XXXIII - L'Aube d'un Adieu

Trois semaines s'étaient écoulées depuis que les héritiers d'Earnest avaient été accueillis à la Guilde des inventiers.

Les jeunes gens étaient devenus des figures familières pour les habitants du réseau des bas-fonds de Silberleut. Les blessures de Nigel avaient cicatrisé, même s'il employait toujours une canne pour soulager sa cheville encore fragile. Il avait offert d'aider Évariste à l'infirmerie ; ce dernier s'était d'abord montré réticent, en dépit des assurances de mestress Longstride. Il avait cependant dû se rendre à l'évidence : le garçon était aussi compétent que pouvait l'être un acolyte expérimenté.

Même Cornelli avait fini par accepter de se charger de quelques travaux d'aiguille : la couture faisait partie de l'éducation des filles de bonne famille erdanes ; elle estimait sans doute pouvoir la pratiquer sans trop de déshonneur.

Lars avait envoyé quelques messages importants ; Augustus en avait fait de même de son côté. Ils avaient reçu les réponses tant attendues et le recteur avait pu fixer précisément le jour où son projet de longue date allait enfin être présenté, non seulement aux trois jeunes gens, mais à deux invités prestigieux.

Des coups retentirent à la porte de son bureau.

« Entrez ! » lança-t-il, le nez toujours plongé dans les derniers rapports sur l'avancement des travaux.

Le battant pivota, révélant la tignasse rousse et la mince silhouette de Framke. L'adolescente portait entre ses bras un épais cardigan de laine tricoté qu'elle lui tendit solennellement :

« Meister Lars, votre fille m'envoie vous porter ce vêtement ; elle craint que vous preniez froid de si bon matin. »

L'ancien exploreur leva les yeux au ciel : Anna tenait décidément de sa mère ; ses attentions n'en demeuraient pas moins touchantes.

« Merci, Framke. Tout va bien pour toi ? »

La jeune fille, qui se dirigeait déjà vers la porte, se retourna pour lui adresser un sourire un peu forcé :

« Bien sûr, meister Lars ! Passez une bonne journée ! »

En la regardant disparaître, le recteur songea qu'elle était un peu plus grave que d'habitude, préoccupée même. Elle passait toujours l'essentiel de son temps libre avec Loys, qu'elle semblait considérer comme un grand frère, et avec Nigel, pour qui elle éprouvait un béguin évident, mais elle n'était pas aussi joyeuse qu'à son arrivée à la Guilde. Sans doute était-ce dû au fait que les recherches menées pour tenter de retrouver Fridrik n'avaient abouti à aucun résultat.

Il ne pouvait s'empêcher de songer que le départ des deux garçons la blesserait plus encore : il faudrait qu'il trouve le courage de lui annoncer, tôt ou tard.

***

« Meister Lars ! Ils sont arrivés ! »

Rassuré par l'annonce de Juvénal, Lars acheva d'ajuster son « uniforme » des grands jours, celui que son épouse lui avait amoureusement cousu quinze ans plus tôt. Il avait du mal à le boutonner au niveau du ventre, mais son allure était considérablement améliorée. Comme il n'avait pu maîtriser sa tignasse, il l'avait dissimulée sous un béret gansé d'un fin liseré argent.

Il décida qu'il était plus que temps de rejoindre les jeunes gens dans l'église. Anna avait dû faire en sorte qu'ils soient tous les trois présentables ; mais à vrai dire, il ne s'inquiétait pas vraiment. Deux d'entre eux étaient issus de guildes, le troisième de l'armée : ils étaient rompus à une certaine discipline, sans doute bien plus rigoureuse que la leur.

Quand l'ancien exploreur arriva dans la nef, ses trois protégés s'y trouvaient déjà, aussi apprêtés qu'ils pouvaient l'être dans les habits bruns des inventiers. Nigel portait un long manteau à la coupe cintrée et au large col ; avec la canne ouvragée qu'on lui avait prêtée, il ne manquait pas d'allure. Loys, quant à lui, avait revêtu une veste de lainage à double rangée de boutons de bronze. Cornelli était très élégante dans une robe aux manches bouffantes, à la taille fine et à l'ample jupe, rehaussée d'une étole drapée sur ses épaules. Des tresses complexes s'enroulaient autour de sa tête et de discrètes boucles d'argent pendaient à ses oreilles.

« Parfait », déclara Lars avec satisfaction.

Il s'assura que Juvénal les avait bien rattrapés, puis repéra Augustus un peu en retrait :

« Eh bien, allons-y. Je préfère vous prévenir : le chemin est un peu ardu. Est-ce que ça ira, Nigel ? »

Le garçon hocha affirmativement la tête, le regard brillant de curiosité. La petite troupe se mit en route, en direction d'une sortie discrète dans l'un des bas-côtés de l'église : quelques marches descendaient vers une cave voûtée encombrée de caisses. Juvénal alla prendre une lanterne accrochée au mur et l'alluma.

Tout au fond, de la pièce se trouvait une seconde porte, qui donnait accès à un couloir creusé dans l'assise rocheuse de l'île originelle. Cornelli releva ses jupes avec précaution, afin qu'elles ne trempent pas dans les tâches humides sur le sol.

« Sommes-nous obligés de passer par là ? demanda-t-elle sombrement.

— Il y a un autre accès, mais il aurait été sans doute plus compliqué pour vous de l'employer... répondit Lars placidement.

— Je pense surtout que vous tenez à ménager votre surprise, remarqua Nigel avec amusement.

— Peut-être bien... » répondit le vieux mestre avec un léger sourire.

Loys laissa traîner ses doigts sur la surface des murs, examinant, autant que le permettait la lumière pâle de la lanterne, le travail de burin sur la couche de pierre.

« Ce n'est pas la guilde qui a créé ce tunnel...

— Nous l'avons trouvé ainsi. De toute évidence, il était employé à une époque où les choses étaient... disons, différentes. »

Ils atteignirent enfin dans une vaste salle, éclairée par des rampes électriques fixées au plafond : même si elle avait été agrandie et aménagée, il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait à l'origine d'une grotte naturelle. Un chantier de construction occupait la moitié gauche de l'espace : s'y élevait une structure métallique dont partaient de longs rails, descendant en pente douce vers la droite de la caverne. Toute cette partie était noyée par une eau sombre dont le léger clapotis résonnait tout au long de l'immense voûte au-dessus de leur tête.

Perchée sur la structure et entourée d'échafaudages, reposait une forme oblongue, couleur de bronze, dont les plaques rivetées luisaient dans la lumière crue des rampes. Lars se tourna vers les jeunes gens, remarquant non sans satisfaction leur expression de surprise fascinée. Du moins, celle des garçons : Cornelli demeurait maussade, comme si elle peinait à comprendre sa place en cet endroit.

« Qu'est-ce que c'est ? Une sorte de skif ? » demanda Loys d'un ton pressant.

Depuis la découverte de ses dons d'ingénier, le Calicien avait développé un intérêt touchant pour tout ce qui relevait du domaine mécanique. Nigel tourna les yeux en direction des vastes portes de fer bruni qui fermaient le côté inondé de la pièce :

« Si c'est un skif, il est plutôt destiné à flotter qu'à voler, non ? »

Le vieux mestre éclata de rire à la remarque pertinente du jeune Saxe. Cornelli resserra son étole autour d'elle, fronçant les sourcils :

« Quel est l'intérêt d'aller dans cette pièce froide et humide ?

— Comme je vous l'ai dit, nous avons un rendez-vous... Avec des hôtes de marque. »

Il fit signe aux jeunes gens de le suivre vers l'arrière du chantier, où un renfoncement de la caverne abritait un espace meublé de quelques bancs de bois et une table basse. Deux hommes s'y trouvaient déjà, conversant à voix basse, le dos tourné vers le petit groupe.

Lars s'éclaircit la voix, avant de prononcer respectueusement :

« Manheren ? »

Les visiteurs se retournèrent...

Cornelli laissa échapper un léger cri, portant la main à sa bouche, sous le regard surpris de ses deux cousins. Lars la poussa doucement en avant...

***

Cornelli se sentait incapable de prononcer la moindre parole.

Elle ne pouvait que regarder, immobile, la personne qui se dressait devant elle. Ses yeux pâles et calculateurs, ses favoris blancs, ses traits fleuris, ses vêtements opulents... Elle fut tentée de se pincer pour vérifier qu'il ne s'agissait pas d'une illusion.

« Votre... votre excellence ? » balbutia-t-elle.

Le préfet de Silberleut la salua d'un sourire débonnaire :

« Ma chère enfant. Il est heureux de constater que vous allez bien. Et que vous avez retrouvé vos cousins. »

La jeune fille ressentait une incompréhension totale. Elle recula légèrement, manquant de percuter Nigel qui posa sa main libre sur son épaule.

« Mais... comment ? »

Le préfet échangea un regard avec mestre Lars, puis déclara d'un ton jovial :

« Il ne vous a jamais traversé l'esprit, mon enfant, que l'Empire n'était pas forcément en accord avec les décisions du Conseil ou les exigences de la Guilde des pilotiers ? Voici de nombreuses années que nous connaissons l'existence de la Guilde des inventiers. Bien sûr, seule une part minime de l'administration de l'ilande est concernée... Nous ne pouvons faire confiance à tout le monde non plus.

— Est-ce la raison pour laquelle vous m'aviez demandé de venir en aide... à mon cousin Nigel ? »

L'intéressé poussa une exclamation étouffée en entendant ces paroles, mais le préfet acquiesça sereinement :

« Tout à fait. Et que nous vous avons guidée vers mestre Alon Fairweather... »

Elle baissa la tête, ne sachant que penser : une fois encore, elle réalisait à quel point, depuis sa naissance, chacun d'entre eux avait été surveillé, manipulé... Le chantage dont elle avait fait l'objet n'était donc qu'un leurre : jamais son père n'avait été en passe de perdre sa position. Le message qu'on lui avait confié n'avait comme but que de l'attirer à Silberleut pour qu'elle rencontre ses cousins et prenne possession de l'héritage de leur grand-père. Certes, tout cela visait sans doute à servir les intérêts de l'Empire, voire de tout Handesel. Cependant, elle ne se sentait pas mieux pour autant... Elle avait le sentiment de n'être qu'un outil.

« Ainsi, tout du long, meister Lars, vous étiez sous la protection du préfet ? demanda Nigel d'un ton soucieux.

— Nous devions forcément avoir des soutiens dans la ville, pour bénéficier d'une certaine impunité et d'un ravitaillement régulier.

— Nous savons que nous avons tout à gagner des innovations des inventiers, déclara solennellement le notable. Ainsi que des découvertes de la Guilde des exploreurs. De nouvelles terres qui nous offriront des ressources et de l'espace »

Nigel se tourna vers Lars et Augustus :

« Pensez-vous que c'est ce qu'aurait souhaité notre grand-père ? »

Il y avait un soupçon d'accusation dans sa voix, mais aussi un profond désir de comprendre.

« Nigel, répondit fermement Augustus, je comprends tes doutes. Mais il est évident que seuls, nous ne pouvions rien faire. Nos amis et notre famille ne sont pas les seuls concernés. Ni même la guilde des exploreurs. Mais tout Handesel. Toutes les personnes de bonne volonté doivent collaborer. Si les découvertes d'Earnest et des siens peuvent offrir un nouvel espoir, il serait inconcevable de le perdre. »

La jeune fille acquiesça : elle comprenait ces considérations et approuvait ce discours. Cependant, elle se sentait plus que jamais ballottée de toute part, privée de toute initiative.

« Cornelli ? »

Surprise, elle tourna les yeux vers l'autre homme, qui était resté en retrait, à demi noyé dans les ombres. Grand, élégant, les cheveux d'un blond pâle, il portait un somptueux habit qui tirait plus sur le crème que sur le jaune, sous un manteau safran. Ses prunelles d'un bleu transparent la fixaient d'un regard indéchiffrable. La jeune fille posa ses deux mains sur son cœur battant, contemplant ce beau visage à la fois si étranger et si familier.

« Vater ? »

En deux enjambées, il fut auprès d'elle, pour la contempler des pieds à la tête, manifestement embarrassé par le chapeau qu'il tenait à la main. Avec un petit sourire, le préfet l'en délesta. Un peu emprunté, Alfons Blaubrunnen – ou plutôt, comme elle le savait à présent, Alfons Seastrand – lui saisit les épaules, les serrant affectueusement.

« Cornelli, déclara-t-il, je suis désolé. J'aurais dû te parler de tout cela avant... Mais beaucoup de choses m'ont échappé. Et crois-moi, je comprends ce que tu ressens... »

La jeune fille ne savait que dire : jamais son père ne lui avait autant parlé. Elle se sentait tout à la fois heureuse et perplexe, sans exclure un vague ressentiment ; pourquoi ne s'était-il pas expliqué plus tôt ? Pourquoi s'était-il toujours montré si distant ? Mon'sier Valdor lui avait raconté dans les grandes lignes l'aventure et les drames qui avaient lié les exploreurs. Elle comprenait le secret entourant ses origines, mais n'aurait-il pas pu lui faire confiance ?

Son père laissa retomber ses mains, presque effrayé par son geste. Après avoir été privé de sa mère et séparé de sa sœur jumelle et de son petit frère, sans doute craignait-il de s'attacher et de manifester de l'affection. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il s'était accommodé d'un mariage arrangé et qu'il n'avait jamais tenté de se rapprocher de sa fille. Et soudain, elle sentit monter du plus profond d'elle-même un rejet complet des convenances. Elle passa ses bras autour du cou de son père et plongea brièvement son regard dans le sien avant de poser la tête sur son épaule.

Tout le corps d'Alfons se raidit, avant de se détendre ; puis, avec hésitation, il étreignit à son tour la mince forme de sa fille. Quand enfin, il la relâcha, il y avait quelque chose d'apaisé dans son expression. Il contempla l'assemblée ; son attention s'arrêta sur Nigel et Loys. Il considéra le garçon brun avec une once de sourire :

« Vous êtes Aloysius, le fils de Ren, n'est-ce pas ? Mais je suppose que vous avez les yeux de votre mère. »

Devant la surprise du jeune Calicien, il ajouta :

« Je suis votre oncle paternel, Alfons Seastrand.

— Mon... oncle ? » balbutia Loys, ne sachant visiblement comment réagir.

Alfons lui tendit la main ; le garçon la serra avec hésitation, non sans solennité. Puis son regard se porta sur Nigel, qui était resté un peu en retrait. Ses yeux s'élargirent d'étonnement, tandis qu'il considérait les traits de son visage. Cornelli réalisa alors qu'ils n'étaient pas sans se ressembler ; comment ce détail avait-il pu lui échapper jusqu'à présent ? C'était si clair, à présent qu'ils se trouvaient côte à côte :

« Et vous êtes Nigel, le fils de Sofia », déclara-t-il avec douceur.

Il posa une main sur l'épaule du Saxe aux cheveux blonds et secoua la tête :

« Même si l'on ne m'avait pas parlé de vous, je m'en serais douté. Vous ressemblez tant à mon père... Et vous avez le regard de ma soeur. »

Sa voix se brisa légèrement, tandis qu'il contemplait une nouvelle fois ses deux neveux.

« C'est un honneur pour moi de vous rencontrer. »

Cornelli se rapprocha du petit groupe ; pendant un long moment, le dernier enfant d'Earnest Seastrand et les trois jeunes gens goûtèrent le simple plaisir d'être ensemble, une famille éclatée, morcelée par la mort et le drame, mais qui en ce jour retrouvait le puissant appel d'un sang partagé.

***

Finalement, ce fut le préfet qui interrompit cette scène touchante.

« Pardonnez-moi de vous déranger... mais je crois que notre ami, mestre Lars, a quelques explications à nous donner sur la création majeure des inventiers... »

Il désigna l'engin métallique reposant sur les montants. Lars, qui contemplait avec émotion les retrouvailles familiales des derniers Seastrand, fut brutalement rendu à la réalité. Il s'éclaircit la voix avant de déclarer :

« Mes enfants, je tenais à vous présenter la réalisation la plus ambitieuse de la Guilde des inventiers : le Perceur d'Onde. Je sais qu'il n'a rien de bien impressionnant à voir, mais il manque encore quelques mois de travail pour qu'il soit totalement opérationnel. »

Loys s'approcha avec curiosité de l'engin :

« Ce n'est pas un skif, donc », remarqua-t-il pensivement.

Avec amusement, Lars le regarda faire le tour des échafaudages, le nez en l'air. Le garçon détailla avec attention les vastes hélices à l'arrière de l'appareil, les portes hermétiques, la forme effilée qui rappelait celle d'un poisson.

« Ce n'est pas bateau... ? Parce que si c'est le cas, il est vraiment grand... Et il n'a même pas de vrai pont ! »

À Handesel, les bateaux étaient peu employés, que ce soit dans les filders comme dans les ilandes, ils étaient réservés à un cabotage occasionnel. Si une embarcation s'éloignait trop de la terre, elle courait le risque de se retrouver noyée dans le Nebel.

« Il s'agit effectivement d'une sorte de bateau, expliqua le recteur des inventiers, mais un bateau modifié de telle sorte qu'il puisse en toute facilité passer le Nebel. »

Loys leva le nez un peu plus, comme s'il pouvait se hisser jusqu'à l'étrange esquif par la force de sa volonté :

« Vous voulez dire qu'il est naturellement protégé contre le Nebel ? » s'exclama-t-il, incrédule.

Lars éclata de rire :

« Malheureusement, nous n'avons pas encore découvert cette possibilité ! »

Même si, de toute évidence, certains la maîtrisaient... mais il décida de laisser ce détail enfermé au fin fond du placard de sa conscience.

« ... Disons que comme son nom l'indique, le Perceur d'Onde n'est pas conçu pour naviguer à la surface des eaux. Si l'on prend soin de renouveler son air lors d'escales régulières, il peut voyager des heures submergé sous la surface de la mer.

— Submergé... »

L'étonnement émerveillé dans la voix du jeune Calicien fit sourire Lars : sa nouvelle passion pour la mécanique ne manquait pas de lui rappeler Earnest. Il était amusant de voir comment chacun de ses petits enfants avait hérité un aspect différent de sa personnalité : si Loys était son digne successeur sur ce point, Nigel avait reçu sa prestance et son charisme, et Cornelli son côté plus sombre et introverti... Mais il ne doutait nullement que tous trois partageaient, à parts égales, son entêtement.

« Cela veut dire, remarqua pensivement Nigel, qu'il pourra emporter à son bord des non-sunders ?

— Mais bien sûr ! déclara le préfet avec fierté. Avec l'aide des inventiers, Silberleut pourrait posséder la première ligne de transport subaquatique d'Handesel ! Et nous ne serons plus aussi dépendants de la guilde des pilotiers !

— Pour l'instant, nous n'en sommes qu'au stade expérimental, rectifia Lars. Mais nous avons trouvé la meilleure façon possible de tester la valeur de notre projet. C'est à bord du Perceur d'Onde que vous partirez recueillir votre héritage, mes enfants. Il vous mènera à la Rose des Vents, et plus tard à Loricia, ou vous pourrez prendre possession de l'Arche et de sa clef. Vous pourrez ensuite déterminer ce que vous comptez en faire. »

— Mais... est-ce que cela ne présente pas de danger... ? Avec ces... créatures ? » murmura Cornelli un peu nerveusement

— C'est la raison pour laquelle vous aurez à votre disposition les moyens de vous défendre. Et vous serez accompagné d'un équipage choisi... et parmi eux, Augustus et Juvénal, une quelques autres triés sur le volet. »

Le jeune inventier calicien se redressa fièrement :

« Bien que n'étant pas Sunder, je n'ai pas le moindre doute que tout se passera pour le mieux... Ce satané Nebel n'aura pas ma peau ! »

Lars dissimula un petit rictus ironique en pensant qu'il avait été bien avisé de ne pas l'informer du don particulier de Nigel : s'il savait qu'il allait accompagner l'invocant responsable du tourbillon de Nebel, il n'aurait pas été aussi enthousiaste.

Le jeune Saxe demeurait songeur ; il se tourna vers Alfons :

« Unkel... Si vous me permettez de vous appeler ainsi – n'est-ce pas à vous que devrait revenir cet héritage ? Vous êtes le propre fils d'Earnest Seastrand. Il ne serait pas convenable de vous déposséder de ce qui vous appartient de droit... »

Le père de Cornelli sourit au jeune homme :

« Mon garçon, je suis touché par votre proposition. Mais en toute franchise, je ne me sens ni le courage, ni l'envie, ni le besoin de retourner en ces lieux... »

Sa voix se fit douloureuse :

« La seule chose que je sollicite de vous trois, c'est de ne prendre aucun risque inutile et de nous donner de vos nouvelles. »

Loys croisa les bras, les sourcils froncés :

« Mais une fois que nous aurons été chercher votre boîte... enfin, votre Arche, quelle sera notre nouvelle destination ? »

Augustus esquissa un petit sourire :

« Loys, rappelez-vous de la lettre de votre grand-père... Il parlait des coordonnées d'un endroit particulier. Un endroit où celui qui aurait hérité de ses dons particuliers pourrait trouver de l'aide. N'êtes-vous pas curieux de savoir de quoi il parlait ? »

Nigel tourna vers lui un regard surpris ; puis son visage s'éclaira :

« Vous pensez vraiment que nous pouvons... trouver ce lieu ?

— Bien sûr, jeune homme, déclara le vieux Calicien d'un ton flamboyant. Ne sommes-nous pas des exploreurs ? »

— Savez-vous combien de temps prendront encore les travaux sur le Perceur d'Ondes ?

— Environ trois mois, je pense... »

Le jeune homme hocha la tête :

« Mon'sier Augustus... Meister Lars... Pensez-vous que durant ces trois mois, je parviendrai à contenir mon don ? De même que durant le voyage ? »

Lars comprenait bien que Nigel ne parlait pas de son don de perceveur et encore moins de celui de sunder.

« Je n'ai aucun doute sur ce point, répondit-il gravement. Ce qui s'est passé à Silberleut est survenu parce que tu étais traqué, épuisé. Il n'y a aucune raison pour que cela arrive de nouveau. »

Il espérait que les faits ne le feraient pas mentir : ce n'était pas la seule occasion où Nigel avait laissé parler son don. Il songea aux fines écharpes de Nebel échappant à la conscience d'un enfant enfiévré... Aux longues volutes qui avaient parcouru les ruelles quand le perceveur l'avait sauvé de cette étrange attaque. Mais ce n'était pas parce qu'il en avait peur qu'il envoyait le jeune homme loin de la Guilde ; il craignait surtout la réaction de la communauté, de la ville tout entière, si son rôle dans le désastre des jours précédents devait se savoir.

Et même si la traque du bureau des Affaires tripartites semblait s'être relâchée, il ne pouvait s'empêcher de ressentir, tout comme Augustus, une sourde inquiétude : et si les mystérieux ravisseurs parvenaient à le retrouver au fin fond de l'ilande, s'ils l'arrachaient de nouveau à sa famille, ses amis ? Embarqué dans cette aventure qui le mènerait vers ses origines, il ne serait pas plus en danger que dans les couloirs sinueux des anciennes demeures ensevelies par le temps.

Cependant, il ne fallait pas non plus sous-estimer la menace cachée qui avait emporté les habitants de l'ilande de Landsden ainsi que Syria... Ces créatures sorties du néant qui semblaient insensibles à toute pitié, conduites par une haine inconcevable et incompréhensible. Il commençait à se demander si le Nebel n'était pas en fait une protection contre cet ennemi mystérieux... Et si la pire des malédictions ne faisait pas figure de bénédiction.

« Je ne pense pas que tu aies des raisons de t'inquiéter », déclara-t-il avec une assurance qu'il était loin de ressentir totalement.

Mais après tout, la tranquillité d'esprit de Nigel retiendrait cette formidable capacité au fond de lui-même, bien plus efficacement qu'aucun autre artifice.

« Si c'est le cas, reprit le jeune homme avec un nouvel enthousiasme, pensez-vous possible que Framke nous accompagne, au moins jusqu'à la Rose des Vents ? Elle pourra certainement se rendre utile. Je crains sa réaction quand elle apprendra notre départ... Peut-être que cela la consolera un peu et lui fera oublier pour... Fridrik... »

Lars le regarda avec surprise : il avait mal jugé la réciprocité de l'attachement entre les deux jeunes gens. Il n'était sans doute pas de même nature pour l'un que pour l'autre, mais la requête dénotait une affection sincère. Il frotta ses sourcils broussailleux en soupirant :

« Je ne peux rien te promettre, mais j'y réfléchirai. »

Déjà, le reste de l'assemblée était passé aux adieux ; un peu en retrait, le préfet contemplait la scène avec un regard pétillant qui ne plaisait pas totalement à Lars : mais il fallait occasionnellement accepter de pactiser avec un allié douteux pour éviter l'éradication totale. Sans doute y avait-il à la tête d'Handesel d'autres hommes de raison qui verraient la situation telle qu'elle était : dans un monde mourant, il était préférable de mettre de côté les querelles et travailler ensemble à affronter le lendemain.

Alfons serra longuement sa fille dans ses bras, de sa propre initiative cette fois, et accorda le même traitement à ses deux neveux, avant de consentir à s'éloigner. Il se retourna brièvement puis disparut dans une galerie qui débouchait dans une partie reculée de l'ilande, à l'intérieur d'un entrepôt le long des quais. Le survivant de la fratrie Seastrand allait rejoindre le quotidien de la vie triste, mais calme que son père lui avait offert... Un héritage bien différent de celui qui était échu aux trois jeunes gens.

Lars retira sa casquette, laissant échapper sa chevelure en bataille. Le monde n'appartenait plus à ceux de sa génération : mais à Nigel Deepriver, à Loys Blancherive et à Cornelli Blaubrunen, et à tous ces enfants d'Handesel qui relèveraient la tête et tenteraient de vivre envers et contre tout. Il espérait juste qu'ils sauraient se montrer plus sages que leurs aînés...

***

Les parois de métal se refermaient autour de Koenig comme une prison protectrice.

Les mécanismes qui l'isolaient du Nebel lui permettaient de consacrer le temps du voyage à la rédaction de son rapport sur les événements de Silberleut.

La demeure de l'ilande avait été nettoyée de toutes les traces de leur présence. Si quelques-uns de ses hommes l'accompagnaient à bord du Pérégrin, la plupart s'étaient éparpillés à travers Silberleut, retrouvant leur existence légale en attendant d'être de nouveau sollicités. Il ressentait son incapacité à ramener avec lui le jeune invocant comme un cuisant échec. Il devrait en rendre compte devant qui de droit ; il ne fuirait pas sa responsabilité.

Il aurait voulu pouvoir rapporter l'étude de Willem Montland sur le Nebel, n'était-ce que pour justifier de ses actes : le médicant y entrevoyait la nature exacte de la brume et donnait un début de piste sur la façon d'y résister. Cette clairvoyance lui avait coûté cher. Le géomestre se demanda, peut-être pour la première fois, quelle sorte d'homme avait été Montland. Un médecin... un scientifique... un philanthrope... certes. Était-ce lui qui avait fait du jeune invocant ce garçon futé qui l'avait berné ? Il reposa sa plume sur le petit bureau chargé de ses notes et de ses appareils de travail.

Koenig songea qu'il aurait dû prendre les choses autrement. Aller le trouver, lui expliquer qui il était, le but de sa mission et la raison pour laquelle les moyens permettant à tous de braver le Nebel ne devaient surtout pas être divulgués au plus grand nombre. Aurait-il compris que la brume verte n'était pas une malédiction pour ce monde, bien au contraire ? L'aurait-il seulement accepté ? Rien n'était moins sûr. Il devait bien admettre qu'il était naturel pour les habitants d'Handesel de considérer le Nebel comme un dangereux ennemi.

Et sous le couvert de ce brouillard providentiel, pendant que le véhicule cuirassé le ramenait vers sa contrée d'origine, il comptait sur ses hommes pour continuer à rechercher un garçon aux cheveux blonds et aux traits réguliers, qui sous son apparence angélique dissimulait l'un des plus puissants pouvoirs qu'il lui avait été donné de croiser, même dans sa propre ilande.

Et surtout, qu'ils le retrouveraient...

Il était toujours permis d'espérer.

***

L'ilande de Beren était la seule dans tout Handesel à posséder un statut interimpérial, en tant que siège du conseil aux Affaires tripartites.

 À une époque relativement récente, l'ensemble des bâtiments avait été rasé pour reconstruire un complexe de pierre gris-bleu, de métal et de verre. Contrairement aux autres villes d'Handesel, elle n'avait rien de chaotique : ses rues s'entrecroisaient à angle droit, ses passerelles se lançaient horizontalement au-dessus des avenues, sans serpenter ni changer de niveau, ses tours élégantes s'élevaient aussi haut que possible sans transpercer la couche de Nebel. L'architecture austère accueillait pour seules fantaisies quelques corniches et pilastres qui rompaient la monotonie de la pierre lisse.

Au sommet de l'édifice qui dominait tout Beren, debout devant la large fenêtre vitrée, un homme contemplait le panorama qui s'offrait à lui, sans vraiment le voir. Grand et blond, les tempes à peine givrées par l'âge, il portait fièrement l'uniforme bleu de l'Empire saxe et l'écharpe tricolore du conseil. Au bout d'un moment, il retourna vers son bureau de bronze patiné et consulta machinalement quelques dossiers.

Soudain, des coups frappés à la porte attirèrent son attention.

« Entrez ! » lança-t-il d'une voix énergique.

Le battant s'entrouvrit, livrant passage à un jeune homme très intimidé :

« Haut conseiller Parcifal, le responsable des Affaires locales est arrivé. Il tient à vous parler avant de faire entrer le prisonnier.

— Bien. Faites le monter. »

Il se tourna vers l'autre occupant du bureau, un homme déjà âgé dont les cheveux avaient été coupés ras dans la plus pure tradition militaire. Une longue balafre débutait sur sa tempe droite, évitant l'œil de près, pour se poursuivre sur sa joue et terminer au coin de sa bouche. Son bras droit avait été remplacé par une prothèse mécanique, un montage particulièrement complexe aux rouages apparents. Son uniforme rouge l'identifiait comme un Calicien. Même s'il semblait trop vénérable pour le service actif, les insignes qu'il arborait sur sa manche gauche et sa poitrine laisser supposer une fonction trop particulière pour se courber aux règlements généraux.

« Je ne vois toujours pas pourquoi vous m'avez appelé, gronda l'homme. Surtout pour une raison dont vous n'avez pas daigné l'informer. J'ose espérer qu'elle est valable.

— Vous le saurez bien assez vite », répliqua le haut conseiller d'un ton dégagé.

Le vétéran ne répondit pas, se contentant de fixer Parcifal, l'une des trois personnes les plus puissantes d'Handesel, avec une désapprobation manifeste.

La porte s'ouvrit, livrant passage à un homme en habit jaune, qui affichait une expression confuse et un peu craintive. Le militaire lui glissa un coup d'œil méprisant, tandis qu'il s'approchait à contrecœur du haut conseiller. Les traits élégants de Parcifal se durcirent :

« Manher Harken, je veux entendre votre rapport ; j'espère pour vous que celui que j'ai reçu ne reflète pas la réalité et que vous m'exposerez les faits de façon... plus acceptable. »

L'homme baissa la tête piteusement :

« Mes hommes ont cru bien faire, votre excellence.

Bien faire. »

Les mains de Parcifal s'appuyèrent sur le bureau ; seule la façon dont ses doigts se crispaient sur le métal vert doré témoignait de la colère profonde qu'il dissimulait sous un visage dur, mais calme.

« Ainsi, ils pensaient bien faire en traquant cet enfant comme une bête ? En tirant sur lui au risque de le tuer ? En le poussant dans ses retranchements au point qu'il perde tout contrôle ?

— Ils ne pouvaient pas savoir...

— Certes, je vous l'accorde. Mais vous connaissez, vous, la raison pour laquelle je tiens à ce que tous les possesseurs de doubles dons offensifs me soient ramenés. Vivants... et indemnes. Même si l'homme de la base n'a pas besoin d'être informé, il doit tout au moins être capable de suivre des consignes. Leur manquement est d'autant plus grave que ce garçon s'est révélé précieux... Encore plus précieux... »

Sa voix s'étrangla légèrement tandis que son regard s'absentait dans le lointain. Le militaire haussa un sourcil plus sombre que sa chevelure d'argent.

« Alors, écoutez-moi bien, se reprit-il, je vous donne une dernière chance : retrouvez le cadet Deepriver, par tous les moyens possibles. Faites appel aux réseaux secrets que vous servez officieusement... »

L'homme retint une exclamation de surprise, qui fit sourire Parcifal :

« Oui, je suis au courant. Et ça m'est égal. Retrouvez Deepriver, sain et sauf. S'il s'avère qu'il a été gravement blessé... voire tué, je ne donne pas cher de votre peau ! »

Tremblant, l'homme hocha la tête. Le militaire le regarda s'éloigner avec un sourire ironique :

« Si après cela, il ne comprend pas que vos motivations concernant cette affaire sont personnelles, c'est qu'il sait à peine mettre un pied devant l'autre. La seule chose que je ne comprends pas, ce sont vos raisons profondes. Si je vous connaissais moins, je penserais qu'elles sont sentimentales. Dans aucun de vos actes, le calcul n'est totalement absent...

— Taisez-vous ! »

Le ton sec et le regard brasillant du haut conseiller n'impressionnèrent guère son interlocuteur.

« J'ai également des raisons de souhaiter que ce garçon soit sain et sauf, reprit le vieux militaire. Si nos intérêts concordent sur ce point... pour le moment tout au moins, nous pouvons nous arranger. Je n'ai jamais oublié ce que votre père a fait pour moi. »

Il se tut, laissant le silence envahir le bureau ; seuls leurs regards s'affrontaient, avec tout le poids d'années de désaccord, mais aussi d'une compréhension unique. Du moins, jusqu'à ce qu'à nouveau, des coups retentissent à la porte.

« Entrez », lança Parcifal d'une voix tendue par la contrariété.

Deux hommes, dotés de l'allure attentive et rigide des agents des Affaires tripartites, apparurent dans l'encadrement. Ils en escortaient un troisième, un vieillard au visage indifférent qui portait de simples vêtements de laine grise, usés et rapiécés. Son regard trouble se posa sur Parcifal avec résignation. Mais quand il se tourna vers le militaire, ses yeux se plissèrent d'un air scrutateur avant de s'écarquiller d'étonnement.

« Toi ? Mais tu ne peux pas être en vie... Ça n'est... pas possible... »

Il secoua la tête avec confusion.

« Je suis désolée, je dois me tromper... » balbutia-t-il.

Son interlocuteur esquissa un lent sourire, avant de répondre d'une voix posée :

« Non, tu ne te trompes pas. Bienvenue à Beren, Fridrik. »

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