XXXII - Un Avenir incertain
Les jours qui suivirent furent particulièrement calmes.
Lars s'était de nouveau investi dans le travail des ingéniers et des techniciens de la Guilde ; tous leurs efforts s'étaient reportés, à sa demande, sur l'un des ouvrages qu'ils avaient délaissé ces derniers mois au profit de recherches plus expérimentales ou de projets plus pratiques.
Sous prétexte de se retirer un moment dans sa famille, Alon avait élu domicile chez les inventiers, afin de servir de guide et d'appui à Cornelli. Parmi les trois descendants d'Earnest, la jeune Erdane était celle qui semblait la plus perdue. Il n'oubliait pas non plus que son père, Alfons, était le seul enfant survivant de son ami disparu. Tôt ou tard, il devrait être informé de la situation de la messagière : même s'il avait cru comprendre que c'était un homme froid et distant, il avait la certitude que le fonctionnaire Erdan aimait profondément sa fille unique.
Même s'il traversait quelques moments de déprime et de confusion, Loys s'adaptait très vite à sa nouvelle position d'apprenti ingénier. Lars y voyait l'influence de sa mère, qui avait remarquablement élevé son fils en dépit de la mort de Reinan et de ses moyens limités. Augustus avait promis de trouver une solution pour lui faire parvenir des nouvelles du garçon.
La simplicité et la franchise du jeune Calicien lui avaient rapidement valu la sympathie de tous, en dépit de son côté râleur. Klaus l'avait pris sous son aile ; leurs grommellements respectifs entraînaient bien des sourires dans l'église.
Nigel était resté inconscient trois jours entiers, récupérant lentement de ses épreuves. La petite Framke n'avait quasiment pas quitté son chevet, tenant sa main ou aidant Évariste à s'occuper de lui. Intrigué par cette sollicitude extrême, le vieux recteur avait fini par lui arracher l'histoire de leur rencontre. L'ancien exploreur savait reconnaître un béguin d'adolescente quand il en voyait un. Il ne pouvait en blâmer la petite rousse : si Nigel possédait seulement la moitié du charme et du charisme de son grand-père, elle n'avait pas la moindre chance d'y réchapper.
Le garçon avait finalement ouvert les yeux le jour précédent ; il était encore trop affaibli pour livrer son histoire, mais il avait reçu l'assurance qu'il était en sécurité désormais et que ni le bureau des Affaires tripartites ni ses étranges ravisseurs ne retrouveraient sa trace. Ces derniers inquiétaient Lars, sans doute plus même que les ennemis identifiés qui avaient voulu arrêter le Saxe.
Il demeurait profondément fasciné par la technologie inconnue employée par ces hommes pour résister au Nebel. Malgré toutes leurs théories et toutes leurs tentatives, les inventiers n'avaient jamais réussi à réaliser de système fonctionnel. Faute, probablement, de comprendre la véritable nature du Nebel. Le bruit courait d'ailleurs que tous ceux qui s'étaient lancés dans le projet fou d'en percer le secret avaient subi une fin prématurée, bien souvent violente. Les plus cyniques prétendaient qu'ils avaient perdu la tête en décidant d'en expérimenter eux-mêmes les effets.
Lars ignorait ce dont Nigel se souvenait réellement ; il craignait sa réaction lorsqu'il apprendrait qu'il était responsable du désastre au cœur de Silberleut. Le jeune homme passait l'essentiel de ses journées à somnoler ; il n'était pas encore temps d'avoir une conversation soutenue avec lui, surtout sur un sujet aussi important. Mais la discussion ne pouvait être repoussée indéfiniment.
Le recteur ressentit une bouffée de tristesse : quand on parvenait enfin à écarter les problèmes les plus graves que, d'autres, certes moins sérieux et immédiats, mais non moins épineux, en profitaient pour relever la tête. Dans ces moments-là, il se sentait vieux. Trop vieux pour continuer à exercer de telles responsabilités. Mais il avait aussi le sentiment que s'il prenait de la distance, personne ne pourrait le remplacer. Zweig était bien trop rude et Krauz plus préoccupé par la technique que par les contingences matérielles et politiques. De plus, il était préférable qu'au moins un des trois recteurs ne soit pas un ingénier... Et la plupart des techniciens fuyaient ce genre de responsabilités comme la peste, se réfugiant dans leurs bricolages. Meistrin Glaser et meister Smit faisaient figure de meilleurs candidats, mais il connaissait moins bien leurs qualités et leurs travers.
Il se leva en soupirant, pour aller vaquer à ses diverses occupations : notamment, certains courriers qu'il devait confier à ses relais pour les faire parvenir à une personne particulière. Les souvenirs d'un vieil accord qui se devait d'être honoré... de part et d'autre.
***
« Framke ? Tu es là ? »
La jeune rousse se renfonça un peu dans le réduit où elle s'était réfugiée, dans un dépôt de stockage attenant à l'église. Elle s'en voulait de fuir ainsi celui qui, en quelques jours, était devenu son meilleur ami, mais elle ne savait que trop ce qu'il comptait lui dire. Elle ne se sentait pas prête à y faire face.
« Framke, je sais que tu es par là. Tu seras bien obligée de sortir. Je me demande bien de quoi tu as peur... »
Elle enfouit son visage dans ses genoux repliés, en poussant un long soupir. De quoi avait-elle peur ? D'une multitude de choses, en fait. Pourquoi fallait-il que Loys s'en préoccupe ? Elle n'était pas des leurs. D'accord, il s'entendait mieux avec elle qu'avec sa propre cousine. Mais après tout, qui pouvait s'entendre avec Cornelli ? Elle devait admettre que la jeune fille s'était améliorée depuis son arrivée dans la Guilde. Elle avait gagné en amabilité, mais restait distante avec tout le monde.
Les lourds souliers du garçon brun crissèrent sur le sol ; elle comprit qu'il s'était immobilisé non loin d'elle :
« Je ne comprends pas, Framke. Tu es restée auprès de lui tout le temps qu'il était inconscient et maintenant qu'il est éveillé, tu le fuis ? Je suis persuadé qu'il serait content de te revoir...
— Tu lui as parlé de moi ? » laissa-t-elle échapper avec une stupeur navrée.
Qui ne fit que s'amplifier quand elle réalisa qu'elle venait de trahir sa présence. Loys eut la délicatesse de ne pas se moquer d'elle :
« Un peu, mais je ne suis pas entré dans les détails. Mais c'est quelqu'un de très gentil. Un peu énervant parfois, dans le style... un peu trop parfait, si tu vois ce que je veux dire. Mais je suis sûr que tu l'aimeras beaucoup. »
Il laissa passer un moment de silence avant d'ajouter un peu malicieusement :
« Je suis même certain que tu l'aimes déjà beaucoup... »
Elle sentit son visage devenir brûlant et le dissimula plus profondément encore au creux de ses bras repliés.
« Ne dis pas de bêtises, dit-elle d'une voix étranglée.
— C'est ça ton problème alors ? Tu as le béguin pour lui ? »
Au ton de sa voix, il était clair qu'il se retenait d'éclater de rire.
« Remarque, ça ne m'étonne pas vraiment, poursuivit-il. Il a tout du prince charmant, non ? »
Elle releva brusquement la tête et se tourna vers la direction d'où venait sa voix :
« Pas du tout ! protesta-t-elle, c'est juste que... »
Sa voix mourut... Elle se sentit rougir de plus belle :
« Bien... Tu as raison. Mais si jamais tu le lui dis, je te... »
Sa tentative pour se montrer menaçante tourna court. Elle se releva, prenant soin de ne pas heurter les étagères autour d'elle et les pièces en vrac qu'elles supportaient.
« Ne t'inquiète pas, déclara-t-il solennellement. Je ne dirai rien, tu as ma parole. »
À contrecœur, elle émergea de sa cachette ; le jeune homme se tenait appuyé au chambranle, les bras croisés. Comme bien souvent ces derniers jours, il portait une expression pensive.
« Loys... demanda-t-elle brusquement. Est-ce que tu es heureux ici ? »
Il la regarda avec surprise, avant de répondre d'un ton hésitant :
« Je... Je ne sais pas en fait. Tout le monde est gentil, j'ai de nouveaux amis et même... une famille. Mais je regrette toujours mon ancienne vie. J'avais des amis à la Guilde des pilotiers... Ce n'est pas comme si... ils étaient morts ou quelque chose ça, mais je ne les reverrai sans doute jamais. Je dois leur manquer un peu, mais ils finiront par m'oublier. C'est ce qui se serait passé, de toute façon, une fois notre apprentissage terminé. Au moins, j'ai échappé aux cours et aux corvées. Je crois que ce que je regretterai le plus en fait, ce sont les voyages à travers le Nebel.
Il baissa la tête, les traits crispés par une brève douleur :
« Par contre, je ne sais pas si je pourrai revoir ma mère et Clélie un jour. Mais je ne perds pas espoir. La vie peut nous séparer puis nous réunir au fil du hasard. Mais il faut profiter de la compagnie des gens qu'on aime tant qu'on les a auprès de soi. »
L'adolescente opina gravement, comprenant très bien ce qu'il voulait dire. Loys décroisa les bras et d'un léger mouvement de tête, lui fit signe de le suivre en direction de l'église. Elle devinait très bien où ils allaient, mais le fait qu'il soit là avec elle la rassurait profondément.
« Dans le fond, c'est pire pour Nigel. Il n'a personne pour l'attendre. Personne à qui il va manquer. Sa mère est morte quand il était petit et il ne sait même pas qui était son père. Son tuteur a été assassiné il y a seulement un mois. »
Framke s'arrêta net, surprise :
« As... assassiné ? »
Loys hocha la tête :
« Oui... Il a lui-même été gravement blessé en essayant d'arrêter l'assassin. Je pense qu'il vaut mieux que tu le saches... pour éviter tout impair ! »
Son cœur sensible se serra violemment : alors, cette image détendue et souriante n'était qu'une façade... Elle comprenait mieux pourquoi il avait eu tant de mal à gravir les marches jusqu'à la caserne, ce matin-là. L'adolescente crispa les poings, se sentant particulièrement stupide : Nigel Deepriver n'avait jamais été un prince charmant, un parangon des classes supérieures à qui il prenait la fantaisie de se pencher sur les besoins des plus modestes : c'était juste un garçon aussi malmené par la vie qu'elle l'avait été, qui se protégeait comme il le pouvait de la compassion des autres. Elle voyait mieux à présent pourquoi son attitude avec elle avait été si ouverte. Si chaleureuse.
Mais Framke craignait toujours de ne savoir quoi lui dire. De rester à ses yeux la petite grau qui l'avait guidée à son arrivée à Silberleut. À peine commençait-elle à comprendre ses sentiments à l'égard du Saxe, qu'elle devait faire face au fait qu'ils ne seraient jamais réciproques. Elle était trop jeune, trop peu féminine, trop ignorante pour que Nigel Deepriver la voie autrement que comme une gamine. Mais il serait égoïste et irréaliste de ne pas lui proposer son amitié pour cette seule raison.
Elle sentit une main se poser sur son épaule ; elle se retourna pour rencontrer le sourire de Loys :
« Allons-y », dit-il en lui adressant un clin d'œil.
***
Elle avait vaguement espéré, avec un petit relent de lâcheté, que Nigel serait endormi quand elle entrerait.
Mais le jeune Saxe était bien éveillé ; il était même assis dans son lit, appuyé sur ses oreillers, un peu plus semblable à lui-même dans la chemise blanche qui dissimulait ses bandages. Il offrit un sourire un peu pâle à ses visiteurs, mais ses yeux bleus étaient clairs et lucides. Quand ils s'arrêtèrent sur Framke, ils s'élargirent légèrement :
« C'est donc bien toi ! J'avais peine à croire que tu étais bien ma guide préférée ! »
L'adolescente se sentit de nouveau rougir ; elle s'arrêta net, pressant ses mains l'une contre l'autre, luttant pour ne pas céder à la tentation de contempler ses chaussures :
« Je... J'espère que vous allez mieux, souffla-t-elle, la bouche horriblement sèche.
— Oui, beaucoup mieux depuis ce matin. Je vous remercie. Mestre Évariste m'a dit que vous aviez veillé sur moi durant ces derniers jours. »
Sa voix manquait de son habituelle énergie, mais elle n'avait rien perdu de son timbre chaleureux.
« Je... je ne... vous ai jamais remercié... pour... pour la bourse... » balbutia-t-elle, douloureusement consciente qu'elle devait avoir l'air parfaitement idiote.
— Oh, mais ce n'était rien du tout... »
Framke se mordit la lèvre, mais elle ne put se retenir plus longtemps. Toute sa timidité soudain envolée, elle s'écria en serrant les poings :
« Non, ce n'était pas rien, vous ne pouvez pas dire ça ! Peut-être que c'était peu de choses pour vous, mais vous ne pouvez pas comprendre ce que cela représente ! Si seulement... si seulement d'autres personnes avaient été aussi généreuses, Fridrik ne serait sans doute pas parti, et... »
Elle s'arrête net, la gorge serrée. Elle sentit la main de Loys se poser sur son épaule ; le garçon brun déclara d'une voix apaisante :
« Oh non, Framke... Ne te laisse pas prendre à son jeu. Crois-moi, il le sait parfaitement. Plus que tu ne l'imagines. N'est-ce pas, Nigel ? »
Le Saxe baissa les yeux, se renfonçant un peu dans ses oreillers. Framke se tourna vers son ami avec étonnement :
« Qu'est-ce que tu veux dire, Loys ?
— J'ignorais que tu étais au courant de ce détail, Loys, murmura Nigel pensivement, abandonnant toute prétention de formalisme envers son cousin. Tu le tiens de mestress Longstride, n'est-ce pas ?
— Et de tes propres paroles, même si je doute que tu t'en souviennes, précisa le Calicien. C'est à toi de le dire à Framke, mais seulement si tu le souhaites. »
Nigel hocha la tête avec lassitude :
« Tu en as trop dit ou pas assez... et je n'ai rien à vous cacher. Pas à vous deux. Je sais que vous ne me jugerez pas sur ce détail... Que vous ne me mépriserez pas. Que vous ne me prendrez pas en pitié... »
Même s'il s'agissait d'affirmations, son regard les suppliait de ne surtout pas partir dans cette voie. Framke ressentit un étrange mélange de gêne et de curiosité : Loys lui avait déjà raconté les tragédies que le jeune homme avait subies. Y avait-il autre chose ?
« Je suis né grey, Framke. Jusqu'à l'âge de cinq ans, j'ai vécu dans les bas-fonds de Grinwats. Puis ma mère est morte ; mon tuteur et son épouse m'ont recueilli. Ils m'ont rendu ma citoyenneté et offert une vie aisée. Mais même si c'est loin, j'ai encore le souvenir de cette existence. Et il n'y a pas de fatalité... »
Il esquissa un timide sourire, les regardant tour à tour. Sans doute pensait-il qu'elle cesserait de l'idéaliser, mais il se trompait : si son cœur avait palpité pour sa beauté et sa générosité facile, il battait à présent plus profondément pour son courage et sa dignité. Mais au moins n'avait-elle plus aussi peur de l'approcher. Elle vint s'agenouiller à côté de lui, prenant gentiment sa main valide dans la sienne :
« Merci de me l'avoir dit, manher Deepriver. »
Il laissa échapper un petit rire :
« Non, je ne veux pas que tu sois formelle avec moi, surtout quand tu ne l'es pas avec mon nigaud de cousin.
— Moi, un nigaud ? » protesta Loys en fronçant les sourcils.
Elle se sentait rougir de nouveau, mais cela ne l'empêcha pas de pouffer :
« Merci, alors... Nigel. »
Elle sentit ses doigts se refermer sur les siens, les serrant brièvement :
« Je te dois encore des excuses, Framke.
— Des excuses ? Pour... pourquoi ?
— Tu le sais très bien. »
La jeune rousse haussa les épaules :
« Ce n'est pas grave. Ça m'arrive tout le temps.
— Tu parles de fait qu'on te prenne pour un garçon ? Tu avais l'air pourtant contrarié quand c'était meister Aber... » glissa malicieusement Loys à l'adolescente en se penchant vers son oreille, ce qui lui valut en retour un coup de coude vengeur.
Et pourtant, elle ne se sentait pas vraiment fâchée. Ces gentilles moqueries, ces taquineries lui offraient un sentiment de chaleur : elle n'avait pas grandi avec des frères et sœurs ; elle n'avait pas eu d'amis proches quand elle allait encore à l'école. Cette émotion sereine lui rappelait la complicité partagée jadis avec son père.
S'il appréciait leur présence, Nigel luttait pour garder les yeux ouverts. Il n'était pas assez remis pour supporter autant d'excitation, même légère et bon enfant. Framke échange un regard avec Loys, qui le comprit aussitôt :
« Je crois qu'il est temps que nous te laissions te reposer. Cela fait plaisir de voir que tu vas mieux.
— Moi aussi, je suis heureux de savoir que tout le monde va bien et que nous sommes en sécurité, répondit le garçon blond d'une voix ensommeillée. Et transmets mes amitiés à Cornelli. Si elle souhaite passer, elle est la bienvenue... »
Framke se renfrogna, croisant les bras avec contrariété : elle ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de jalousie à l'encontre de la messagière blonde, même si elle savait que l'intérêt du perceveur pour elle venait uniquement de leur parenté récemment trouvée.
« Je le lui dirai. Je ne la vois pas tellement en ce moment. Elle a... du mal à s'habituer à cet endroit », déclara Loys avec diplomatie.
Framke supposa que Nigel n'avait pas été informé de leurs nouveaux dons et ses conséquences difficiles pour la messagière. Dans son état encore fragile, cela faisait trop pour lui à absorber
« Tu devrais dormir un peu, maintenant, déclara Loys avec un sourire.
— Sans doute... Merci d'être passé... », murmura le perceveur avant de fermer les paupières.
À contrecœur, Framke s'arracha à son chevet et se dirigea vers la sortie de l'infirmerie. Une fois dans le couloir, Loys lui donna une bourrade :
« Tu vois, ce n'était pas si difficile... »
Malgré elle, elle admit qu'il avait raison. C'était un point commun entre les deux cousins : avec eux, la vie cessait d'être ardue et compliquée. Elle espérait bénéficier longtemps de leur présence à ses côtés. En dépit de la disparition de Fridrik, l'avenir lui semblait plus lumineux qu'il ne l'avait jamais été.
***
« Cela ne sert à rien, mestre Alon. »
Le sentiment de défaite que ressentait Cornelli transparaissait dans ses paroles autant que dans sa position. Elle s'était recroquevillée sur elle-même, comme pour se protéger de ce monde dur et froid, qui était devenu si hostile envers elle.
« J'ai beau essayer, à chaque fois que je tente d'employer mes capacités de messagière, mes barrières tombent... »
Ses yeux gris, durs et froids comme de l'acier, se firent accusateurs :
« Pourquoi prétendez-vous m'aider quand vous ne le pouvez pas ? Vous n'avez aucune idée de la façon dont fonctionne ce don. Personne n'en a aucune idée. Soyez franc, mestre Alon... Vous ne pouvez rien faire pour moi ! »
Le vieux mestre poussa un léger soupir et se pencha pour poser sa main douce sur son poignet :
« Je comprends votre désarroi, mon enfant. Je le comprends tout à fait. Je voudrais vous aider plus. Mais rappelez-vous une chose : les talents de messagier ne se limitent pas à emmagasiner des informations dans un endroit clos de votre esprit. Mais aussi à y fixer toutes les informations que vous le souhaitez et y avoir accès quand vous en avez besoin. Quelque chose d'intégralement conscient et contrôlé. Je persiste à penser qu'en vous focalisant sur cet aspect des choses, vous ne pourrez que mieux maîtriser vos nouvelles perceptions. Et également mieux les employer. »
Ce qu'il exprimait avait du sens. Du moins, de son propre point de vue. Mais c'était bien plus aisé à dire qu'à faire. Le messagier ne pouvait imaginer le terrible chaos qui s'emparait d'elle dès que ses barrières lâchaient, ces fragments de pensées qui s'abattaient sur elle comme une grêle violente, la bombardant d'émotions et d'images désordonnées. Du fait de sa condition de sunder, elle n'expérimenterait jamais la folie du Nebel, mais elle était certaine que ça ne devait pas être très différent.
Il lui arrivait également de saisir des idées passagères, sans le vouloir, et ce n'était guère plus aisé : il n'était pas évident de déterminer si ces sentiments et ces visions étaient les siens, le fruit de son inconscient, ou ceux des personnes qui vivaient autour d'elle. Cornelli avait fini par craindre de quitter sa chambre. Elle devait avouer que la présence de maître Alon était plus supportable que les autres : rien n'échappait à son esprit bien gardé.
Machinalement, elle tenta de discipliner les cheveux qui fuyaient obstinément à ses tresses mal faites. Si sa mère avait pu la voir, dans ces vêtements frustes, décoiffée et dépouillée de la moindre once de fierté, elle en aurait probablement fait une attaque.
« Ne vous désespérez pas. Je suis certain que vous y parviendrez, si vous persévérez. Vous devriez vous détendre un peu : pourquoi ne pas passer du temps avec vos cousins ? Ils ont demandé de vos nouvelles. »
Il n'avait pas tout à fait tort : les deux garçons étaient sans doute tout ce qui lui restait à présent. Elle avait été soulagée d'apprendre que le cadet Deepriver se remettrait de ses épreuves. Alors que tous étaient endormis, elle était venue discrètement le contempler dans son sommeil. Elle avait posé sa main sur la sienne, tandis qu'un essaim de questions envahissait son esprit : à quoi avaient pu ressembler Earnest et Syria ? Et Sofia, la sœur jumelle de son père, la mère de ce garçon ? Comment Alfons Blaubrunnen avait-il fait pour conserver ce secret aussi longtemps ?
Cornelli ne pouvait nier qu'elle avait envie de les connaître mieux. Cependant, était-elle prête pour autant à se confronter à leurs pensées parasites ? Et à celles de cette gamine insolente qui traînait dans leurs jambes ?
« Cornelli ? »
Elle releva les yeux vers Alon Fairweather et poussa un soupir :
« Je vais réessayer, mestre Alon. »
***
Les jours passaient, avec leur lot de problèmes quotidiens.
Les inventiers se terraient dans leur quartier général, à l'exception de quelques éclaireurs qui se mêlaient à la population afin de garder un œil sur l'activité du bureau des Affaires tripartites. Les recherches pour capturer Nigel Deepriver persistaient. Si la situation était moins critique à présent que le garçon était à l'abri, elle rendait plus difficile l'approvisionnement de la guilde.
Dès que Nigel avait été suffisamment remis pour suivre une conversation soutenue, Lars l'avait interrogé sur les hommes qui l'avaient enlevé et les circonstances de sa fuite : l'ancien exploreur avait été impressionné par le sang-froid et la présence d'esprit du Saxe, surtout après tant d'épreuves... C'était bien là le digne petit-fils d'Earnest. Il n'était même pas sûr que son ami se serait montré aussi brillant que ce garçon dans de telles circonstances.
Cependant, le mystère de sa capture demeurait entier. Après avoir trouvé l'ouvrage de Willem Montland dans le bureau, Nigel semblait persuadé que ce groupe secret était lié d'une façon ou d'une autre au meurtre de son tuteur. Lars était enclin à penser comme lui. Malheureusement, quand quelques membres de la guilde s'étaient rendus dans le bâtiment qui avait abrité Koenig et ses hommes de main, ils l'avaient découvert totalement déserté. Il n'y restait que quelques meubles disparates et une pile de bouteilles vides.
Ce matin-là, l'ancien exploreur tenait une réunion avec meister Krauz et meister Zweig, ainsi qu'Augustus et Alon. Le robuste recteur au crâne chauve avait pris la parole, débitant ses arguments avec force :
« Ce n'est pas de l'acharnement de ma part. Je suis le premier à reconnaître que c'est un brave garçon, et vif d'esprit qui plus est... Mais cela n'enlève rien au danger potentiel qu'il représente. Sans oublier le don de la petite messagière : penses-tu que les gens ont envie de côtoyer quelqu'un qui se balade comme ça dans leurs pensées ? Si c'est une responsabilité que toi, au nom de ton passé d'exploreur, tu es d'accord pour assumer, c'est ton affaire. Mais la Guilde des exploreurs et celle des inventiers sont deux choses différentes. Ta position, Reiner, ne te donne en aucune façon le droit de décider sur ce point pour notre communauté. »
Lars passa une main sur son visage en soupirant. L'ingénier n'avait pas tout à fait tort, même si son jugement était dur. Mais cela lui brisait le cœur de songer que ces enfants n'étaient pas les bienvenus, surtout après ce qu'ils venaient de vivre.
« Plus longtemps ils resteront, poursuivit Zweig, plus la nécessité d'en informer l'ensemble de la Guilde deviendra pressante. La décision de les garder devra venir d'eux, et non leur être imposée. »
Mais quelle chance avaient ces enfants d'être acceptés à la guilde une fois que leurs dons seraient dévoilés ? Ils ne les contrôlaient même pas pleinement... Et pour l'instant, Nigel ignorait tout de ses capacités d'invocant. Il y avait tout à parier que nulle part où ils iraient, ils seraient les bienvenus.
Mais ça n'aurait pas été le cas à Landawn. Ces jeunes gens chargés du fardeau injuste et embarrassant d'un triple-don auraient été considérés comme un rare trésor... Mais dans un monde où le miracle de l'ilande verte n'existait plus, seul Loys pouvait prétendre à être totalement accepté, même par cette guilde marginale qui avait pourtant recueilli au fil du temps bien des laissés pour compte.
« Je le sais, Zweig, je le sais, murmura-t-il en frottant ses tempes douloureuses. Et je te promets de faire le nécessaire. Mais encore une fois, attends au moins que Nigel soit tout à fait remis. Il a encore besoin de temps pour récupérer...
— Mais tu ne peux repousser plus longtemps la nécessité de l'informer de ses... capacités », intervint gentiment Krauz.
Non, il ne pouvait pas plus longtemps laisser croire à ces enfants qu'ils étaient accueillis et protégés. Alon portait une expression désolée, tandis qu'Augustus conservait un visage dur. Il comprit que l'avenir des héritiers d'Earnest dépendait désormais d'eux... Et qu'il était aussi vague et flou que les profondeurs du Nebel.
***
Au bout d'une semaine, il devint évident que la discussion ne pouvait être remise plus longtemps.
Nigel était encore immobilisé par les blessures de ses jambes, mais il avait repris la plus grande partie de ses forces. Même s'il n'en disait rien, il commençait visiblement à éprouver de l'ennui. Loys et Framke venaient le voir aussi souvent que les tâches qui leur étaient assignées le leur permettaient. Quand ils étaient occupés, il se réfugiait dans les livres qu'Aristide et Anna parvenaient à lui fournir.
Pour ce moment fatidique, Lars choisit une fin de matinée, alors qu'une fois encore, la pluie dégoulinait du ciel jusque dans les bas-fonds de Silberleut. L'eau gouttait le long des poutrelles qui traversaient les espaces ouverts, jouant une mélodie brisée devant les fenêtres de la guilde.
Les personnes conviées s'étaient rassemblées autour du lit de Nigel ; Loys avait tiré sa chaise contre le mur, pour se trouver à côté de son cousin. Cornelli, raide et compassée, s'était assise un peu à l'écart, les mains croisées sur ses genoux, le visage fermé. Avec mille précautions, Marnie avait réussi à échapper à la surveillance dont elle faisait l'objet et s'était installée de l'autre côté du jeune Saxe. Elle avait tenu à examiner le garçon aussi attentivement que possible, avant de confirmer l'avis d'Aristide : il était sur la voie de la guérison et ne garderait de sa mésaventure que quelques cicatrices, à la condition de se montrer prudent.
Alon demeurait à proximité de Cornelli, conservant un œil discret sur la jeune fille. Augustus s'était placé à côté de la porte, surveillant silencieusement les éventuelles allées-venue, afin d'éviter qu'une oreille parasite n'entende une vérité gênante. Lars avait choisi de rester debout, pour donner à cette réunion en petit comité une dignité en accord avec l'importance des révélations à venir. Cet aspect n'avait pas échappé aux trois intéressés, qui fixaient leurs aînés avec divers degrés de curiosité, de perplexité et d'inquiétude.
« Mes enfants, commença Lars non sans hésitation, si nous nous sommes réunis ici, c'est parce que nous tenons à ce que rien ne vous échappe de la situation actuelle... Et surtout de votre propre situation. Peut-être vous étonnez-vous de l'attention que nous vous portons, mais, comme vous le savez, nous faisions jadis partie de la dernière promotion des exploreurs. Et entre nous se sont créés des liens plus forts que le sang... Alon, Marnie, Augustus et moi-même sommes ceux qui sont parvenus à regagner une vie normale... ou presque. Un autre de nos amis, Loric, s'est sacrifié pour nous aider à fuir. Les cinq autres, vos grands-parents Earnest et Syria, ainsi que Jorge, Yeris et Fridrik, ont poursuivi la tâche qui n'aurait jamais dû être achevée. Celle d'explorer l'unnon et de découvrir de nouvelles terres. Ce faisant, ils vous ont laissé un héritage particulièrement lourd... mais aussi très précieux. Mais tout ça... vous le savez déjà, plus ou moins. »
Il marqua un silence avant de poursuivre :
« Cependant, il semblerait que vos grands-parents vous aient laissé un autre héritage, d'une façon que nous ne nous expliquons pas. »
Les jeunes gens le fixèrent avec un mélange variable de curiosité, de perplexité et d'inquiétude. Lars consulta du regard ses compagnons, qui hochèrent la tête en guise d'encouragement.
« Vous possédez chacun d'entre vous deux dons, comme tous ceux qui étaient admis à la guilde des exploreurs. Cependant, connaissant la façon dont les doubles dons étaient considérés par le bureau des Affaires tripartites, nous avons pris les devants... au cas où vous manifesteriez les mêmes capacités que vos aïeux. C'est ainsi qu'Augustus s'est employé à... soudoyer les examinateurs du Cadran pour qu'un seul de vos dons soit révélé, afin de vous protéger d'un sort peu enviable. Bien entendu, ça n'a pas été nécessaire pour Loys : son don secondaire n'était pas officiellement détecté... et ne posait par ailleurs aucun souci. »
Visiblement amusé par les regards stupéfaits des jeunes gens, Augustus esquissa un sourire satisfait.
« Mais cela veut dire... que nous avons toujours été surveillés... ? Depuis notre naissance ? demanda Loys d'une voix étranglée.
— Dans la mesure où votre existence était connue, oui, répondit Augustus. Nous ne pouvions prendre le moindre risque. »
Le garçon se leva de son siège, les poings serrés :
« Mais... Vous nous avez manipulés, sans rien nous en dire ! »
La Calicien, les yeux mi-clos, considéra le garçon avec un fin sourire :
« Tu es aussi contestataire que l'était ton père... Je le retrouve bien en toi.
— Calme-toi, Loys, intervint Nigel d'une voix apaisante, je suis sûr qu'ils avaient de bonnes raisons.
— Personnellement, je n'en vois aucune, rétorqua le garçon brun d'une voix acide.
— À part... sauver votre vie, protéger votre famille ? » remarqua sèchement Cornelli.
Loys tourna vers elle un regard surpris et courroucé.
« Votre cousine n'a pas tort, intervint Marnie. Vos parents et leurs amis étaient recherchés. Et vous savez très bien ce que risque toute personne dotée d'un double don, s'il paraît dangereux et offensif. Alon et moi avons eu la chance d'obtenir très vite la protection de nos guildes d'adoption, et sans doute aurait-ce été le cas pour Cornelli... mais Nigel aurait été d'emblée en danger.
— Il est déjà assez dur de posséder un double don dans ce monde, déclara Lars, mais nous avons pu découvrir ces derniers jours que vous possédiez une particularité encore plus inhabituelle. Un triple don. »
Nigel fronça les sourcils, regardant tour à tour Loys et Cornelli :
« Vous voulez dire... trois dons différents ? »
Loys se rassit en se mordillant la lèvre pensivement, avant d'avouer :
« Oui, Nigel. Tu te souviens des dons dont mestress Longstride nous avait parlé ? Les ingéniers et les lecturiers ? Eh bien... »
Il baissa la tête, sans doute un peu honteux d'avoir dissimulé ce détail à son cousin et ami :
« Juste après notre arrivée ici, avant même que tu sois revenu parmi nous, nous avons découvert que nous pouvions... faire d'autres choses... »
Il hésita avant de poursuivre :
« Il semble que je possède... des dons d'ingénier. Je peux visualiser le fonctionnement interne de n'importe quelle machine. La Guilde a commencé à me former... À m'apprendre à employer cette capacité. »
Les yeux bleus de Nigel brillèrent de curiosité et de ravissement :
« Mais c'est fantastique, Loys ! C'est une véritable chance pour toi, de posséder une capacité aussi utile, en plus d'être un sunder et un répulseur ! »
Le jeune Calicien esquissa un petit sourire penaud, sans doute gêné à l'idée d'être favorisé vis-à-vis de ses cousins.
« Et vous, Cornelli ? s'enquit le garçon blond.
— Je possède manifestement des capacités de... lecturière. Je peux... »
Elle remua sur sa chaise, nerveuse :
« Je peux percevoir... parfois... les pensées des autres... »
Nigel la fixa avec stupeur, avant de demander, attentionné comme à son habitude :
« Je comprends mieux votre préoccupation. Ce n'est pas trop difficile pour vous ? »
Un peu surprise, la jeune fille hésita avant d'expliquer :
« C'est très... complexe à maîtriser, admit-elle. J'aurais préféré que ce don n'existe pas. Mais puisque je le possède, il me faut faire avec. Vous avez de la chance de ne pas avoir eu ce genre de surprise, croyez-moi. »
Le Saxe opina, compatissant. Lars prit une longue inspiration. Les paroles involontairement cruelles de Cornelli n'aideraient pas à annoncer la nouvelle, surtout à un garçon si doux et généreux. Mais il avait pu constater que sous son apparence désinvolte, le fils de Sofia ne manquait ni de caractère, ni de force, ni de ressource. En cela, il surpassait Earnest. Son ami n'avait jamais été aussi hautain et réservé que Cornelli, mais ils n'étaient pas sans point commun avec Cornelli : orgueilleux et peu sensible aux sentiments d'autrui, même si son charisme naturel dissimulait aisément ce travers.
Lars toussa pour attirer leur attention avant de déclarer :
« Il y a une chose que vous ignorez, mes enfants. Votre grand-père Earnest était un sunder, comme nous le sommes tous. Mais son don secondaire n'était pas celui de répulseur... Ni aucun de ceux que nous avons ici abordés. Il possédait un don rare, fascinant et dangereux, qui le distinguait parmi ses camarades et faisait de lui un futur membre du conseil de la guilde. »
Les trois regards, le bleu, le gris et le noir, se posèrent sur lui, attentifs :
« Votre grand-père, déclara-t-il, était un invocant. »
« Il me semble que mestress Longstride avait cité ce don, remarqua Loys, mais elle ne nous avait pas expliqué de quoi il s'agissait... »
— Comme leur don l'indique, les invocants ont la capacité... d'invoquer quelque chose de très particulier. »
Il hésita avant d'ajouter :
« C'est ce qu'il s'est passé au cœur de la ville, avant votre arrivée ici. »
La mâchoire du garçon brun s'affaissa de stupéfaction :
« Vous voulez dire... Que quelqu'un était à l'origine de ce... cataclysme ? Qu'il a pu... invoquer cet énorme tourbillon de Nebel au milieu de Silberleut ? Ça paraît juste... impossible ! »
Lars prit une longue inspiration : la réaction de Loys était, hélas, prévisible, mais elle rendait les choses plus difficiles encore. D'autant plus qu'avec son évidente sagacité, Nigel commençait à se poser les bonnes questions, à voir son air pensif.
« C'est pourtant le cas, Loys, poursuit Lars. Le don d'Earnest... ne s'est pas perdu. Et ce que Cornelli et toi en avez vu en était la manifestation. »
Les mains de Nigel se crispèrent sur sa couverture, tandis que ses yeux semblaient le supplier de le détromper. Le recteur serra les mâchoires, tentant de surmonter la vague de culpabilité qui s'emparait de lui. Il croisa le regard de Marnie : la médicante lui envoya un sourire attristé, avant d'expliquer gentiment :
« Nigel, vous ne devez pas voir ce talent comme une malédiction. Chez les exploreurs, il ouvrait la voie à un statut très particulier, qui aboutissait bien souvent à devenir recteur général de la guilde, et gardien de ses secrets. C'est sans doute ce qui aurait été le destin d'Earnest, si les exploreurs n'avaient pas disparu.
— Malédiction ou pas, murmura tristement Nigel, le visage à demi dissimulé derrière ses cheveux blonds, je suis bien à l'origine d'un tourbillon de Nebel au sein de Silberleut, c'est cela ? Ce qui veut dire... que des gens ont souffert à cause de moi ? »
Marnie se penche pour lui prendre la main, la serrant entre les siennes :
« Même si c'est le cas, ce n'est pas de votre faute... Les responsables sont ceux qui vous ont poursuivi sans relâche, jusqu'à cette dernière extrémité, dont vous n'étiez même pas conscient. »
Lars se tourna vers les deux autres jeunes gens et frémit intérieurement devant leurs visages horrifiés. Loys déglutit comme s'il avait la gorge sèche, mais s'abstint de tout commentaire. D'abord effarée, Cornelli devint pensive ; puis sa physionomie se détendit ; sans doute venait-il d'avoir la réponse à quelque chose qui la tracassait depuis longtemps.
Le garçon blond hocha la tête, peu convaincu. Il se tourna vers Marnie :
« Dites-moi... Est-ce que mon tuteur... connaissait la vérité ?
— Oui, il le savait... Je ne vous le cacherai pas... »
Les yeux de Nigel se plissèrent pensivement :
« Chez l'homme qui m'a enlevé... il y avait une étude écrite par lui, sur la nature du Nebel. C'était pour cela, n'est-ce pas ? »
Marnie acquiesça :
« Il s'y est toujours intéressé, mais votre situation a beaucoup joué.
— Et si c'était la raison pour laquelle ils m'avaient enlevé... ? Parce qu'ils... savaient ? »
Il reporta son attention sur Lars :
« J'ai rapporté quelques documents de cet endroit. Savez-vous ce qu'ils sont devenus ?
— Nous les avons trouvés dans vos vêtements. Nous avons tout gardé, au cas où cela pourrait être utile, y compris les vêtements. Mais pour le moment, nous n'avons trouvé personne qui pouvait lire cette langue étrange... »
Le visage du jeune homme se fit dur et décidé :
« Une chose est certaine, mestre Reiner. Si je possède ce talent et s'il risque de se déclencher indépendamment de ma volonté, je ne veux pas mettre votre guilde en danger. Ni qui que ce soit d'autre... Même si pour cela je dois m'isoler sur un filder perdu ! C'est un risque bien trop grave ! »
Il affronta du regard les anciens exploreurs, plus déterminé qu'aucun d'entre eux ne l'aurait cru possible. Mais ils restèrent perplexes lorsque Cornelli se leva, déclarant solennellement :
« S'il en est ainsi, Nigel, laissez-moi vous accompagner. Je suis sunder. Je ne craindrai rien de vous. Je n'ai plus ma place ici et mon don est presque aussi indésirable que le vôtre. »
Loys était resté silencieux, ses yeux sombres allant de l'un à l'autre, triste et indécis. Puis, se dressant à son tour, il déclara :
« Si vous partez tous les deux, ça ne sera pas sans moi. Je sais que je pourrais me rendre utile ici... Mais je ne veux pas vous laisser partir comme ça ! Vous êtes ma famille ! »
Les quatre anciens exploreurs échangèrent des regards étonnés : ils s'étaient préparés à annoncer la funeste nouvelle aux jeunes gens, mais ils ne s'étaient pas attendus à ce qu'ils prennent ainsi les devants. Décidément, ces enfants étaient pleins de surprises... Lars sentit une bouffée d'orgueil et d'affection s'emparer de lui.
« Malheureusement, je ne peux qu'approuver votre décision. Cependant, nous avons une autre alternative à vous proposer. Nous avions un projet... que nous avons réalisé avec un allié possédant des moyens bien plus importants que ceux que nous aurions pu mobiliser. Il touche presque à son terme. D'ici deux mois environ, il devrait être complété... et Nigel sera assez remis pour y participer.
— Un allié ? répéta Loys
— Un projet ? » ajouta Nigel.
Un large sourire s'épanouit sur le visage de Lars :
« Vous verrez cela ! En temps et en heure ! »
***
Dissimulée à côté de la porte, Framke n'avait pu s'empêcher d'écouter ce qui se disait dans la pièce.
La déclaration, forte et ferme, de Nigel ne lui avait pas échappé : il voulait quitter la guilde ? Ainsi que Loys et Cornelli ? Ils l'abandonneraient comme l'avait fait Fridrik ? Elle sentit son cœur se briser en un million de fragments.
La jeune rousse s'enfuit pour se réfugier dans un coin discret où elle laissa ses larmes couler... Quand elle se ressaisit un peu, elle serra les poings avec résolution : les garçons n'iraient nulle part sans elle.
Elle en fit le serment.
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