XXV - délivrance
Avec un soubresaut, le monorail stoppa de nouveau.
Au-dessus de leur tête, les crémaillères gémirent et protestèrent. Quelques cris fusèrent dans le wagon ; le notable autoritaire fronça les sourcils :
« Que se passe-t-il, encore ?
— Je n'en sais pas plus que vous », répondit calmement Augustus.
Loys essayait de se persuader que le temps s'était arrêté : parce que s'il se remettait en marche, les conséquences ne pouvaient être que désastreuses. Il se tourna vers sa cousine : la jeune fille était immobile, assise très droite à côté de la femme qu'ils avaient arrachée au Nebel, dont elle tenait toujours la main. Loys se demanda si c'était par sens de devoir ou par véritable compassion.
Il consulta du regard l'ancien exploreur ; le vieil homme toucha discrètement son côté, là où se dissimulait l'une de ses armes. L'apprenti, mal à l'aise, détourna les yeux. Il espérait que les choses n'en arriveraient pas à cette extrémité.
Au fond du wagon, les volutes d'un blanc verdâtre semblaient reculer paresseusement, comme si elles relâchaient à contrecœur leur prise sur le monorail. Le garçon maudit les deux bâtiments entre lesquels ils étaient coincés et qui les privaient de toute perspective sur Silberleut.
Pendant une durée indéterminée, il resta les yeux fixés sur les écharpes de brumes qui s'évanouissaient petit à petit. De temps en temps, un des passagers s'impatientait à haute voix, invectivant la ville qui ne venait pas les sauver, le préfet qui n'avait pu empêcher le drame, Augustus même, parce qu'il n'était pas capable de faire plus.
Soudain, un bruit violent les fit sursauter : sous les cris des occupants surpris, la porte qui servait de communication entre les deux wagons du monorail s'ouvrit brusquement. Loys se raidit, luttant pour ne pas fermer les yeux et se recroqueviller dans un coin en prévision de l'affrontement. Mais à son grand étonnement, les nouveaux venus n'avaient rien de belliqueux : avec les blouses de grosse toile et leur casquette, ils ressemblaient à d'inoffensifs ouvriers. Même Valdor se détendit et laissa retomber sa main :
« Les employés des transports de la ville ! lança-t-il, à l'attention des autres passagers. Nous allons bientôt être libérés de cette prison suspendue... »
Le passager autoritaire les couvrit d'un regard sévère :
« Pourquoi ne sont-ils pas intervenus avant ? Et comment se fait-il que le monorail soit reparti pour s'arrêter de nouveau ? »
Le chef du petit groupe, un grand maigre à l'ossature épaisse, posa sur les passagers un regard vaguement ennuyé :
« Il y a eu un court-circuit sur cette portion. Nous avons attendu qu'il n'y ait plus de danger pour intervenir.
— Vous n'êtes qu'une bande des lâches ! » lança l'homme en agitant sa canne.
Le technicien lui jeta un coup d'œil méprisant :
« Vous seriez-vous aventuré dans la brume, manher ? Je ne le pense pas... Maintenant, calmez-vous ! Nous sommes en train de compter les personnes dans la rame, pour déterminer combien de voyages doivent être effectués... Nous ne pouvons prendre que six personnes à la fois, il y aura donc des priorités. »
Il regarda autour de lui, puis poursuivit :
« Notre règlement est clair : les femmes et les enfants en premier. Ensuite les vieillards. Les hommes dans la force de l'âge viendront en dernier... »
Son interlocuteur serra les lèvres, mécontent de cette réponse, mais son honneur l'empêchait de protester. Loys se demanda s'il comptait pour un adulte ou un enfant ; il n'avait pas envie de quitter ses compagnons. Il se tourna vers Valdor pour l'interroger silencieusement, mais le vieux Calicien conversait à voix basse avec un technicien, un petit homme mince aux longs cheveux grisonnants attachés sur sa nuque, le nez chaussé de lorgnons.
Les deux autres employés commencèrent à séparer les voyageurs par ordre de priorité ; ils firent lever Cornelli, qui soutenait la passagère encore chancelante, pour la conduire vers la porte et l'emmener dans le wagon suivant. La jeune fille se retourna vers eux : l'ancien exploreur secoua légèrement la tête ; les grands yeux gris s'élargirent. Elle s'écarta doucement de la femme et déclara d'une voix ferme :
« Non, je veux rester avec ma famille. Il y a deux hommes qui ont également été victimes de la brume. Évacuez-les en priorité. »
Ce ton autoritaire, venant d'une femme aussi jeune, surprit les techniciens, qui s'immobilisèrent pour la fixer avec stupeur.
« Mais, manfrolen... » murmura le chef nerveusement.
Elle lui lança ce regard hautain qu'elle savait si bien employer :
« Oseriez-vous aller contre ma volonté ? Je me trouvais ici pendant les instants les plus dangereux. Que peut-il m'arriver de pire ? »
Cornelli se tourna vers l'apprenti et le dévisagea de façon insistante, comme si elle s'attendait à ce qu'elle la soutienne. Cela ne faisait aucun doute : malgré son caractère doux et enjoué, Clélie n'agissait pas différemment quand elle sollicitait l'appui de son cousin face à l'inflexible Armince. Le garçon ne put s'empêcher de frémir légèrement en réalisant qu'il avait à présent deux cousines... Deux filles qu'il se sentait le devoir de protéger, même s'il était techniquement plus jeune que la messagière. Qui, cela dit, semblait parfaitement capable de prendre soin d'elle-même.
Loys ne doutait pas une seconde que Deepriver aurait été ravi de jouer les grands frères... Il s'efforça de tenir le cadet éloigné de ses pensées. Il craignait de l'avoir perdu à jamais, alors qu'il venait à peine de le trouver. Cette perspective l'affectait plus qu'il ne l'aurait cru.
Valdor adressa un signe discret au jeune homme, qui s'approcha de Cornelli, lui prenant la main d'un geste qu'il espérait galant. Il se sentait un peu mal à l'aise : à part avec Clélie qu'il considérait comme sa petite sœur, il n'avait que peu d'expérience dans le domaine des relations entre garçon et filles. Un bon tiers des sunders appartenaient au sexe féminin, mais on leur réservait le plus souvent des postes d'intendance, de cartographie ou de navigation. Tous comme les garçons, elles tendaient à se regrouper entre elles, d'autant qu'elles disposaient de leurs propres dortoirs et même de salles de détentes séparées.
La légère crispation de Cornelli lui fit penser qu'il ne s'y prenait pas très bien, mais elle pouvait difficilement protester :
« Ma cousine restera avec nous », déclara-t-il d'une voix mal assurée.
Le notable lança un regard méprisant à l'apprenti :
« J'ignore où vous avez été élevé, jeune homme, mais visiblement, personne n'a pris soin de vous inculquer les règles de la galanterie et de la bienséance. »
— Manher, rétorqua froidement Cornelli, je vous prierais de laisser mon cousin en paix. Il est certes maladroit, bien plus courageux qu'un bon nombre de personnes dans ce wagon. »
Loys demeura muet de surprise : il ne s'attendait pas à entendre la jeune fille, qui lui avait fait l'effet – il devait bien l'avouer – d'une pimbêche, le défendre de cette façon. Il se demanda si ce n'était pas un simple artifice pour justifier sa décision de rester avec lui.
La messagière avait déjà reporté son attention sur Valdor, qui lui adressa un petit sourire d'encouragement avant de se tourner vers le technicien aux lorgnons. Loys ne put s'empêcher d'admirer la capacité de l'Erdane à comprendre immédiatement les intentions de leur protecteur : avait-il eu l'occasion de longuement lui parler de ce qu'il fallait faire en cas de situation dangereuse ? Il en doutait... Peut-être possédait-elle une intuition hors du commun. Dans ce cas, il aurait aimé hériter lui aussi de ce talent.
Valdor se plaça en retrait le long de la paroi du wagon, comme pour ménager le passage du personnel du monorail ; ce qui lui permit de se rapprocher de la porte par laquelle était arrivée l'équipe de dépannage. Loys laissa sa cousine le tirer par le bras en direction de l'ancien exploreur ; il fit de son mieux pour ne pas regarder la main du vieil homme se glisser discrètement sous le pan de sa redingote, à l'endroit même où se dissimulait l'un de ses pistolets ornés.
Sans trop savoir comment, Loys se retrouva plaqué à côté de la porte, les doigts de la jeune erdane toujours crispés sur son bras droit. Sa blessure, qu'il avait oubliée dans l'agitation du moment, l'élançait douloureusement.
Tout se déroula très vite : avec une vigueur remarquable, Valdor agrippa l'épaule du technicien malingre, tira son arme et lui appuya contre la mâchoire ; le pauvre homme laissa échapper un couinement surpris. Loys se porta instinctivement en avant, sans comprendre s'il désirait aider Valdor ou secourir le malheureux, mais la poigne de Cornelli se resserra sur son bras... juste au niveau de la plaie.
Il poussa un léger cri de douleur et de protestation. Prise de court, la jeune Erdane le lâcha et baissa le regard vers sa main ; ses yeux s'élargirent en réalisant que ses doigts étaient tachés de sang. Loys secoua rapidement la tête, lui intimant silencieusement de ne pas prêter garde, mais l'inquiétude sur ses traits le surprit : elle était capable d'humanité, après tout... sans attendre qu'elle soit revenue du choc, il saisit son épaule, en espérant qu'elle ne trouverait pas ce geste trop offensant, et l'entraîna à la suite de Valdor et de son otage.
« Lâ... lâchez-moi », bégaya le malheureux, qui n'osait même pas se débattre.
Ni le personnel du monorail ni les passagers horrifiés n'eurent le courage d'intervenir, probablement moins par crainte de voir le technicien abattu que d'être eux-mêmes blessés. Les femmes poussèrent quelques cris stridents tandis que les hommes les plus braves se plaçaient devant elles. Le jeune Calicien éprouva un pincement au cœur : il n'avait aucune envie de se rendre complice d'un tel acte, autant parce qu'il heurtait sa conscience que parce qu'il faisait sombrer davantage ses espoirs de retrouver sa guilde... ses amis... sa famille...
Valdor leur fit signe de franchir la porte avant de s'engouffrer à leur suite eux. Loys sentit Cornelli le pousser pour qu'il accélère le mouvement. Ils traversèrent trois wagons où se terraient des passagers dans un état second, les bousculant pour se frayer un chemin. Derrière eux, quelques techniciens, encouragés par la voix du notable autoritaire, tentaient de les rattraper, sans beaucoup de zèle cependant – sans doute en raison des pistolets du Valdor.
Ils débouchèrent enfin en queue de la rame ; la porte de service était ouverte. Loys aperçut, amarré au dernier wagon, une sorte de plate-forme entourée d'une rambarde ; au lieu d'être suspendue au niveau de la crémaillère comme le monorail, elle était maintenue par une armature métallique qui passait au-dessus de la poutrelle, équipée de deux grandes roues dentées.
Il sentit quelqu'un le pousser légèrement :
« Montez, vous admirerez cela plus tard, lança ironiquement Valdor.
— Mais comment pourrons-nous le faire partir ? objecta le jeune homme. Il n'y a plus d'électricité...
— Le chariot possède sa propre batterie. »
Loys se sentit un peu bête, même s'il avait quelques excuses compte tenu de la situation. Il enjamba l'espace d'un quart de toise entre le marchepied arrière de la rame et la plate-forme mobile ; malgré tous ses efforts pour ne pas regarder en bas, ses yeux furent irrésistiblement attirés par le vide : au-dessous de lui s'ouvrait un gouffre vertigineux, traversé par des allées, d'autres circuits de monorails, des poutrelles de renfort... et loin, très loin en dessous, s'étendait une mer de pénombre. Frissonnant, le cœur au bord des lèvres, il s'arracha à cette vision et prit pied sur le fragile chariot.
C'était bien plus effrayant que de voler en altitude à bord d'un skif, protégé de l'espace environnant par des parois et des verrières. D'ailleurs, la plupart du temps, le Nebel bloquait le panorama et donnait le sentiment de progresser dans une galerie cotonneuse. Il se plaça au milieu de l'engin, à un endroit où il espérait ne pas trop gêner. Le second à embarquer fut le technicien que Valdor avait entraîné avec eux. L'homme, parfaitement libre de ses mouvements, se dirigea vers le pupitre pendant que Valdor, Cornelli et enfin Fetter montaient à leur tour. Le petit homme se tourna vers lui et lui adressa un sourire :
« Tout va bien ? »
Loys hocha timidement la tête, avant de réaliser que le technicien ne réagissait plus vraiment comme un otage. Il s'était déjà retourné vers les commandes et lançait le moteur électrique qui permettait, grâce à la roue dentée qui s'enfonçait dans les rainures crantées sur le dessus de la poutrelle, d'avancer rapidement le long de la ligne. Aucune tension, aucune inquiétude ne retenaient ses gestes. En passant, Valdor lui asséna une tape amicale sur l'épaule :
« Voilà qui était fort bien joué, mestre Krauz. Toutes mes félicitations. Je dois avouer que j'étais fort surpris en vous voyant ! »
Le petit homme éclata de rire :
« Et vous, mon'sier Valdor, avez eu une réaction parfaite en me prenant en otage. »
Loys secoua la tête, encore surpris. Il entendit une respiration un peu haletante à côté d'elle. Il se tourna pour découvrir Cornelli à côté de lui. La jeune fille se cramponnait aux barres dressées au milieu du chariot, pour permettre à ses occupants de se retenir lors des accélérations ou dans les courbes les plus serrées.
« Mais comment nous avez-vous retrouvés ? » demanda le vieux Calicien avec curiosité.
Un tremblement agita la plate-forme qui se mit en route dans un cliquetis si sonore qu'il noya presque la réponse de Krauz :
« C'était une folle supposition... Quand j'ai vu le Nebel être repoussé aussi radicalement, je me suis dit que cela ne pouvait qu'être le fait d'un exploreur formé, comme meister Reiner. »
Valdor éclata de rire :
« Bien joué, meister Krauz ! Mais à vrai dire, ajouta-t-il, je n'étais pas seul... »
Le reste de la conversation se perdit dans les bruits de la mécanique. Le jeune homme fronça les sourcils, pensif. Valdor parlait-il de lui ? Avait-il vraiment pu l'aider, alors qu'il n'avait pas la moindre formation ? Il découvrit qu'il n'avait pas envie d'y réfléchir. Il glissa en position assise, le dos appuyé contre le montant des barres. Il se sentait épuisé et son bras le lançait douloureusement.
Au bout quelques instants, Cornelli le rejoignit, son épaule frôlant la sienne. Les deux jeunes gens se laissèrent emporter vers cette destination inconnue qu'avait prise soudain leur vie.
***
Heureusement pour les fugitifs, le chariot put parcourir plusieurs stations sans qu'aucune rame ne vienne leur bloquer le passage.
Cornelli se sentait effroyablement fatiguée ; elle avait traversé plus d'émotions en quelques heures que durant toute sa vie. Un mal de tête lancinant pulsait sous son crâne. Elle se demanda vaguement de quoi elle devait avoir l'air, échevelée, les vêtements froissés et tachés par la rouille, mais elle était bien trop épuisée pour s'en formaliser. Elle lança un regard vers l'apprenti pilotier. Son cousin... il fallait bien qu'elle se fasse à cette idée. Même si son père s'était visiblement mésallié en épousant la mère d'Aloysius, condamnant sa progéniture à partager la vie du peuple, il tenait de toute évidence assez de lui pour montrer de la bravoure et de la dignité.
Elle repoussa une mèche de cheveux qui se balançait devant ses yeux et leva la tête vers la trouée du Nebel : la colonne de fumée verte y montait en tourbillonnant doucement. Elle semblait faiblir un peu plus chaque minute : de fins lambeaux s'en échappaient pour se dissiper dans l'air ou rejoindre les parois de brume en longs filaments. Elle se demanda d'où pouvait bien provenir cet étrange phénomène : elle ne se souvenait pas avoir jamais entendu parler de manifestation semblable à l'intérieur d'une ilande.
Cet événement était effarant... effrayant même. Mais, bizarrement, Cornelli se sentait bien plus troublée par sa situation de criminelle traquée – qu'elle n'avait objectivement pas fait grand-chose pour mériter... – que par cette catastrophe insolite. Elle espérait pouvoir un jour regagner sa guilde : après tout, cette dernière était indépendante de l'administration de Silberleut. Et le préfet viendrait à son aide, comme il avait tenté indirectement de le faire pour le Saxe.
Son autre cousin...
Était-ce pour cela qu'elle avait été choisie pour cette mission ? Parce qu'elle était parente avec le jeune homme ? Se pouvait-il que le préfet soit au courant du fait que son père avait été... adopté ? De l'existence de cet oncle et de cette tante qu'elle n'avait jamais connus et surtout, de leurs enfants ? Elle secoua la tête avec confusion.
Nigel...
La jeune fille se demanda où il se trouvait à l'instant présent. Avait-il réussi à fuir ?
Elle se rappela avec un frisson son étrange rêve... ou vision chez mestre Fairweather. Même si son éventuel double-don était jugé moins dangereux que celui du cadet Deepriver, il ne ferait qu'aggraver son cas aux yeux du bureau des Affaires tripartites. Elle devait cesser de se bercer d'illusions : comme tout Handesel, la Guilde des messagiers et l'Empire erdan se soumettaient aux décisions de l'organisme transversal, de ses sentences de vie et de mort... Et désormais, seule la clandestinité les protégerait d'un destin qu'elle ne parvenait pas à cerner.
Cornelli releva la tête, observant les trois hommes qui l'accompagnaient : Fetter avait fermé les yeux ; la sueur coulait abondamment sur son front et ses doigts se crispaient sur la barre de métal. Aloysius paraissait aussi abattu qu'elle. Son regard partait dans le vague ; il serrait son bras contre sa poitrine comme s'il le faisait souffrir. Elle se demanda s'il s'était blessé au cours de leur fuite. Valdor et l'autre homme semblaient peu perturbés, que ce soit par la tournure des événements ou par le périlleux voyage dans cette nacelle précaire dans les sommets de Silberleut.
Finalement, le chariot s'arrêta à un quai déserté et ses passagers mirent pied à terre. En descendant, les jambes tremblantes comme du coton, elle ne put s'empêcher de jeter un regard vers le cœur de la ville : la colonne blanc-verdâtre n'était plus qu'un vague tourbillon qui finissait de s'effacer. Elle sentit quelque chose la percuter dans le dos et se retourna vivement pour apercevoir Aloysius, juste derrière elle. Le jeune homme maugréa quelques excuses avant de se tourner vers Valdor :
« Où allons-nous maintenant ? »
Le vieil exploreur, qui soutenaient un mestre Fetter plus mort que vif, désigna du menton le petit homme :
« Meister Krauz va nous guider vers les profondeurs de la ville... »
Cornelli plissa légèrement les yeux : les profondeurs de la ville ? Avait-elle bien compris ? Ils allaient descendre vers... vers les fosses à ordure de l'ilande ?
Elle ouvrait la bouche pour protester quand Valdor l'épingla sous son regard vert et perçant :
« Ne traînez pas ! Ils sont déjà après nous ! »
La jeune fille soupira et décida que la seule façon de faire face à cette folle situation était de se draper dans sa dignité – ou du moins dans ce qu'il en restait. De toute façon, sa tête lui faisait trop mal pour qu'elle puisse réfléchir à une réaction plus appropriée ; elle sentait la nervosité profonde de Valdor. Le vieil exploreur éprouvait une inquiétude dévorante ; ce n'était que grâce au contrôle qu'il exerçait sur lui-même qu'il parvenait à la dissimuler à ses compagnons.
Soudain, une image apparut devant les yeux de Cornelli : celle du cadet Saxe, son uniforme déchiré et dégradé, le visage tuméfié et ensanglanté, traîné face à un trio de personnages raides et compassés, deux hommes et une femme dont les traits disparaissaient dans les ombres. Ils se dressaient dans une pièce couverte de boiseries noires, dont le plafond s'élançait à une hauteur vertigineuse ; la lumière n'y parvenait que par des fenêtres étroites et sévères. Le jeune Saxe, incapable de se tenir debout, fut précipité au sol par ses gardiens, tandis qu'une terrible aura de mort montait des silhouettes portant chacune la nuance d'un des empires d'Handesel, barrée de l'écharpe tricolore du conseil aux Affaires tripartites...
Elle poussa un cri en sentant les pavés rudes de la rue lui meurtrir les genoux et les paumes ; elle n'avait pas réalisé qu'elle venait de trébucher.
« Nigel, ils ont Nigel... » balbutia-t-elle
Venait-elle de désigner par son prénom un jeune garçon qu'elle ne connaissait qu'à peine ? Elle sentit une poigne sûre se refermer sur son bras et tourna la tête pour rencontrer le regard doux du technicien, que Valdor avait appelé meister Krauz.
« Quelque chose ne va pas ? » demanda l'employé des transports.
En temps normal, elle aurait été outrée qu'un individu du peuple la touche sans son consentement, mais elle savait qu'il cherchait à l'aider ; en outre, elle n'était pas certaine de son statut, compte tenu de ce titre de « meister » que lui avait attribué mon'sier Valdor.
« Je... je pense que le cadet Deepriver a été capturé... », murmura-t-elle d'une voix presque inaudible.
Cependant, ses paroles atteignirent Valdor qui retourna vers elle et s'accroupit, d'un mouvement un peu raide, pour la regarder dans les yeux :
« Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? » demanda-t-il d'un ton incisif.
Cornelli secoua la tête, ne sachant par où commencer... ou même si on la croirait. Elle n'avait jamais porté foi aux histoires de prescience et de divination, les jugeant bonnes pour les enfants et les esprits naïfs.
Les prunelles vertes se détournèrent à regret :
« Nous verrons cela plus tard. Nous n'avons pas le temps de nous attarder. »
Meister Krauz aida la jeune fille à se mettre sur ses pieds, tandis qu'Aloysius prenait son autre main. Elle se releva, étrangement étourdie, les affreuses images tournoyant encore dans son esprit. Et cependant, quelque chose sonnait faux. ; elle plissa légèrement les yeux, tâchant de déterminer ce qui la perturbait. Comme une somnambule, elle suivit ses compagnons à travers le dédale des rues où quelques passants commençaient à refaire leur apparition.
Meister Krauz avait pris la tête du petit groupe, s'engageant avec assurance dans les allées, sur les terrasses et les passerelles. Le jeune Calicien marchait à sa hauteur, le visage d'autant plus pâle qu'il contrastait avec cheveux presque noirs, serrant son bras droit contre sa poitrine. Derrière eux, meister Fetter soufflait comme une koh obligée de courir. Valdor gardait l'arrière-garde, sans jamais éloigner la main d'un des deux pistolets ouvragés dissimulés sous sa redingote.
Au fur et à mesure de leur descente, les murs devenaient plus sales, les rues plus étroites et moins lumineuses ; au-dessus de leur tête, l'entrecroisement des allées, poutrelles et lignes de monorail ressemblait à la ramure d'un arbre gigantesque ou à la toile chaotique d'une monstrueuse arane.
Jamais Cornelli ne s'était jamais aventurée si profondément dans son ilande natale – ni aucune autre, par la force des choses. Elle avait l'impression presque physique que l'air se raréfiait autour d'eux et que le poids de la pierre et du métal pesait sur ses épaules.
Le ciel s'était assombri : elle avait d'abord attribué ce phénomène à leur progression vers les parties basses de la ville, mais une masse nuageuse, lentement poussée par le vent, était venue obscurcir la trouée du Nebel. Bientôt, une petite pluie froide commença à tomber, brisée par endroit par les structures au-dessus d'eux, mais trouvant cependant, au gré des courants piégés entre les hauts murs des immeubles, un passage vers les fuyards. Cornelli frissonna légèrement, resserrant sa fine veste blanche autour d'elle. Elle n'était pas vêtue pour déambuler dans les rues, même lors d'une journée de printemps.
C'est alors que la réalisation la frappa enfin : quand il s'était présenté chez meister Fetter, Nigel Deepriver était en civil... un grand manteau bleu, élégamment coupé, qui lui donnait une allure digne et passablement plus âgé qu'il ne l'était réellement.
Elle stoppa brusquement ; aussitôt, la main de Valdor se posa sur son épaule :
« Tout va bien, manfrolen ?
— Il ne portait pas son uniforme, murmura-t-elle presque inconsciemment.
— Pardon ? »
Elle se retourna vers le vieil exploreur, rencontra les prunelles vertes sous les sourcils froncés par la perplexité :
« J'ai cru voir... comme dans un rêve éveillé... le cadet Deepriver, tenta-t-elle d'expliquer. Il avait été capturé, malmené et conduit devant des gens effrayants, mais... il portait son uniforme. Il ne l'avait pas aujourd'hui, ça ne peut pas être vrai, alors ? »
Les yeux de Valdor s'élargirent de stupéfaction, avant de se plisser pensivement.
« Vous avez raison, manfrolen, répondit-il d'un ton soulagé. Cette image ne reflète pas la réalité, mais, je pense... nos craintes les plus profondes. »
Sa main se retira comme à regret de l'épaule de la jeune fille ; devant eux, le reste de la troupe s'éloignait plus rapidement qu'elle ne l'aurait cru possible. Frissonnant légèrement dans ses vêtements gagnés par l'humidité, elle se remit en marche.
Le regard du vieux Calicien pesait toujours sur elle...
***
Loys était éreinté.
Il réalisait douloureusement qu'il n'avait pas l'habitude de marcher si loin ni d'un pas si énergique. Il était presque aussi essoufflé que Fetter, ce qui n'était pas une référence particulièrement glorieuse. Valdor, même s'il avait l'âge d'être son grand-père, montrait une endurance insolente... Quant à Cornelli, elle continuait bravement à mettre un pied devant l'autre en dépit de son épuisement apparent et de cette étrange crise... vision... terreur dont elle avait été victime. C'était étonnant, vu qu'elle connaissait trop peu Deepriver pour que l'angoisse la fasse ainsi délirer.
Loys ne pouvait s'empêcher de ressentir une sourde inquiétude pour ce cousin nouvellement trouvé. Après tout, durant le peu de temps qu'ils s'étaient côtoyés, sans savoir ce qui les liait, ils s'étaient mutuellement porté secours. Certes, le jeune Saxe lui portait sur les nerfs et il éprouvait envers lui une petite pointe de jalousie, même si sa propre situation était – ou du moins avait été – bien plus enviable que celle de Nigel. Mais il l'appréciait réellement.
Krauz ne les menait pas par le chemin le plus court, qui devait être déjà passablement compliqué ; il passait par une série de méandres, autant, sans doute, pour perdre d'éventuels suiveurs que pour mettre ses compagnons dans l'incapacité de retrouver seuls leur destination. Loys ne s'en offusqua pas : après tout, ils avaient les redoutables représentants du bureau des Affaires tripartites à leurs trousses. Il n'avait pas particulièrement envie, lui non plus, de les découvrir à sa porte.
La petite troupe avançait à présent sur des passerelles collées aux murs, qui branlaient sous chacun de leur pas et dont le métal mouillé laissait des flocons de rouille sur leurs mains et leurs habits. La pluie gouttait le long des parois, rebondissant de rigole en rigole pour s'écraser sur sa tête et ses épaules. Son bras le faisait de plus en plus souffrir : il était persuadé que quelques points avaient dû sauter et il avait l'impression que son bandage s'imbibait de sang, qui se mêlait à l'humidité qui s'infiltrait dans le tissu noir de l'uniforme.
Est-ce que Deepriver se trouvait sous cette averse ? Est-ce qu'il avait trouvé refuge quelque part ? Au moins, si le jeune homme était bien sunder, avait-il échappé aux effets de la colonne de Nebel.
Une dernière volée de marches bringuebalantes les mena enfin dans les rues originelles de Silberleut, au cœur d'un chaos qui sentait le fer, la vase et les immondices. Il avait l'impression d'avoir passé une éternité à grimper, escalader, trébucher. L'une de ses bottes, déjà usée, s'était percée et les habits délicats de Cornelli avaient abandonné des lambeaux à une poutrelle brisée. Ils traversèrent un immeuble dont la base n'était plus qu'une caverne béante aux relents de moisi et d'excrément ; enfin, ils parvinrent devant une porte en bon état.
Quelqu'un les y attendait, un vieillard à la barbe blanche, dont les cheveux pointaient dans tous les sens sous son béret. Il portait un manteau d'une épaisse toile de laine, donc la couleur brune était visible même dans la semi-pénombre de la ruelle. Avec surprise, Loys reconnut l'homme que Deepriver et lui – en fait, surtout Deepriver – avaient sauvé de la mystérieuse attaque, la veille au soir.
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