XXVIII - Réminicences

Lars n'avait pas voulu laisser Marnie seule. Il savait que la médicante ne se coucherait pas cette nuit-là : avec tous les souvenirs qui la troublaient, elle ne parviendrait jamais à trouver le repos.

Ils étaient restés tous deux dans le petit hôpital de fortune : quand Marnie lui avait reproché de perdre son temps avec elle, il lui avait rétorqué qu'à leur âge, ils n'avaient pas besoin de beaucoup de sommeil.

« Tu n'as jamais été vraiment dupe, n'est-ce pas ? demanda-t-elle en levant le nez des dossiers qu'elle était en train de trier.

— Sur tes sentiments pour Earnest ? »

Elle lui adressa un sourire un peu triste :

« Tu sais être direct quand il le faut... Mais je t'approuve sur ce point.

— Ce que je ne comprends pas, c'est la raison pour laquelle tu n'as jamais tenté ta chance auprès de lui. Vous étiez des amis proches. Ce n'est pas comme s'il n'avait aucun attachement envers toi... »

Elle haussa les épaules :

« Sans doute étais-je trop timide et trop peu assurée pour oser le faire. Je me disais que s'il partageait mes sentiments, il finirait par me l'avouer. Quand je l'ai vu se rapprocher de Syria, j'ai juste abandonné tout espoir. Elle était si séduisante, si sûre d'elle... Jamais je n'aurais pu rivaliser. Et puis... peut-être que je sentais que la vie nous séparerait de toutes les façons. »

Elle secoua lentement la tête :

« Il est bien trop tard pour avoir des regrets. Ou plutôt, pour en avoir sur ce point. Cela ne concerne que moi... et c'est bien peu de choses à côté de ceux que j'éprouve de n'avoir pas pu sauver Sofia... »

Elle marqua une pause dans sa tâche, laissant son regard filer dans le vide.

« Si tu avais vu cette malheureuse petite quand elle a débarqué à Grinwats, murmura la médicante, d'une voix émue. Une si belle enfant, avec ce regard encore plus bleu que celui de son père, mais empli de tant de douleur, de tant d'angoisse... »

***

« Crois-tu que ce soit bien prudent ? » demanda sévèrement Augustus à la médicante.

Marnie adressa au Calicien un sourire rassurant ;

« Tu as bien organisé le transfert des enfants. Je vais juste la réceptionner et l'amener chez ses parents adoptifs.

— Si quelqu'un s'aperçoit que tu n'es plus citoyenne saxe et que tu utilises une fausse identité, c'est tout le dispositif que j'ai mis en place que tu risques de faire sombrer. »

Avec son visage mince et aquilin, l'ancien pilote semblait presque effrayant quand son expression devenait sévère. Elle sentit sa lèvre inférieure trembler légèrement :

« Si tu estimes que c'est trop dangereux, je peux renoncer... »

La physionomie d'Augustus s'adoucit un peu :

« Non, je sais que c'est important pour toi. Je resterai dans les parages pour veiller à ce que tout se passe bien au débarcadère. »

Marnie acquiesça. Accoudée à la rambarde de la passerelle la plus élevée de Grinwats, elle sentait le vent souffler par bourrasques, ébouriffant sa courte chevelure. Devant elle, se dressaient les hauteurs décaties de la capitale saxe, à la fois majestueuses et décadentes. Les architectes de Grinwats, quelques centaines d'années auparavant, avaient montré un goût très particulier pour les coupoles dorées et les flèches effilées, perchées au sommet de tours vertigineuses. La pierre blanche tant appréciée par leur nation avait été noircie par les fumées des usines et les profondeurs de la ville disparaissaient sous son propre brouillard, épais et brunâtre. Dans les hauteurs, l'air était plus pur, plus frais et teinté de l'odeur inimitable du Nebel.

Marnie baissa la tête et lissa machinalement le revers de son manteau bleu, en songeant qu'elle n'avait plus arboré cette couleur depuis l'âge de quatorze ans : elle était passée au vert des exploreurs, puis au turquoise des médicants. C'était une impression à la fois étrange et nostalgique.

Elle glissa la main dans sa poche, en sortant sa montre, le cadeau de ses parents à son départ en apprentissage. Des volutes, comme des tourbillons de brume, en ornaient le couvercle. Ils avaient dû beaucoup dépenser pour lui trouver cet objet. Personne ne pouvait deviner comment les choses tourneraient... Ils avaient été inquiets pour elle, puis soulagés en la voyant intégrer la Guilde des médicants. Son père était mort l'an passé, sa mère vivotait encore à Silverend, leur ilande d'origine.

Les aiguilles l'informaient qu'il était temps de se mettre en route. La plupart des lignes qui menaient à la capitale étaient suffisamment régulières pour pouvoir prévoir leur heure et lieu d'arrivée, sauf incident majeur. Elle lança un regard vers Augustus, qui soupira et posa une main sur son épaule, tandis qu'ils descendaient vers les quais de Grinwats.

Elle devait se fier au Calicien pour la guider vers le bon débarcadère ; depuis la disparition de sa guilde, elle évitait, autant que faire se pouvait, de s'approcher d'une façon ou d'une autre des skifs. Quand elle voyait les grands engins sortir des brumes, le souvenir de ses années d'exploreuse lui revenait douloureusement en mémoire. La réunion dans la tour, les tristes adieux...

Earnest l'avait serrée dans ses bras, comme une amie, une sœur, avant de presser dans sa main un petit objet froid aux bords irréguliers. Bien plus tard, quand il avait disparu dans la nuit, à la suite de Yeris, entraînant tous les autres à l'exception d'Alon, elle avait entrouvert les doigts pour découvrir un médaillon d'argent en forme de nuage stylisé. Depuis, elle le portait jour et nuit autour de son cou.

Il y avait déjà une bonne douzaine de skifs appontés le long de l'immense quai. La moitié d'entre eux étaient des engins de frets, que des dockers étaient en train de décharger. Des caisses contenant des denrées issues des filders s'entassaient, en attendant d'être transportées dans les monorails qui les emportaient aux quatre coins de la vaste métropole, qui ne vivait que de ressources extérieures ou presque. Il existait bien des petits jardins en terrasse dans les hauteurs de la ville, mais toute la subsistance de l'ilande dépendait des pilotiers et de leur flotte... Quel poids pouvaient représenter les exploreurs face à une telle puissance ?

En voyant surgir de la brume le moyen-porteur dont la coque montrait les stigmates de l'âge, elle eut la sensation que le temps s'était figé ; qu'elle se trouvait sur les quais de Landawn, en attente de l'appareil où elle avait été affectée en tant que médicante de bord. Elle le regarda se ranger le long du quai, en se demandant à quoi ressemblait la petite Sofia... ou Fia, comme ses parents l'appelaient quand Syria était encore en vie.

Elle frémit à cette pensée : elle ne pouvait accepter la mort de celle qui avait été son amie puis sa rivale, même si elle n'avait pas été aussi proche d'elle que d'Earnest. Augustus lui serra brièvement l'épaule avant de s'écarter, la laissant seule face au devoir qu'elle s'était imposé. La passerelle fut installée et le sas s'ouvrit, mais les passagers mirent un moment à apparaître : l'immense majorité d'entre eux n'était pas des sunders et voyageait en dormeuse. Les pilotiers devaient les éveiller pour leur faire évacuer le skif.

Les enfants de moins de quatorze ans, qui n'avaient pas été testés par le cadran, effectuaient la traversée sous léger sédatif pour ne pas risquer de reprendre conscience en cours de vol. La fillette serait sans doute encore un peu somnolente quand elle prendrait pied à terre.

Pour tromper sa crainte et son impatience, Marnie observa le flot des arrivants, clignant des yeux dans la lumière du jour après avoir quitté les cellules. Elle avait presque perdu courage quand enfin, au bout d'une éternité, elle vit apparaître une jeune pilotière qui tenait par la main une petite blonde dans une sage robe bleue et un manteau court, ses cheveux dorés tressés en couronne autour de sa tête. Elle ne devait pas avoir plus de sept ans et son expression était tout à la fois endormie et maussade... mais même dans le jour grisâtre, ses prunelles étincelaient. Des yeux d'un azur si intense qu'ils semblaient avoir capturé un morceau de ciel. Les yeux d'Earnest.

La médicante s'avança, brandissant la fiche de prise en charge au nom de Sofia Waterside. Le document était un faux fourni par Augustus ; elle ne put s'empêcher de trembler en regardant la pilotière le vérifier, craignant qu'elle ne découvre une quelconque irrégularité. Mais elle se contenta de la lui rendre en souriant.

« Tout est en ordre, misses. Vous pouvez emmener la petite...

— Merci à vous ! » répondit Marnie avec sincérité, profondément soulagée.

Tandis que la jeune femme s'éloignait, la médicante s'accroupit pour que son visage soit à la hauteur de celui de l'enfant. En dépit de son expression fermée, elle était extrêmement jolie : étrangement, même en cherchant bien, elle ne voyait rien de Syria en elle. C'était une version miniature et féminine de son père, depuis la couleur dorée de ses cheveux, au bleu intense de ses yeux légèrement en amande, en passant par la très légère fossette à son menton. Marnie sourit et repoussa du front de la fillette une mèche qui s'était échappée de sa coiffure.

« Soit la bienvenue à Grinwats, Fia, dit-elle gentiment. Je suppose que c'est la première fois que tu vois une si grande ilande ? »

La fillette fronça les sourcils :

« Je m'en moque. Je ne veux pas rester ici. Je veux retrouver Al... »

Sa voix se brisa... Marnie frémit légèrement, en se rappelant que Sofia avait été séparée de son frère jumeau, Alfons, pour des raisons de sécurité. Le destin avait été cruel avec ces enfants... et les adultes peut-être plus encore.

« Je m'appelle Marnie. Je vais te conduire chez tes parents adoptifs. »

Sofia plissa le nez :

« Ils ne sont pas mes parents. Mommy est morte et Daddy ne veut plus de nous... »

Les yeux azur s'étaient noyés de larmes... La médicante fut prise d'une envie irrépressible de la serrer elle pour la consoler, mais elle craignit que ce geste n'indispose l'enfant.

« Il faut bien que quelqu'un s'occupe de toi. Ce sont des gens très gentils, tu verras ! »

Marnie esquissa un sourire qui se voulait rassurant, mais elle ne put s'empêcher de penser que comme les autres adultes, elle jouait avec la confiance de cette enfant déjà si durement touchée par la vie.

Elle sentit une petite main se glisser dans la sienne ; c'était une sensation étonnamment agréable, qui fit naître en elle une douce chaleur. Ensemble, la femme et la fillette commencèrent à cheminer dans les rues.

***

Lars frotta sa barbe broussailleuse : il ne comprenait que trop bien les sentiments de Marnie, mais cette proximité qu'elle n'avait pu éviter constituait sa première erreur.

Et la médicante le savait parfaitement.

« Les Deepriver étaient des gens très bien, dit-elle avec conviction. Mais ils manquaient peut-être d'un peu de chaleur... Jafrey Deepriver travaillait pour l'administration de Grinwats et Leane, son épouse, participait activement à nombre d'œuvres de charité. Ils appartenaient à la meilleure des sociétés et l'enfant qu'ils accueillaient avait grandi dans un filder presque désert, au milieu des sheppes et des forêts sauvages. Elle n'était pas tant réticente ou rebelle que totalement perdue. Elle se sentait confinée dans cette ville sans horizon... »

Elle esquissa une légère grimace :

« Au bout d'un moment, ses parents adoptifs ne savaient plus quoi faire... Ils ont fini par faire appel à moi, par l'intermédiaire d'Augustus. Ils pensaient que je pouvais faire des miracles, mais ils se trompaient... »

***

Lorsqu'elle avait répondu positivement à la requête de Leane Deepriver, la médicante ignorait ce qu'elle allait découvrir...

La grande femme aux cheveux légèrement grisonnants, au port altier, la reçut avec toute la courtoisie attendue. Son mari, dont le visage carré affichait un mécontentement visible, ne reconnut sa présence que par un léger hochement de tête. Elle fut introduite dans un petit salon aux murs tendus de toile perle frappée d'arabesques bleues, meublée de chaises confortables de même couleur.

Sofia trônait sur l'un des fauteuils, ses jambes encore trop courtes pour toucher le sol. Elle portait une ravissante robe de la nuance de ses prunelles, qui arrivait juste au-dessous de ses genoux gainés de bas clairs. Ses deux bras reposaient sur les accoudoirs ; ses yeux, qui n'exprimaient que de l'indifférence, se perdaient dans le vague.

Marnie s'avança dans la pièce, soudain un peu intimidée : cela faisait deux ans qu'elle n'avait pas revu la fillette. Elle devait avoir neuf ans à présent ; les traits de son visage commençaient à s'affiner et arboraient la promesse d'une grande beauté.

Le regard que l'enfant leva sur elle était étonnement sombre et chargé de reproches. Marnie se retourna vers Leane Deepriver. Elle se mordilla nerveusement la lèvre avant de demander timidement :

« Veuillez m'excuser... Mais je pense qu'il vaut peut-être mieux que je reste seule avec elle... »

Jafrey Deepriver fit mine de protester, mais sa femme le prit pour le bras et l'entraîna au-dehors, en murmurant quelques mots hâtifs. Marnie se retrouva seule avec l'enfant dans le salon où elle se sentait totalement déplacée. Avec un soupir, elle rassembla ses robes et s'assit en face de Sofia :

« Tu souhaitais me rencontrer ? dit-elle avec douceur.

— Non. »

Le visage de l'enfant demeurait dur et fermé.

« C'est eux qui vous ont fait venir, poursuivit-elle, mais je n'ai rien à vous dire. C'est vous qui m'avez laissée chez eux. »

Elle désigna du regard la porte par laquelle venait de disparaître le couple. Marnie sentit son cœur plonger dans sa poitrine : elle avait espéré que l'enfant finirait à s'attacher à ceux qui l'avaient recueillie, mais la situation n'avait apparemment fait que se dégrader au fil du temps.

« Est-ce qu'ils t'ont fait du mal ? demanda-t-elle, soudain prise d'appréhension.

— Non, répondit l'enfant.

— Tu... tu ne les aimes pas ? »

L'enfant haussa les épaules avec éloquences :

« Je ne veux plus être chez eux. Je veux repartir avec vous. »

Elle tourna vers Marnie un regard soudain perdu, suppliant.

« S'il vous plaît... souffla-t-elle doucement. On m'a dit que vous étiez une amie de Daddy et Mommy. Nous irons chercher Al et Ren, et nous vivrons tous ensemble.... »

Marnie se pencha et posa une main légère sur le bras de l'enfant, presque étonnée qu'elle ne cherche pas à se soustraire à son contact.

« Sofia... Je suis vraiment désolée, mais ce n'est pas possible. Sais-tu pourquoi on vous a fait cela ? »

La fillette baissa la tête :

« Pour nous protéger, murmura-t-elle. Mais les monstres qui ont tué Mommy et les autres ne peuvent pas venir par ici... Ça ne sert à rien de nous cacher... Et je préfère encore vivre encore un peu avec eux, même si cela veut dire que les monstres reviendront. »

Le raisonnement de l'enfant était logique, compte tenu le peu de choses qu'elle savait. Mais Marnie se sentit profondément choquée par sa vision des choses :

« Ce n'est pas exactement cela, Sofia », fit elle en baissant les yeux, incapable de rencontrer ce regard si franc et si pur dans sa colère légitime :

« Je vais te dire la vérité, mais à condition que tu me promettes de n'en parler à personne. »

Elle releva le regard et scruta le petit visage déterminé :

« Es-tu capable de tenir parole ? »

Les traits de l'enfant se crispèrent brièvement, de même que ses petites mains pâles sur les accoudoirs du fauteuil :

« Vous allez me dire la vérité ? La vérité vraie ?

— Peut-être pas tout, Sofia. Mais tout ce que je te dirai sera vrai. Est-ce que ça te va ? »

Sofia fronça brièvement les sourcils, avait de répondre gravement :

« Ça ira. »

Marnie hocha la tête et commença son récit.

***

Lars prit une longue inspiration en entendant l'aveu de sa camarade.

Il ne voulait pas la juger : elle avait tenté de faire de son mieux, étant donné les circonstances. Si elle n'avait pas choisi de révéler à Sofia ce qui lui avait valu de perdre tout ce qui lui était le plus cher, les choses auraient encore plus mal tourné.

Dans un premier temps, elle avait accepté les explications de Marnie et compris qu'il en allait non seulement de sa propre sécurité, mais aussi de celle de ses deux frères. Augustus s'était arrangé avec ses multiples et puissantes relations pour qu'à ses quatorze ans, le Cadran soit muet pour elle. Marnie s'était parfois demandé quels dons elle détenait : il était probable qu'elle était au moins Sunder, comme ses parents... Les dons se révélaient bien souvent héréditaires, même s'ils pouvaient apparaître dans une lignée qui n'en avait jamais manifesté.

Il existait une possibilité, non négligeable, que l'un des trois enfants d'Earnest ait hérité de sa capacité la plus terrible. Marnie l'avait toujours gardé à l'esprit. Et compte tenu de ce fait, elle avait probablement agi au mieux.

De toute façon, comment aurait-elle pu prévoir ce qui devait se passer ?

***

Marnie sortait tard de l'hôpital, ce soir-là : deux accidents d'usine et un accouchement difficile avaient occupé l'essentiel de sa journée.

Elle ne s'attendait pas à trouver la jeune femme devant la porte. Durant son enfance, elle avait vu Sofia deux à trois fois par an et recevait régulièrement des lettres où la fille d'Earnest pouvait se confier et exprimer tous ses griefs contre ses parents adoptifs, la société où elle évoluait, l'Empire saxe, Handesel tout entier. Augustus n'approuvait guère cette situation qu'il estimait trop dangereuse, mais il avait fini par avouer qu'il avait joué ce rôle auprès de Ren, qui s'était très vite révélé aussi rebelle que sa sœur. Seul Al, le plus taciturne de la fratrie, n'avait jamais montré le moindre signe d'insoumission.

Au fur et à mesure que Fia grandissait, leurs rencontres s'étaient espacées ; ces lettres s'étaient faites plus rares, plus amères. Puis, deux ans plus tôt, elles avaient totalement cessé. Marnie s'en était attristée, mais y avait vu la preuve que Sofia pouvait enfin vivre en renonçant au passé. Al avait accepté le mariage de raison proposé par ses parents adoptifs, tandis que Ren avait rejeté la vie trop facile qu'on lui avait offerte pour aller travailler dans l'une des usines d'Amarine. Il avait fini par tomber éperdument amoureux d'une ouvrière qu'Augustus avait décrite comme « volontaire et débrouillarde ».

Mais quelques mois plus tôt, la médicante avait reçu la visite inquiète de Léane : elle avait refusé de trop en dire, mais d'après ce qu'elle avait tiré des explications de la notable saxe, leur fille adoptive s'intéressait de trop près à un homme qui ne recueillait ni son approbation ni celle de son époux. Après avoir rejeté de très nombreux partis pourtant tout à fait envisageables, ils avaient commencé à désespérer de la voir se marier un jour... Mais de là à imaginer qu'elle pourrait tomber dans les rets d'un individu dont les intentions semblaient si troubles...

Et à présent, Fia se trouvait devant elle, enveloppée dans un grand manteau bleu nuit, son visage pâle auréolé de mèches décoiffées. Marnie demeura un instant interdite, dévisageant la jeune femme avec stupeur :

« So... Sofia ? »

Elle ne pouvait s'empêcher de noter la fatigue qui creusait ses traits, les cernes profonds sous ses yeux dont même le bleu semblait s'être terni.

« Sofia, murmura-t-elle d'un ton horrifié. Que t'est-il arrivé ? »

Elle s'approcha de la jeune femme, mais cette dernière leva la main pour l'arrêter :

« Marnie... Nous ne pouvons pas rester ici... Avez-vous un endroit où nous pourrons parler en toute intimité ? demanda-t-elle d'une voix légèrement tremblante.

La médicante avait mille questions en tête... Mais ce n'était ni le moment ni le lieu pour les poser. Avec douceur, elle prit sa visiteuse par l'épaule, soulagée de constater que cette fois, elle ne se dérobait pas :

« Ne reste pas là... dit-elle hâtivement. Viens avec quoi à l'intérieur de l'hôpital ! Personne ne te posera de question. »

Sofia hésita un moment, puis finit par se laisser attirer à l'intérieur. L'hôpital était aménagé dans les étages intermédiaires d'une construction de style classique, ornée de pilastres qui avaient jadis été d'une blancheur éclatante, mais se trouvaient à présent rongés par les fumées des usines et encrassés par la suie qui soulignait sinistrement les reliefs architecturaux. Quand les bâtiments alentour étaient devenus plus drus et resserrés, la lumière qui arrivait naturellement à ce niveau s'était faite plus rare... Les habitats les plus favorisés avaient migré vers les hauteurs et l'étage avait été abandonné aux couches populaires.

Un bienfaiteur avait fini par le céder pour le transformer en dispensaire à destination des populations les plus fragiles : ouvriers, artisans, petits commerçants, voire greys – quand ils avaient l'audace d'abandonner les bas-fonds pour monter aussi haut.

Son retour dans le bâtiment, qui n'était occupé que par quelques médicants en robes turquoise et leurs malades, n'attira pas le regard – pas plus que le long manteau et la capuche sous lesquels la jeune femme se dissimulait. Il n'était pas rare que des patients viennent consulter sous le sceau de la clandestinité, pour des conditions délicates ou honteuses – ou du moins perçues comme telles.

Marnie alla s'enfermer avec Sofia dans l'un des petits cabinets aux murs blanchis à la chaux qui étaient mis à disposition du personnel. La jeune femme s'assit avec précaution sur l'une des deux chaises un peu boiteuses avant de repousser sa capuche, révélant sa chevelure d'or, défaite et ternie. De profonds cernes assombrissaient le tour de ses yeux, plus limpides qu'intenses. Les poignets pâles qui dépassaient des larges manches semblaient douloureusement maigres.

Marnie resta silencieuse, les mains posées sur ses genoux, attendant que Sofia parle la première : elle savait, depuis le temps, qu'il ne servait à rien de tenter de tirer quoi que ce soit d'elle contre son gré. Au bout d'un moment, la fille d'Earnest murmura :

« Vous avez vu Leane, n'est-ce pas ? »

Jamais elle n'avait donné à la femme qui l'avait recueillie le nom de « mère » , une réticence tout à la fois compréhensible et douloureuse.

« Elle s'inquiétait pour toi, Sofia, expliqua Marnie avec douceur. Elle tient à toi... et tu le sais. »

La jeune femme baissa la tête, laissant ses mèches éparses frôler ses joues. Elle leva la main pour les écarter :

« Je ne veux pas que vous puissiez penser... que je ne le sais pas. C'est juste que... ce monde n'est pas le mien. Je n'ai jamais pu m'y faire, même après vingt ans. Je... je n'ai jamais eu de réponses. »

Elle releva ses prunelles ternies :

« Je n'ai jamais su ce qui nous avait frappés... Jamais réellement compris pourquoi mon père nous avait éloignés... jusqu'à présent... »

Elle se mordit la lèvre pour l'empêcher de trembler :

« ... mais Leane... bien qu'il me coûte de l'admettre, elle avait raison. Cet homme... celui que j'ai cru aimer, ce n'était pas vraiment moi qui l'intéressais, mais ce que je porte en moi. L'héritage de mon père, cette malédiction... »

Marnie sentit son cœur manquer un battement : que voulait dire Sofia ? Brusquement, sa mémoire la ramena à ce jour, dans la Tour des Cartes, où Earnest avait révélé son terrible secret. Ce don d'invocant, cette faculté de créer du Nebel, d'induire la folie, de porter le chaos...

« Comment as-tu pu savoir ? balbutia-t-elle.

— Cela importe peu, répondit Sofia d'une voix tendue. Tout ce que vous devez savoir, c'est qu'il me cherche à présent. Moi et... »

Elle écarta son manteau, exposant un ventre légèrement gonflé sous sa simple robe de toile bleue. Marnie porta lentement la main à sa bouche :

« Sofia... souffla-t-elle doucement. Il faut que tu retournes chez toi. Tes parents pourront te protéger...

— Non ! »

La jeune femme tremblait légèrement.

« Je ne peux pas retourner chez eux... pas ainsi. Je les ai trop déçus, je ne ferais que porter sur eux le déshonneur... voire pire. Je n'ai pas ma place ici. Alors je vais juste... disparaître... »

Marnie sentit le sang se retirer de son visage. Elle se pencha et saisit impulsivement les mains de Sofia, qu'elle sentit tressaillir sous son contact :

« Tu... tu ne songes quand même pas à... »

Les mots s'étranglèrent dans sa gorge, incapables de franchir ses lèvres tremblantes. Sofia dut comprendre son angoisse, car elle murmura précipitamment :

« Non ! Je n'ai pas l'intention de mettre fin à ma vie, si c'est ce que vous craignez ! Je vais juste... officiellement disparaître. Je veux que vous me promettiez de ne jamais chercher à me retrouver. Je vous en supplie... Je vous promets de faire tout ce que je pourrai pour... pour survivre... »

Sa voix tremblait en dépit de la résolution qui ramenait dans son regard un peu de son éclat habituel. Une nouvelle angoisse s'empara de la médicante. Il n'y avait qu'une façon de disparaître ainsi : se promettre à un destin terrible.

« Tu ne songes quand même pas à devenir...

— À devenir une grey ? »

Elle releva le menton, les mains crispées sur l'étoffe de sa jupe :

« C'est le seul moyen, déclara-t-elle fermement. Je n'ai pas toujours vécu dans le confort... je pense que je parviendrai à m'en sortir, quoi qu'il arrive...

— Cela va être trop dur, Sofia, reviens sur ta décision... supplia Marnie. Comment penses-tu retrouver la force, dans ton état ? Et comment vas-tu accoucher ?

— Je saurais me débrouiller. D'autres personnes vivent dans les bas-fonds. Je pourrai demander leur aide... Je veux juste que vous me promettiez une chose, Marnie : ne tentez pas de me dissuader. »

La médicante ne savait que répondre : sans doute aurait-elle dû crier, hurler, supplier... Mais elle ne s'en sentait pas la force. Elle connaissant la détermination de Sofia, mais aussi la profondeur de ses blessures... Elle ne pouvait croire à cette histoire de déshonneur... Sophia cherchait surtout à fuir. Mais fuir qui ? Le père de son enfant ? Cet homme était-il donc si dangereux que semblait le penser Leane Deepriver ? Que voulait dire Sofia quand elle prétendait que c'était le don d'Earnest qu'il convoitait ? Considérait-il que Sofia... et, pire encore, que son bébé en étaient les héritiers et qu'il pourrait les utiliser à loisir ? Quel genre de monstre pouvait faire une chose pareille ?

« Sofia... »

La jeune femme se levait déjà :

« Je vais devoir partir... Je tenais à vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi... Je ne me suis sans doute pas montrée assez reconnaissante.

— Attends ! »

En désespoir de cause, Marnie saisit sa sacoche et fouilla tout au fond ; elle en tira un portefeuille et le tendit à Sofia :

« Je ne veux en aucun cas que tu penses que je te fais la charité... Et je suppose que tu as déjà pris avec toi tout ce que tu pouvais... mais je tiens à t'offrir un peu d'aide supplémentaire, même si ce n'est pas grand-chose. »

Sofia hésita un moment, les yeux braqués sur le portefeuille ; puis son regard revint sur Marnie :

« Je ne peux pas... » murmura-t-elle.

La médicante lui tendit l'objet d'un geste plus ferme :

« C'est moi que tu offenses si tu ne le fais pas. Et tu me condamneras à penser que je n'ai pas fait autant que je le pouvais ! »

La jeune femme tendit enfin la main pour saisit l'objet, mais elle resta un moment immobile, en le tenant comme si elle ne savait pas quoi en faire. Au bout d'un moment, elle finit par l'enfouir dans une poche intérieure de son manteau. Marnie détacha la fine chaîne qui retenait le médaillon à son cou ; le bijou en forme de nuée ne l'avait jamais quittée depuis le départ de la Rose des Vents. Elle le pressa dans la paume de Sofia :

« Prends cela aussi, souffla-t-elle. En souvenir de moi... »

La jeune femme ne sut que répondre. Elle referma la main sur le bijou, hocha la tête avant de se retourner et de quitter la pièce, pour disparaître vers les profondeurs de la ville. Marnie se laissa tomber sur sa chaise, essuyant machinalement les lames qui s'étaient mises à couler sur ses joues...

***

Marnie pivota vers Lars, les yeux soudain élargis par la réalisation.

« Et si c'était cela ? Tout simplement ? Marnie fuyait... Elle fuyait le père de son enfant. Il savait... pour le don d'Earnest. Et si le père de Nigel était responsable de sa disparition ?

— Son père ? »

Lars frotta pensivement sa barbe : la théorie se tenait tout à fait. Mais d'un autre côté, la coïncidence était un peu grande : il aurait fallu que cet individu – quel qu'il soit – possède assez de pouvoir et de richesse pour engager ces hommes et les lancer sur la trace du garçon, à un moment particulièrement critique... lié à la découverte inopinée de son double don, qui s'était en fait révélé un triple-don.

Et cela n'expliquait d'ailleurs pas l'étrange technologie employée par les ravisseurs, qui permettait à des non-sunders de traverser le Nebel sans en subir les conséquences.

Se pouvait-il que ces individus aient prévu de l'enlever justement parce qu'il était un invocant ? C'était l'un des dons les mieux cachés de tout Handesel : contrairement à celui d'ingénier, jadis officiellement détecté par les Cadrans et que les plus âgés se rappelaient encore, son existence avait été maintenue secrète. Et pour cause : comparé à la possibilité de produire une puissante vague de Nebel, le fait d'être à la fois sunder et perceveur paraissait bien anodin. Si cette capacité était de notoriété publique, il y avait fort à parier que ses possesseurs s'exposaient tout bonnement à une traque et un lynchage en règle...

« Dis-moi... Marnie, qui savait pour Nigel ? »

***

Six années s'étaient écoulées... Six longues années... à ne pas savoir où était Sofia, si elle était même en vie.

La jeune femme quittait rarement ses pensées : avait-elle dû accoucher seule, ou avait-elle trouvé des personnes pour lui venir en aide ? L'enfant avait-il survécu ? Si c'était le cas, il aurait cinq ans à présent... Était-ce une fille ou un garçon ? Ressemblait-il à Sofia... à Earnest ? Que pouvait-il devenir, élevé parmi les greys ?

Elle faisait de son mieux pour écarter de son esprit ces réflexions stériles. À l'infirmerie de la caserne principale de Grinwats, où elle partageait ses fonctions avec une dizaine d'autres médicants, elle trouvait suffisamment d'activité pour oublier, par moment, ces idées lancinantes. Mais dès qu'elle revenait au dispensaire... les souvenirs l'assaillaient cruellement, même si elle se lançait à corps perdu dans la tâche d'aider les citoyens pauvres de Grinwats et, occasionnellement, quelques greys assez braves pour monter jusqu'au petit hôpital.

Elle travaillait à la caserne quand l'un des sous-officiers lui transmit un message urgent : elle devait se rendre au dispensaire dès la fin de son service. Ce qui figurait dans l'enveloppe contenant le pli lui déchira littéralement l'âme.

Un médaillon.

Juste une pièce d'argent ciselé représentant un nuage.

Elle resta figée sur place, le regard fixé sur l'objet, incapable de parler, le cœur battant si violemment qu'il semblait prêt à bondir hors de sa poitrine.

Sofia...

Le mot qui l'accompagnait était rédigé par l'un des volontaires qui travaillaient avec elle, en quelques phrases succinctes lui annonçant que le jour même, avaient été pris en charge une femme et un enfant, des greys, souffrant tous les deux des fièvres qui sévissaient alors dans les bas-fonds de la ville. Leur survie était engagée... La femme avait réussi, en puisant dans ses dernières forces, à se traîner jusqu'à l'hôpital avec entre les bras son enfant inconscient et délirant, avant de s'effondrer. Dans un de ses rares instants de lucidité, elle lui avait confié le bijou en lui demandant de le rendre à mestress Longstride.

Les deux heures qui la séparaient de la fin de son service parurent interminables à Marnie. Minée par l'angoisse, elle ne parvenait pas à se concentrer sur son travail. Ses confrères finirent par la saisir par les épaules et la pousser vers la sortie, une bonne demi-heure avant l'heure dite. C'était un geste purement amical : bien des fois, n'ayant aucune famille proche, elle s'était portée volontaire pour alléger leur tâche. Néanmoins, cet acte lui laissait un vague sentiment de honte et de culpabilité, qui se mêlait à la terreur qu'elle ressentait pour Sofia et son enfant.

Elle se rendit à l'hôpital d'un pas automatique, comme une rame de train aérien suivant son rail. Arrivée sur place, elle fut accueillie par Andres, l'acolyte qui lui avait envoyé le billet : un homme calme et solide, un ancien de la maréchaussée de la ville de Grinwats. Quelqu'un en qui elle pouvait compter, autant pour son assurance et sa profonde compassion que par sa connaissance des lieux les plus sordides de la capitale, acquise au fil de sa carrière.

« Mestress Longstride, la salua-t-il d'un ton inquiet. Je pense que vous venez pour cette femme. Elle disait donc vrai quand elle prétendait vous connaître... »

Marnie hocha tristement la tête , avant de relever les yeux vers le visage carré de son assistant, le scrutant avec appréhension :

« Comment va... Comment vont-ils... ? »

Andres détourna les yeux avec tristesse ; Marnie sentit son cœur se serrer violemment.

« Ne me dites pas...

— Non, ils sont en vie ! précisa précipitamment l'homme. Mais leur état est très sérieux. Ils sont mal nourris, affaiblis... Cela ne joue pas en leur faveur. Il n'est pas certain qu'ils puissent en réchapper... »

Elle sentit son cœur se changer en plomb ; sans plus attendre, elle dépassa Andres, le bousculant presque, et pénétra dans le dispensaire à la recherche des deux malades. Le petit hôpital était bondé en raison des vagues des fièvres infectieuses qui avaient atteint les quartiers les plus pauvres. Partout, ce n'était que plaintes, gémissement, respirations pénibles quand ce n'était les cris et les paroles dénuées de sens des patients en plein délire. Elle serra les poings, se préparant à l'inévitable...

Une infirmière lui indiqua un espace isolé du reste de la pièce par un drap tendu : elle s'immobilisa, écoutant le souffle des deux malades, encore invisibles à ses yeux. La mère et l'enfant n'avaient pas été séparés... et cela lui mit un peu de baume au cœur.

Si peu...

Elle écarta le drap, découvrant une vision à laquelle elle s'attendait sans vouloir cependant y croire. Si elle avait croisé cette femme dans les rues de Grinwats, elle n'aurait pu l'identifier. Les traits restaient reconnaissables : le nez droit et fin, les sourcils gracieusement arqués, le menton délicat mais volontaire, les grands yeux légèrement en amande... mais dans un visage amaigri, vieilli avant l'heure, creusé par la faim, le malheur et la maladie. La fille d'Earnest semblait aussi âgée qu'elle... De longues mèches grises ternissaient sa chevelure dorée.

Réprimant les larmes qui menaçaient de couler, elle tendit la main pour lui caresser le front.

« Sofia... »

Un gémissement attira son attention vers le lit voisin : dans un fouillis de couvertures reposait un enfant, pâle, terriblement maigre... Il ne devait pas avoir plus de cinq ans. Avec ses traits délicats et ses cheveux longs qui, s'ils avaient été propres et coiffés, devaient être du même doré que ceux de sa mère jadis, il était difficile de dire s'il s'agissait d'une fille ou d'un garçon. En tout cas, son état n'était guère plus encourageant que celui de Sofia.

Elle posa brièvement sa main sur le front brûlant de l'enfant : les yeux rougis de fièvre s'ouvrirent légèrement, révélant les pupilles d'un bleu profond, presque phosphorescent ; la maladie et le délire les emplissaient de panique, comme si toute la terreur que devait vivre un petit grey dans les bas-fonds de Grinwats se concentrait dans ce seul regard...

« Non... murmura une voix faible à côté d'elle, Ni... Nigel ! »

Marnie se retourna vers la femme à présent consciente, même si elle ne l'était qu'à peine :

« Sofia ? appela-t-elle en retournant son attention vers la femme. C'est moi, Sofia, c'est Marnie... Nous prendrons bien soin de lui, je te le promets. Et de toi aussi... Et quand vous irez mieux... Quand vous irez mieux... »

Elle ne parvenait pas à formuler la suite... Elle ne savait pas si Sofia accepterait de revenir dans ce monde, avec son fils. Nigel, donc ? Un petit garçon... ?

La main de Sofia se leva, se referma sur son bras :

« Marnie, haleta-t-elle. Nigel... Faites attention à lui... il est... »

Épuisée par ces quelques mots, elle ferma les yeux et replongea dans l'inconscience.

« Sofia ! »

Marnie sentit la terreur lui agripper le ventre, autant en raison de l'état de Sofia, que de ces quelques mots inquiétants, qu'elle ne pouvait décrypter : qu'avait-elle voulu dire ? Qu'est-ce que cet enfant avait de particulier ? Se pouvait-il que...

Les gémissements du garçon se firent plus intenses... Marnie se leva et vérifia rapidement s'il y avait quelqu'un à proximité, mais l'infirmière qui l'avait guidée était partie à l'autre bout de la salle.

Elle s'assit sur le lit de fortune, remontant le drap sur le petit corps tremblant et trempé de sueur. Était-ce son imagination, ou l'éclat bleu de ses prunelles était-il visible même à travers ses paupières, à présent closes ? Le petit visage se crispa, comme un cri de terreur s'arrachait de sa gorge : il était trop jeune et trop faible pour que le son de sa voix porte à travers tout l'espace, mais il vrilla le cœur de la médicante :

« Nigel... ? »

Elle éprouvait un étrange sentiment en prononçant ce nom, celui d'un enfant qui pendant tant d'années n'avait eu ni identité ni visage, mais existait cependant dans ses pensées et son cœur. À ce moment, peu lui importait qu'il ne soit pas de son sang, qu'elle ignore qui était son père et que sa mère l'ait si longtemps soustrait au regard du monde. Il était l'un des siens et elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l'aider et le protéger...

Les yeux s'ouvrirent, perdus dans le vague. Elle n'avait pas rêvé : les pupilles bleues avaient pris une étrange phosphorescence tirant vers le turquoise, comme si une lumière intérieure bouillonnait tout au fond de lui. Dans ce corps si fragile, sous ces traits si innocents, quelque chose de terrible se tapissait... Quelque chose que même sa mère craignait.

L'enfant avait hérité l'effrayante capacité de son grand-père.

Déjà, des coins du petit espace, des écharpes transparentes s'élevaient, à peine teintées de vert, rampant et ondulant autour d'eux... Des émanations invoquées par le garçon dans son délire. Par le don le plus puissant et le plus secret d'Handesel.

Les longs fils de Nebel vinrent se lover autour de l'enfant, comme pour former une cage protectrice, à travers laquelle personne ne pouvait l'atteindre. Du moins, aucun non-sunder...

Mais même une sunder comme Marnie pouvait percevoir, de façon ténue, émoussée, comme à travers un épais voile, les relents de terreur que la brume verte portait pour tout le reste de l'humanité. Mais elle ne pouvait en tenir compte.

Surmontant son malaise et son angoisse, elle saisit le petit corps et le serra contre elle, sentant qu'il se clamait progressivement à son contact. Lentement, les écharpes évanescentes s'évanouirent.

Personne ne saurait.

Personne n'avait besoin de savoir.

À part, peut-être, une poignée de personnes de confiance, qui pouvaient être mises dans le secret. Il était hors de question qu'il retourne dans la rue : le risque était trop grand. Pour lui autant que pour Grinwats.

Elle devrait persuader Sofia de quitter les greys, dès qu'elle irait mieux... Car elle irait mieux. Elle ne pouvait mourir, pas plus que son fils, Marnie ne le permettrait pas.

***

Il était dit que même les médicants les plus doués ne pouvaient faire de miracles.

Lars connaissait la douleur de perdre un être cher : il pouvait comprendre à quel point Marnie avait souffert, à quel point elle s'en était voulu de ne pas avoir pu sauver Sofia. La jeune femme était morte dans la nuit, épuisée par ces cinq années de vie clandestine. La maladie n'avait fait que lui porter le coup de grâce.

La survie de l'enfant avait longtemps été hypothétique : c'était presque un miracle que son organisme si fragile ait pu résister aux assauts de la fièvre qui le rongeait. Leane, à qui Manie n'avait pas eu le cœur de dissimuler la réapparition et le décès de sa fille adoptive, avait décidé d'élever le garçon, malgré les réticences de son époux. La médicante avait réussi à l'en dissuader, mais seulement en lui avouant le terrible secret du petit Nigel. La femme en avait été horrifiée ; c'était tout à son honneur d'avoir suffisamment pris sur elle pour persister malgré tout dans sa demande.

Finalement, elle s'était montrée raisonnable ; une autre solution avait été choisie : celle de confier Nigel à Willem Montland, recteur général de la Guilde des médicants de Grinwats. L'homme s'était intéressé au Nebel et à ses effets, réalisant au cours de ses expériences qu'il possédait le don de répulseur. Marnie l'avait aidé à identifier cette capacité dont peu de gens, hormis les exploreurs, avaient conscience.

Son épouse n'avait pu mener à terme aucune de ses grossesses : elle serait heureuse d'adopter le garçon. Ce couple chaleureux et compatissant représentait la solution parfaite pour accueillir cet enfant fragile et redoutable, l'héritier de la part la plus sombre des exploreurs. Leane avait juste exigé qu'il conserve le nom de Deepriver et qu'il soit considéré comme leur seul descendant, le jour où son mari et elle viendraient à disparaître.

Lars contempla le visage défait de Marnie, profondément marqué par le passé comme par le présent : trop de dangers et d'obscurité graviraient autour de Nigel Deepriver, sans que ce pauvre garçon en ait même conscience. Ce père inconnu et vaguement inquiétant... Cet attentat qui avait provoqué la mort de son tuteur... Ces hommes qui l'avaient enlevé... et ce don destructeur et incontrôlable.

Même s'ils le retrouvaient sain et sauf, sa vie ne serait plus jamais la même.

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