Chapitre 2 (partie II - Démons)
Le Démon avait impatiemment attendu toute la soirée que la lune soit enfin au paroxysme de sa hauteur dans le ciel. Il regarda les restes sanguinolents de sa jeune vierge victime. Qu'elle avait été délicieuse ! Il se lécha les lèvres, attrapant les dernières traces de sang avec sa langue fourchue. Il fit par la suite appeler un factotum et lui ordonna de jeter les morceaux encore sanguinolents ailleurs. Son alcôve devrait être parfaite lorsqu'il reviendrait, ou les sentences seraient terribles.
Il sortit de son antre et s'engagea dans le long couloir où avaient été creusées de multiples autres niches pour la multitude d'enfants de l'Empereur, non loin de la tour privée de celui-ci. Apolyon sortit de ce couloir, semblable au boyau obscur d'un géant, et s'élança vers la tour.
La possession serait enfin sienne !
Pour tout Démon qui se respecte, ce don était indispensable. Déjà aguerri de son statut de plus proche serviteur de l'Empereur, Apolyon allait obtenir un rang supérieur. À l'heure actuelle, il était un encore un Bêta, la troisième caste parmi les quatre dans la hiérarchie des Démons, juste au-dessus des Lambdas. Les Bêtas étaient les Démons qui commençaient leur apprentissage de l'Érèbe, source de pouvoir commune à tout enfant du Mal. Avec la maîtrise de la possession, qui était sans nul doute le dernier échelon de pouvoir pour les Bêtas, Apolyon deviendrait hiérarchiquement supérieur, un Alpha, et tous ses confrères de rang et Bêta et Lambda, deviendraient ses laquais. Cette idée titillait intensément son euphorie !
Néanmoins, au-dessus de ce nouveau rang, présidaient encore neuf Démons exceptionnels, vassaux du suzerain Adramalech, dont le seul but était de protéger l'Empereur. Ceux-ci étaient, pour le commun des Démons, des légendes, presque aussi importants que l'Empereur lui-même, insufflaient une terreur bien manifeste, même parmi les pires créatures de la nuit. Apolyon était encore loin de les valoir, autant par sa maîtrise de la Magie dite « noire » que par sa relation avec Adramalech ; cependant, il s'en rapprochait grandement, et savait pertinemment qu'un jour ou l'autre, il deviendrait l'un de ces Démons légendaires – et même plus encore !
Il pénétra dans la salle du trône du Seigneur Noir. Les corps sans vie des deux nourrissons et de la vierge avaient été emportés ailleurs, mais leur sang continuait de joncher le sol. Ces taches cramoisies ne semblaient gêner outre mesure le souverain, ni même Apolyon qui idolâtrait le sang – et l'affirmer relevait encore de l'euphémisme. Mais après tout, tous les Démons étaient hématophages !
Il s'immobilisa devant son Empereur, au bas des marches qui menaient au trône, et s'agenouilla, en signe de dévotion totale.
— Approche, Apolyon, le somma Adramalech.
Le Bêta obéit sur-le-champ et gravit l'escalier noir.
— Bois !
Le souverain lui tendit une coupe grise qu'Apolyon vida d'une traite sans se poser de question. Le goût du sang était exquis, bien meilleur que tous ceux qu'il avait pu siroter naguère – en somme de longues décennies en tant que serviteur des forces du Mal, un rôle qu'il épousait bien volontiers tant il lui était jouissif.
— Qu'est-ce donc, Mon Empereur ?
— Ah, mon Démon, pardonne mon manque de politesse. Je me suis montré égoïste envers toi, et sache que je m'en excuse. Tu es sans nul doute mon plus fidèle serviteur, et tu mérites toute mon attention. Tu bois les dernières gouttes du sang des deux nourrissons. N'est-ce pas délicieux ?
— Aucun mot ne serait à même de décrire ce pur nectar, Seigneur.
Adramalech laissa un rire froid et « Démoniaque » s'échapper de sa maléfique gorge. Il éclusa sa propre coupe qu'il tenait dans sa main droite et la lança pour s'en débarrasser. Aussitôt, un Lambda à l'aspect de scarabée à la carapace dorsale défoncée et aux ailes arrachées apparut, la ramassa et disparut aussi vite, tel un rongeur indésirable.
— Bien, trêve de bavardages. Il est temps pour toi de me prouver ton efficacité. Aujourd'hui, tu vas posséder un humain. Et pour ce faire, je t'offre un premier cadeau.
» Amenez-la !
Sa voix sonna en écho dans l'immense salle. Immédiatement, d'une porte se confondant parfaitement avec l'obscurité de la pièce, on apporta une femme, enchaînée aux chevilles et aux bras. Deux Démons la tiraient violemment, la traînaient sur le sol. Elle voulait hurler, mais le bâillon entravant sa bouche l'en empêchait. L'incoercible terreur se lisait dans ses yeux d'ivoire. Les deux Démons la poussèrent brutalement et l'apportèrent au pied des marches du trône d'onyx.
— Contemple ton cadeau, Apolyon, chanta Adramalech.
Ce qu'il fit aussitôt.
La première chose que le Bêta se dit fut qu'elle était tout simplement magnifique, quand bien même en piteux état, autant par la peur qui la dévorait que la guenille qui la fagotait ou ses cheveux blonds tirant sur le roux en pagaille. Propre, heureuse et vêtue comme une princesse, il ne lui faisait aucun doute qu'elle ferait assurément rougir les plus belles déesses que les mortels vénéraient stupidement. Taille de guêpe et poitrine avantageuse, elle excitait tant le Démon !
— Cette humaine sera celle sur qui tu emploieras tes pouvoirs, continua l'Empereur. Voici l'épreuve qui est tienne. Et si tu y parviens, alors tu seras libre d'en disposer tel que tu le désires, à l'instar de la feue vierge dans ton alcôve. (Apolyon observa le masque sombre substituant le visage d'Adramalech, en étirant une disgracieuse grimace.) Haha ! Je ne suis guère dupe, mon Démon ! Je sais que tu as profité de ma requête pour te procurer l'une de ces douces jouvencelles, dans ton intérêt personnel. Tu es différent à bien des égards des autres Démons. Mais ceci n'est en rien un blâme : j'affectionne tout particulièrement ton pragmatisme ! Tu es le plus « Démoniaque » de mes fils, de moindre mesure que mes Neuf Boucliers, cela va sans dire ; néanmoins tu restes mon préféré parmi les milliers d'autres !
Le Bêta ne manqua guère sourire à l'éloge de son Empereur. Se promit-il alors, à cet instant, de ne jamais plus rien lui dissimuler.
— Commençons ! La possession, comme tu le sais sans doute, est le dernier pouvoir que tout Bêta qui aspire à devenir un Alpha se doit de maîtriser parfaitement. Cet exercice se révèle bien difficile pour le commun des Bêtas qui s'y tentent, mais je sens en toi, Apolyon, une force qui dépasse ton propre entendement, si bien que je puis affirmer que tu n'auras aucun mal à envoûter cette humaine. Mais pour accomplir tel prodige, il te faut faire preuve de dextérité, et attentivement écouter mes indications. Es-tu prêt ? (Apolyon hocha la tête.) Dans un premier temps, tu la posséderas par le biais de ton regard. Puis, lorsque cette compétence n'aura plus aucun secret pour toi, nous nous attèlerons à la maîtriser à l'aide de ton esprit.
» Relevez-la, Démons !
Les deux Lambdas obéirent conjointement et la prirent chacun à une épaule pour la maintenir debout. Transie d'effroi, la mortelle à moitié nue était incapable de tenter une quelconque révolte. L'Empereur prit une profonde inspiration et ordonna d'une voix ferme, gangrénée par l'Érèbe :
— Fixe l'humaine !
Apolyon s'y engagea et plongea son regard dans les yeux de la femme. Celle-ci se détourna dans un premier temps, mais les Lambdas, sans qu'un ordre n'eût besoin d'être prononcé, paralysèrent son visage et le maintinrent bien droit face à Apolyon. La mortelle fit tout ce qu'elle put pour échapper à cette pénétration visuelle, jusqu'à ce que :
— Laisse tes pouvoirs noirs, hérités du plus grand Mage de tous les temps, s'insinuer en elle. Sens cette pénétration, comme si ta propre verge prenait possession de son corps... Ta volonté fera toujours loi sur la sienne.
Apolyon laissa son imagination faire le reste, et sentit la pénétration de ses pouvoirs en elle aussi bien que s'il la violait sauvagement ici et maintenant. La jouvencelle ne put riposter davantage, et son regard embrassa passionnément celui du Démon.
— Parfait ! Elle est tienne. Tu es son maître. Tes sens sont ses sens, mais ceux-ci peuvent tout aussi bien se muer, selon ta propre volonté. Tu peux lui insuffler moult souffrances, comme autant la faire jouir de mille plaisirs. Possède-la...
Les pouvoirs du Démon s'enfoncèrent plus profondément encore en elle. Ils parcoururent son sang, chaque parcelle de son corps... puis vint briller, dans les abysses de son esprit, cette forme spectrale, éthérée, immaculée.
— L'âme, la chimère de chaque être humain. Elle ne peut plus avoir de secrets pour toi... Tu la vois, telle qu'elle est réellement. Connais tout ce qu'elle fut, tout ce qu'elle fit. Fouille sa mémoire...
Un flux de pensées frénétique défila devant les yeux du Démon, puis ralentit jusqu'à devenir parfaitement lisible. La mortelle était une fille de fermiers, qui le soir vendait son corps après le travail journalier. Dans la maison close où elle pratiqua cette profession, ce fut une catin très prisée par les clients les plus fidèles de cette maison du sexe. Cependant, lassée de ces règles qu'elle considérait foncièrement stupides, elle quitta ce refuge de courtisanes, et continua son activité dans son propre appartement. Apolyon sentit sa jouissance lorsque les hommes la pénétraient, au début... puis il perçut son profond dégoût pour la gent masculine. Enfin, il la contempla telle qu'elle était réellement. Elle baisait les hommes avec une terrifiante routine singulière, ne ressentant plus aucun plaisir. Elle en découvrit alors d'autres... Ainsi, lorsque l'homme transpirant, aussi beau qu'un porc, la baisait au point d'en devenir aveugle, la respiration rapide, ayant perdu toute notion du temps et de l'espace, plongé dans un présent bestial, à deux doigts de jouir, elle saisissait un couteau caché sous ses coussins et frappait l'« amant » du soir à de multiples reprises, jusqu'à ce que son sang imbibât entièrement ses draps et recouvrât chaque parcelle de son corps. La catin meurtrière avait fait de nombreuses victimes, et la prostitution, activité pourtant fructueuse dans toutes les contrées voisines, avait connu une grande déflation dans la région. Cette putain devint même une légende populaire : la Catin au Couteau.
Apolyon sentit une bouffée de contentement emplir ses poumons « Démoniaques ». Avant même d'en bénéficier pour lui seul, il l'aima d'un amour suprême, dangereux, une sorte de coup de foudre comme il ne l'eut jamais ressenti auparavant.
Son Empereur savait-il que cette femme allait lui plaire autant ?
— Bien, que ta volonté soit sienne ! Ordonne-lui de se mordre les lèvres... jusqu'au sang !
Les deux Lambdas enlevèrent le bâillon, et l'humaine ne hurla pas, entièrement sous le contrôle d'Apolyon, qui l'assujettissait au silence. Toujours aphone, laissant ses pouvoirs noirs faire le travail, il exigea. La mortelle eut un élan de riposte, mais Apolyon brisa rapidement sa défense, et la catin se mordit à pleines dents les lèvres. Le sang ruissela... mais aucun son ne s'échappa de sa gorge, aucune jérémiade que l'Empereur abhorrait tout particulièrement. Seules les larmes coulèrent abondamment.
— Parfait... Qu'elle s'avance vers toi, lentement.
Il ordonna ; l'humaine obéit. Elle marcha péniblement, doucement, les chaînes crissant sur le sol. Elle s'immobilisa devant Apolyon.
— Bien, à présent, que tout ce qui fait d'elle une humaine ne soit plus !
Apolyon ne se demanda guère comment procéder, comme si, au fond de lui, il l'avait toujours su. L'étincelle blanche allégorisant l'âme et l'esprit de la femme se teinta d'une noirceur « Démoniaque » et disparut complètement. L'humaine eut le regard vide : elle n'était plus rien, ne gardait plus que quelques réminiscences d'une obscurité totale, d'un mal inextinguible. Elle tomba au sol et ne bougea plus.
Le rire rauque et profond de l'Empereur se répercuta.
— Je suis fier de toi, Apolyon ! tonna Adramalech. Tu as réussi. Transforme-la en Démon, fais-en ton laquais, si tel est ton désir. Lorsque cette tâche sera accomplie, nous continuerons ton apprentissage.
— Bien, Mon Seigneur.
Apolyon souleva l'humaine, plus légère qu'une plume, et s'en retourna à son alcôve ; mais l'Empereur l'interpella avant qu'il ne disparût.
— Mon cher Alpha, je vois se dessiner pour toi un grand destin. Tu deviendras une légende parmi les Démons. Ta voie est toute tracée. Continue ainsi, et tu seras mon digne héritier. Va, maintenant, mon fils.
Un étrange bonheur s'immisça en Apolyon. Son fils ? Même dans ses rêves les plus fous, il n'avait espéré autant.
Mon fils. Ses deux mots résonnaient sans cesse en lui.
(suite du chapitre en suivant...)
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