV l'Impuissant ! » Ô dieux cruels !
Il s'allongea sur son lit. Il n'était pas fatigué, ressentait encore les doigts de Phœbus dans ses cheveux, sa langue et son odeur sur son propre corps. Il avait encore envie de s'abandonner pleinement à lui, jusqu'à l'aube. Ils n'avaient jamais pu passer toute une nuit ensemble... Comment auraient-ils pu ?... Cette nouvelle nuit d'amour secrète et interdite l'envoûtait. Il savait que plusieurs personnes de la Cour commençaient à affabuler qu'il préférait les hommes, et non les femmes. Très bientôt, ces paroles arriveraient aux oreilles de son père, et il imaginait déjà parfaitement sa réaction : « Comment, par les dieux, peux-tu me faire ceci ?! Qu'ai-je fait aux Omnipotents pour mériter tel fardeau ? Achard, dis-moi que ce ne sont que des fariboles ?! Tu n'auras d'autres choix que d'épouser une dame de la Cour, mon fils, d'une famille noble, riche et puissante, et tu lui feras de beaux garçons ! À ma mort, tu prendras le pouvoir, et l'aîné de tes héritiers perpétuera la tradition à ta propre mort selon les lois régaliennes ! »
Peut-être que sa mère le comprendrait et l'aiderait. Mais il en doutait. Étant son fils unique, elle ne voulait pour lui qu'une bonne vie bien « morale » : un règne, un royaume, des richesses, du pouvoir, du respect, une femme – peut-être même deux – et une foultitude d'enfants. Mais Achard ne le voulait pas. Lui rêvait d'aventures, de combats... et de Phœbus !... Il avait maintes fois espéré que son père eût baisé des femmes aux quatre coins du royaume, eût des bâtards plus âgés que lui ; mais le roi était d'une fidélité que nul ne lui ignorait, non comme son père, Wulfoald II dit le Conquérant. Nombre d'enfants illégitimes peuplaient les terres d'Ishvard, même à l'Ouest, mais jamais aucun n'avait essayé un jour de s'emparer du trône. Du moins, pas encore. Achard se demandait si l'un d'entre eux s'y tenterait un jour, après la mort de son vieux père.
Ce dernier, ayant découvert sa liaison avec la Magie, lui avait interdit de la pratiquer. Mais Achard n'en avait cure. Il s'entraînait de son côté avec un vieillard, capable de lui enseigner l'usage de la Magie, caché dans les tréfonds de la capitale. Achard passait le plus clair de son temps auprès de lui. Il se montrait toujours prudent, emmitouflé sous un long manteau cachant son visage. Il était telle une ombre à la lumière. Personne ne le reconnaissait, et s'il venait l'idée à l'homme de divulguer ce secret, il serait décapité, puis pendu haut et court par les pieds, et ce, par le prince lui-même !
La Magie était puissante en lui, digne des pouvoirs de son grand-père, Wulfoald II. Ce dernier avait participé à de nombreuses guerres, notamment la légendaire Daimonomakhía, avait endigué nombre de menaces. Non son père, car Wulfoald le Serein n'avait aucun lien avec la Magie. Achard ne comprenait guère non plus pourquoi lui était habité de ces dons. Les dieux cultivaient toujours des desseins étranges, et ceux-ci étaient communément difficiles à appréhender – voire impossibles.
Au début, Achard avait essayé d'oublier sa Magie. Mais ses pouvoirs devenaient de plus en plus puissants, prenaient possession de lui. Ils ne pouvaient les empêcher de croître, comme tout à chacun. Et il avait peur que ces derniers, s'il n'apprenait à les contrôler, fassent de lui leur pantin. Il avait tenté de le faire comprendre à sa mère, à son père, mais ils s'étaient entêté à faire la sourde oreille. Alors Achard avait peur, et il trouvait un certain réconfort auprès de Phœbus qui le comprenait parfaitement. Le garçon avait proposé d'en parler à son Chevalier, mais Achard avait refusé, ne conjecturant guère ce que Chilpéric pouvait bien faire. Alors Phœbus avait obtempéré et n'avait rien dit.
Les récents souvenirs de leur dernière nuit d'amour traversèrent de nouveau son esprit. Phœbus en avait assez de leur relation secrète, et Achard partageait son avis. Lui aussi en souffrait, et chaque fois, il avait peur que Phœbus refuse définitivement de le retrouver. Bientôt, il savait que l'écuyer partirait de nouveau à l'aventure, loin de lui, loin de ses bras, loin de ses baisers, loin de la chaleur de son corps... Achard ne le supportait pas !
Il rêvait d'une chose : emporter Phœbus avec lui, loin de toutes les agitations du royaume et de sa maudite famille souveraine. Ils voleraient un peu d'argent de la Trésorerie avant de s'ostraciser, puis ils vivraient reclus de la société, dans une ferme, avec des animaux et des récoltes. Ils ne seraient certes guère riches, ni puissants, mais au moins seraient-ils heureux. Oh oui ! il aimerait tant que les choses soient si simples. Pourquoi ne pas s'exiler vers un autre continent, quitter les terres d'Ishvard ? ou encore sur une île ? Il y en avait une quantité exponentielle sur les cinq immenses mers qui séparaient les six continents. La route serait certes longue et difficile, mais au moins seraient-ils ensemble, pour toujours !
Puis la vérité lui revint tel un coup de poing en pleine figure. Tout ceci était impossible pour eux, une simple utopie, des fantasmes. Achard n'avait d'autres choix que de devenir roi, de se marier à une dame issue de l'aristocratie proche de la famille royale depuis des générations, et de lui faire des enfants. Peut-être y arriverait-il finalement, avec des herbes ou toute autre potion concoctée par les bienfaitrices – ces dévotes de Maïalèle aux mœurs étranges – ou les mestres ? Et il tomberait subitement amoureux de sa dame et vivrait heureux avec elle ? Impensable ! Or, de toute façon, Phœbus voulait devenir membre de la Garde Continentale, puis de la Garde Ambassadrice, et sa passion pour Achard ne le détournerait sûrement pas de son but. Leur amour était donc voué à l'échec avant même d'essayer d'y remédier. Les pouvoirs de Phœbus étaient trop puissants, certes encore endormis, pour les laisser en léthargie. Tôt ou tard, ils le rappelleraient à l'ordre, et l'écuyer occulterait tous ses sentiments pour le prince d'Ishvard. Peut-être en serait-il de même pour Achard lui-même ?
Une larme coula le long de sa joue, en proie à tous ces doutes et ces peurs immuables. Il finit par s'endormir d'un sommeil agité, des cauchemars peuplant sa nuit.
Il ne vit ni n'entendit sa mère entrer dans sa chambre et le coucher convenablement sous les draps, après l'avoir déshabillé. Elle découvrit ce visage déconfit, l'humidité de ces perles salées sur les joues de son enfant. Elle ne comprenait évidemment pas ce qui lui arrivait – son fils était si introverti ! – et se voyait foncièrement attristée de ne pas pouvoir l'aider. Elle caressa son oreille et embrassa son front avec douceur et amour inconditionnel pour la prunelle de ses yeux.
— Dors, mon douxpetit. Très bientôt, tu verras, les dieux te feront connaître leur volonté àton égard, lui chuchota-t-elle avant de sortir, convaincue de sa promesse.
Fin du chapitre 2
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