XXIX - La Fuite


La nuit avait paru terriblement longue à Nigel.

Le jeune homme avait connu un sommeil haché, autant à cause de l'inconfort dû à ses blessures que des pensées qui tournaient dans sa tête. Quand il parvenait enfin à fermer les paupières, c'était pour voir encore et toujours son tuteur baignant dans son sang, tel qu'il l'avait trouvé dans son bureau avant d'être lui-même la cible du meurtrier.

Quel était le rapport entre son ravisseur et Willem Montland ? Était-il impliqué d'une façon ou d'une autre dans l'assassinat du médicant ? Si c'était le cas, Nigel se jura de tout faire pour que justice soit faite. Mais sa seule expression acceptable aux yeux du jeune homme était celle dispensée par les tribunaux de l'Empire saxe. Se substituer à elle n'était ni concevable ni envisageable.

Alors, en attendant d'en savoir plus, il s'obligeait toujours à simuler l'inconscience, espérant que son ravisseur laisserait échapper des informations, pensant qu'il ne pouvait pas entendre ses paroles. Mais cet individu – Koenig, l'avait appelé Hedvik – était de toute évidence un solitaire, qui préférait décider entre les quatre murs de son refuge qu'en échangeant avec ses acolytes. Nigel n'apprendrait rien de plus que ce que l'exploration de son bureau lui avait fourni : des machines étranges, dont il était impossible de deviner l'utilité... des morceaux de textes dans cette langue qu'il était incapable de déchiffrer... et ce traité sur le Nebel, qu'il avait dû remettre en place, même si cela lui déchirait le cœur.

Le jeune Saxe profita du fait que l'homme s'affairait de l'autre côté de la porte pour ouvrir les yeux et se redresser. Tout son corps était douloureux, perclus de courbatures comme s'il avait trop employé son don. Que s'était-il passé dans les bas-fonds ? Avait-il perdu tout contrôle de lui-même, comme cela pouvait arriver, disait-on, à certains perceveurs ? Avait-il... commis l'irréparable ?

Sa bouche était terriblement sèche ; il avait sans doute développé une légère fièvre pendant la nuit, ce qui ne l'aiderait pas si l'opportunité de fuir se présentait prochainement. Il se redressa suffisamment pour saisir le verre à demi plein sur le chevet, frémissant légèrement quand ce geste tira sur ses blessures. Il ne se permit pas plus de deux petites gorgées, afin qu'on ne puisse soupçonner qu'il était capable de boire seul. Cela ne suffit pas à le soulager, mais il devait prendre son mal en patience. Il espéra que l'occasion arriverait assez vite pour qu'il ne se trahisse pas par la force des choses.

Au moins son immobilité forcée l'avait-elle obligé à réfléchir aux détails de sa fuite. À force d'écouter tous les bruits de la maison, il commençait à repérer les allées et venues des occupants du bâtiment ; il pourrait ainsi déterminer à quel moment sa sortie serait la plus discrète. C'était sa seule chance, puisqu'il ne pouvait compter sur la rapidité ; mouvoir son corps douloureux jusqu'à la rue représenterait un vrai calvaire. Mais si ces personnes n'étaient que des intermédiaires destinés à le livrer à un commanditaire inconnu, il ne pouvait se permettre de patienter encore sans risquer d'être transféré en un autre lieu, duquel il serait plus difficile de s'enfuir.

Deux ou trois fois, l'idée l'avait effleuré de rester avec ses ravisseurs le temps de savoir ce qu'ils attendaient vraiment de lui. Et peut-être parviendrait-il à en apprendre plus sur les relations de Koenig avec son tuteur ? De toute façon, il ne pouvait qu'attirer des ennuis à ses cousins, ainsi qu'à mestress Longstride et au commander Jameson. Le jeune homme soupira en portant la main à son cou : il s'en voulait profondément d'avoir égaré son médaillon, l'unique héritage de sa mère. Il se sentait d'autant plus seul face à cette épreuve.

La pluie avait cessé pour le moment : la lumière qui filtrait par la lucarne avait pris cette légère teinte dorée qui trahissait la réapparition du soleil, même si le Nebel étouffait sa clarté. Le temps passait, irrévocablement... La plupart des habitants de la maison vaquaient à des tâches obscures. Nigel devrait se décider vite, au risque de perdre toute opportunité. Les hommes reviendraient sans doute pour déjeuner ; il devrait attendre des heures avant d'avoir de nouveau l'occasion – et la volonté – de partir.

Il frotta ses yeux ensablés et s'assit péniblement, sentant protester ses membres raidis. Ses blessures l'élançaient, mais ne semblaient pas entraver ses mouvements – même si ses gestes tiraient sur les sutures. Il était prêt à encourir le risque de faire sauter quelques points dans sa fuite. Sa cheville lui poserait plus de problèmes : certes, il avait pu courir pendant de longues minutes, mais il en allait alors de sa vie. La douleur qui y pulsait ne lui disait rien de bon. L'effort qu'il avait dû faire pour fouiller le bureau de Koenig n'avait pas arrangé les choses.

Il inspira profondément avant de se lever de nouveau, faisant porter tout son poids sur sa jambe valide. Il serra les dents quand ses muscles protestèrent. Il devait s'armer de courage : cette fois, il ne s'agissait pas de gagner la pièce d'à côté, mais de descendre l'escalier jusqu'à la rue... Il sentit son cœur plonger en songeant aux étages qu'il devrait parcourir pour trouver une issue – même s'il ignorait leur nombre exact.

Il repéra ses vêtements, posés sur un valet de nuit mangé aux vers ; ils avaient été lavés et reprisés, même si quelques auréoles sombres demeuraient visibles sur l'étoffe. S'habiller fut une véritable torture, mais il s'en acquitta avec une rapidité satisfaisante. Quand il essaya d'enfiler ses bottes, il réalisa qu'elles étaient trop ajustées pour laisser la place aux volumineux bandages qui entouraient sa cheville. Sans compter que la droite avait été fendue pour pouvoir être ôtée sans aggraver sa blessure. En soupirant, il se résigna à envelopper ses pieds dans des morceaux de laine épaisse arrachée à la couverture, maintenus par des lanières de même matière. Il espérait que cette bizarrerie n'attirerait pas trop l'attention une fois au-dehors.

La porte qui menait vers le bureau était toujours ouverte, la disposition des lieux inchangée ; un rapide regard autour de lui le conforta dans l'idée qu'il ne contenait rien qui pourrait l'aider dans sa fuite, à part une vieille gibecière. Il y glissa le fascicule de son tuteur ainsi qu'une plume, du papier et de l'encre... Après un temps de réflexion, il y ajouta quelques notes rédigées dans l'étrange dialecte. Peut-être trouverait-il quelqu'un capable de les comprendre ?

Quand, enfin, il atteint la seconde porte, il se sentait épuisé, légèrement nauséeux et étourdi.

C'est alors qu'il découvrit un problème auquel il aurait dû s'attendre.

Le bureau était fermé à clef.

***

Debout sur une passerelle surplombant la ville, Koenig observait avec anxiété les allées et venues de la maréchaussée.

Ce n'était pas tant la profusion d'uniformes jaunes qui l'inquiétait, mais le corollaire inévitable : les autorités de l'ilande s'étaient soumises à celle du bureau des Affaires tripartites. En un sens, il pouvait les comprendre. L'existence d'un invoquant au pouvoir incontrôlé – et manifestement incontrôlable – ne représentait pas un problème mineur. Contrairement au reste d'Handesel, les agents du bureau étaient sans nul doute au fait des divers dons qu'on avait poussé le peuple à oublier pour mieux les manipuler. Koenig pinça les lèvres et secoua la tête : l'oubli n'était jamais une solution. Il ne laissait derrière lui qu'une vision imparfaite du monde, une porte ouverte aux pires erreurs.

Combien de temps se passerait-il avant que toutes les maisons soient perquisitionnées, dans l'espoir de retrouver cet être qui incarnait le plus terrible cauchemar des habitants d'Handesel ? Il ne pouvait s'empêcher d'être inquiet pour le garçon. Son inconscience prolongée le tracassait de plus en plus : l'apprentie médicante n'avait-elle pas confirmé que ses blessures étaient légères ? Son état pouvait-il être la conséquence du coup de poignard qu'il avait subi un mois plus tôt ? Le géomestre secoua tristement la tête ; il ne se libérerait pas de sitôt de cette culpabilité qui l'accablait obstinément.

Plus vraisemblablement, son pouvoir devait être en cause. Une telle libération de puissance ne pouvait pas être anodine. Mais y avait-il seulement, quelque part sur cette ilande, quelqu'un susceptible de l'aider ? Là d'où venait Koenig, la condition du garçon n'aurait pas posé de problème, mais ici, dans cet empire ignorant, il en était autrement... Mais si les choses tournaient mal, le Pérégrin accosterait bien trop tard. Il ne pouvait plus se permettre d'attendre.

La jeune Hedvik avait fait de son mieux, mais elle n'était qu'une apprentie. Bien des éléments pouvaient lui échapper... L'envoyé devait trouver un médicant expérimenté.

Soudain, une idée lui traversa l'esprit :

« Yorg, auriez-vous repéré dans cette ilande un dispensaire à l'usage des miséreux de la ville ? »

— En effet, manher Koenig, répondit l'homme en frottant son cou d'un air pensif. Un petit hôpital tenu par des médicants bénévoles et quelques volontaires... »

C'était la solution parfaite.

Personne ne trouverait étonnant que l'on vienne chercher d'urgence un médicant faisant œuvre de charité.

Personne ne poserait de questions trop indiscrètes...

Remontant le col de son manteau, Koenig planta son regard dans celui de son compagnon :

« Allons à cet hôpital. »

***

Nigel savait que menacer la serrure du regard ne servirait à rien : elle ne se déverrouillerait pas pour autant.

En soupirant, il écarta les mèches qui lui tombaient sur le visage et chercha quelque chose qui pourrait l'aider à forcer le mécanisme. Sur le bureau, il aperçut un coupe-papier en forme de dague. Boitillant jusqu'au meuble, il s'en empara et retourna vers la porte pour tester son outil.

Prenant appui sur le mur, il parvint à glisser la lame entre le battant et le linteau. Il s'en servit comme levier, tentant d'élargir l'espace dans l'espoir de déloger la penne de la gâche. Le vieux bois se plaignit amèrement, dans un concert de craquement et de grincements. Son épaule blessée protestait tout aussi violemment ; un flux chaud et poisseux imprégna bientôt ses bandages.

Visiblement, ce n'était pas la bonne méthode : il s'apprêtait à abandonner quand il s'aperçut que le bois autour de la gâche, fragilisé par le temps, partait en éclats. Serrant les dents, il ignora la myriade de souffrances occasionnées par l'effort et redoubla d'ardeur pour déloger le mécanisme.

Dans son esprit se succédaient les effrayants tic-tac d'une horloge imaginaire, dont les aiguilles ramenaient inexorablement l'homme mystérieux vers lui... et qui désagrégeait peu à peu ses chances de s'enfuir de la demeure, vers un avenir plus qu'incertain, mais dont il aurait au moins la maîtrise.

***

Koenig contempla le bâtiment avec scepticisme.

Il se demanda une fois encore souvent comment la ville avait pu se laisser sombrer de cette façon, se négligeant un peu plus chaque jour : la rareté des ressources n'excusait pas tout. Il savait, en son for intérieur, que le Nebel pesait lourdement sur les consciences, les peuplant de monstres sans même les envahir, engourdissant la faculté à d'aller de l'avant. Oui, il pouvait même comprendre pourquoi les habitants d'Handesel haïssaient le Nebel, au point de souhaiter le voir disparaître. Mais les choses n'étaient, hélas, pas si simples...

Il se décida enfin à pénétrer dans le bâtiment. Une volontaire en tenue jaune pâle, ses cheveux sagement remontés en un chignon serré, était assise à un petit bureau face aux visiteurs. Elle leva la tête des documents qu'elle parcourait pour l'accueillir d'un sourire :

« Puis-je vous aider, manher ? »

Koenig ôta son chapeau, le gardant entre ses mains tandis qu'il baissait la tête vers la femme :

« Je... Je souhaiterais savoir si un médicant est disponible, pour me donner un avis sur un cas inquiétant... »

Elle le regarda de la tête aux pieds, intriguée par son allure inhabituelle :

« S'agit-il d'un de vos proches ? »

Le geomestre marqua une pause, cherchant une relation crédible. Il fut tenté de déclarer que c'était pour un jeune homme inconnu qu'il avait trouvé blessé et inconscient, mais avec les investigations des agents du bureau, cette histoire semblerait suspecte.

« C'est pour le fils d'un de mes amis... qu'il m'a confié en mourant, déclara-t-il, conscient de la cruelle ironie de ses propos. Il eut un accident hier matin et n'a pas pris conscience depuis... Et je n'ai pas les moyens de m'adresser à une officine privée. »

Elle se mordilla la lèvre pensivement, avant de répondre :

« Je suis désolée. La plupart des médicants ont gardé leur activité principale et ne viennent qu'en dehors de leurs heures de travail. Les autres doivent rester pour recevoir les patients. Essayez de revenir à l'heure du déjeuner, peut-être aurez-vous plus de chance... »

Koenig opina, faisant taire sa déception. Il n'avait d'autre choix que de rentrer pour vérifier si par miracle, le jeune garçon ne s'était pas réveillé, rendant l'intervention d'un médicant superflue.

« Je vous remercie », lâcha-t-il du bout des lèvres, avant de tourner les talons pour regagner son quartier général.

***

Le dernier fragment de bois lâcha prise ; enfin, Nigel parvint à dégager la gâche du linteau.

Sans se soucier de ses doigts écorchés et pleins d'échardes, il lança son épaule valide contre la porte ; il poussa un immense soupir de soulagement quand elle céda, le libérant de sa prison.

Il avait récupéré dans la poche de sa veste sa bourse suffisamment garnie pour assurer sa subsistance durant plusieurs jours : au moins ses ravisseurs n'étaient pas des voleurs. Mais il était hors de question qu'il sorte avec les habits qu'il portait quand il avait été traqué. Il chercha autour de lui des vêtements à emprunter et finit par trouver une malle emplie d'étranges tuniques de lin écru et de culottes de même facture. Il fronça les sourcils : qui portait ce genre de chose à Handesel ?

Il avisa un pantalon de lainage ocre et une chemise jaune tirant vers le brun. Se changer représenta une nouvelle épreuve, mais il réalisait que s'il voulait parcourir impunément les rues de la ville, il devait se fondre dans la population. C'était un crime majeur à Handesel d'arborer d'autres couleurs que celles de sa nation d'origine, mais Nigel n'en était plus à ça près. Les agents du bureau traquaient un Saxe, pas un Erdan, et cette couverture lui offrirait peut-être un peu de répit.

Il chercha en vain des chaussures, avant de décider qu'il ne pouvait attendre plus longtemps. Il se contenta d'enfiler par-dessus l'assemblage de fortune une paire de chaussettes épaisses qui avaient l'avantage de donner un soutien supplémentaire à sa cheville et s'engagea dans l'escalier.

Quand Nigel se trouva sur le palier, il éprouva un vertige en voyant les marches qui partaient en spirale vers les profondeurs du bâtiment. Il sentit le découragement le gagner, mais il n'avait pas le droit de faiblir. Il pouvait bien supporter un peu de douleur si c'était pour retrouver sa liberté...

Pour aller où ? Il n'en avait aucune idée... Aucun endroit ne lui semblait sûr désormais. Le commander Jameson devait être soumise à la surveillance du bureau. Il ne pouvait la mettre plus en difficulté qu'elle ne l'était déjà. Il en était de même pour Loys et il ignorait comment contacter Augustus Valdor. Il devait avouer que le personnage lui inspirait des sentiments plutôt mitigés.

Restait mestress Longstride... Même s'il n'avait pas envie de lui créer des problèmes supplémentaires, elle représentait son seul espoir. S'il arrivait à lui faire parvenir un message, peut-être trouverait-elle moyen de l'aider... Mais il ne servait à rien de réfléchir dans le vide : serrant les dents, il posa le pied sur la première marche en s'accrochant à la rambarde branlante. Il frémit en entendant le bois craquer, mais il s'obligea à garder son calme : ce bruit n'avait rien d'inhabituel dans la vieille demeure.

Après une éternité de progression atrocement lente et de souffrance ravalée, il parvint au palier suivant. Au-delà de la porte régnait un assourdissant silence. C'était déjà une étape de gagnée. Il prit une profonde inspiration et s'engagea dans la seconde volée de marches, en espérant que sa chance – ou du moins ce qu'il en restait – tiendrait suffisamment longtemps.

***

Plongé dans ses réflexions, Koenig parcourait les rues de Silberleut.

Il avait effectué un large détour afin de déterminer quel degré de menace pesait sur son petit groupe et sur l'ensemble de la ville. Si le bureau des Affaires tripartites ne parvenait pas à ses fins avec rapidité et discrétion, une véritable situation de guerre pourrait s'installer. Le gouvernement local de l'ilande n'accepterait pas ai aisément de se voir supplanté par une autorité supranationale.

Il espérait que ses contacts arriveraient sans retard et lui permettraient de quitter Silberleut avant que les choses ne dégénèrent. Il serra convulsivement les poings : il ne devait pas penser à ce que ces impériaux ignorants ou ces fanatiques du conseil pourraient faire subir à l'invocant s'il tombait entre leurs mains. Il sentit son cœur manquer un battement en imaginant les pires des scénarios... Soudain, il n'eut qu'une envie, revenir au plus vite vers la maison afin de vérifier que le garçon était encore en sécurité. Il devait faire le nécessaire pour qu'il soit protégé coûte que coûte.

D'un coup d'œil, il intima à Yorg d'accélérer le pas. Le médicant viendrait plus tard.

***

Nigel arriva enfin au deuxième palier.

Au jugé, il devait encore y en avoir deux autres à parcourir. Il prit une longue inspiration et s'engagea dans la volée de marches suivantes. Des piques de douleur traversaient sa cheville chaque fois qu'il posait le pied à terre ; il ignorait combien de temps il pourrait tenir avant qu'elle refuse de le soutenir. Son épaule saignait toujours abondamment, mais il ne pouvait rien y faire pour le moment.

Enfin, après une éternité de souffrance et d'efforts épuisants, il parvint au rez-de-chaussée de la maison – ou, du moins, au niveau de la rue. Il se retrouva dans un hall où il aperçut avec une surprise ravie une longue rangée de manteaux épais ocre-jaune et même trois paires de godillots montants, solides et grossiers. Il jeta son dévolu vers la plus grande qu'il l'enfila par-dessus ses « chaussures » de fortune et laça le plus serré possible.

De l'autre côté d'une porte qui donnait sur le couloir d'entrée lui parvenaient le bruit de voix animées et le claquement de godets sur une table. Les occupants étaient trop absorbés pour percevoir sa présence... sauf si l'un d'eux décidait de mettre le nez au-dehors.

Il choisit un manteau un peu trop large pour dissimuler sa silhouette élancée et se coiffa d'une casquette sous laquelle il rentra ses mèches blondes trop reconnaissables. Il releva le col afin de cacher ses traits, avant de tourner la poignée : il constata avec un intense soulagement que la porte était ouverte.

La lumière du jour le frappa de plein fouet, même si elle n'était jamais très violente dans les ilandes. Nigel ramena la visière sur ses yeux, sans oser croire qu'il avait réussi à s'échapper sans encombre. Mais tout n'était pas gagné : il devait mettre de la distance entre ses ravisseurs et lui-même et se repérer dans une ville qu'il ne connaissait guère, où il était traqué comme une bête féroce et dangereuse. Il esquissa un sourire amer : il avait du mal à concevoir une telle image de lui-même.

Une légère pluie recommençait à tomber, mais ses vêtements rudes et épais d'ouvrier erdan le protégeaient efficacement. Le jeune homme jeta un coup d'œil sur son épaule, en espérant que le sang ne traverserait pas l'étoffe avant qu'il puisse trouver un moyen de refaire le bandage. Il frissonna légèrement : son corps affaibli protestait, lui rappelant douloureusement qu'il n'avait pas mangé depuis le matin précédent. Et si sa blessure continuait à saigner de la sorte, les choses ne s'arrangeraient certainement pas.

Il s'avança dans la rue, d'un pas posé, en s'efforçant de boiter aussi peu que possible. Au tournant de l'îlot, il aperçut deux hommes qui s'approchaient : il sentit son cœur s'affoler en reconnaissant celui au long manteau et au singulier chapeau. Derrière lui se tenait un grand gaillard qui portait exactement les mêmes vêtements que les siens. Enfonçant sa tête dans ses épaules, il s'obligea à faire comme si de rien n'était : Koenig semblait trop absorbé ses pensées pour le voir. Son compagnon esquissa un bref salut du menton, se méprenant visiblement sur son identité. Nigel répondit de même et poursuivit sa route, réprimant son envie de se retourner pour vérifier que les deux passants rentraient bien dans la maison et ne faisaient pas demi-tour pour le rattraper.

Il attendit de se trouver dans une rue perpendiculaire pour jeter un rapide coup d'œil : il constata avec soulagement qu'ils avaient disparu de son champ de vision. Avec un soupir, il décida d'aller aussi loin que ses jambes pourraient le porter, tout en réfléchissant à ce qu'il pourrait faire par la suite.

***

Plongé dans ses réflexions, Koenig réalisa avec surprise qu'il était presque arrivé à son quartier général.

Il venait de croiser l'un de ses hommes : lequel était-ce, déjà ? Il ne les connaissait pas depuis assez longtemps pour reconnaître leur silhouette. Il se tourna vers Yorg :

« C'était Dietr, n'est-ce pas ? »

Son compagnon fronça les sourcils :

« Maintenant que vous le dites, je ne sais pas trop... Je pensais qu'il devait s'agir de Walt... »

Koenig haussa les épaules : ce n'était pas vraiment important. Il faisait confiance à ses hommes pour mener leur tâche au mieux. Le géomestre les abandonnerait pour la plupart derrière lui en repartant et n'aurait sans doute jamais plus l'occasion de les recroiser. Mais peut-être qu'un autre envoyé solliciterait leurs services, en supposant bien sûr que les cocroches des Affaires tripartites les laisseraient en paix.

Il plongea la main dans son manteau et tira sa montre : il lui restait deux bonnes heures avant le retour des médicants au dispensaire. Il se trouvait à une vingtaine de minutes de là, ce qui lui donnait le temps de réunir les hommes disponibles et de les informer de la nécessité de veiller avec une attention de tous les instants sur leur jeune pensionnaire. Koenig songea aux consignes à instaurer : verrouiller la porte d'entrée, monter discrètement la garde, vérifier les autres accès de la maison afin d'éviter d'y être piégé... Et, surtout, ménager rapidement une solution de replis s'ils devaient, en dernière extrémité, de fuir l'endroit.

En arrivant dans le hall, il entendit le brouhaha venant de la salle de repos : il devait bien y avoir quatre ou cinq hommes valides sur place. Cela devrait suffire dans un premier temps. Le plus urgent était de vérifier l'état de son précieux protégé : il se sentait coupable de l'avoir abandonné, enfermé dans cette pièce, même pour si peu de temps. Ne risquait-il pas de paniquer s'il s'éveillait seul sous les combles, sans personne pour le rassurer et lui expliquer la situation ? Surtout quand son dernier souvenir conscient était cette traque impitoyable qui l'avait acculé au-dessus du gouffre.

« Dis aux gars que je dois leur parler », souffla-t-il à Yorg avant de s'engager dans l'escalier.

Il le monta quatre à quatre, avec un étrange pressentiment de désastre. Il tenta de se calmer : même si le garçon s'affolait, que pouvait-il lui arriver ? Il avait bien dû s'apercevoir que ses blessures avaient été soignées et qu'on lui avait offert le meilleur traitement possible. Vraisemblablement, il n'avait pas encore ouvert un œil.

Il ne restait à Koenig qu'une volée de marches avant d'en avoir le cœur net.

***

Nigel avait réussi à atteindre une rue plus fréquentée.

Personne ne lui accordait de second regard et il s'en félicita. Rien dans son apparence n'était de nature à attirer l'attention, pas même sa claudication : les accidents n'étaient pas rares dans les usines des ilandes. Il se sentait de plus en plus éreinté ; un tremblement irrépressible courrait le long de ses membres. Il ne pourrait continuer bien longtemps ; il devait avancer, tant qu'il y parvenait.

Le jeune homme s'arrêta pour s'appuyer à une rambarde qui surplombait un fouillis de passerelles, rayonnant en dessous de celle où il se tenait : il repéra une avenue plus large, deux niveaux plus bas, et se donna pour objectif de l'atteindre. Il aurait voulu retrouver son guide pour l'aider à parcourir le dédale de Silberleut. Il se demanda ce que devenait ce gamin... non, cette gamine plutôt. Quel était son nom déjà ? Quelque chose d'inhabituel, mais qui ne sonnait pas si mal. Malgré ses efforts pour se le rappeler, sa mémoire embrumée lui refusait tout service.

S'il prenait l'escalier qui descendait sur sa droite, il parviendrait sans doute plus vite à destination, mais la seule idée de négocier ces marches le figeait sur place. Il ferma les yeux, sentant une tiédeur moite se mêler à la bruine sur ses joues. Jamais il n'aurait assez de forces... et quand bien même il pourrait atteindre cette allée aux lampadaires de ferronnerie, bordée d'échoppes de bois vieilli par les intempéries, que ferait-il ? Trouverait-il moyen de prévenir la médicante ? D'ailleurs, avait-il le droit d'imposer son fardeau à mestress Longstride ? Sans famille, sans carrière, il ne lui restait plus qu'à s'enfoncer dans les profondeurs de la ville pour retrouver le monde des greys – les graus, comme on les nommait ici. La boucle serait bouclée... Le destin accompli.

Instinctivement, ses doigts se portèrent à ses joues, essuyant les larmes qui y coulaient : comment pouvait-il se montrer aussi pitoyable ? Lui, qui avait été cadet de l'Empire saxe, et le filleul de Willem Montland ? Même si l'épuisement et la douleur le rongeaient un peu plus chaque minute, était-ce une raison pour se départir de sa dignité ?

« Eh... Ça va ? »

Nigel se retourna en entendant une voix rude, mais chargée de sollicitude résonner derrière lui. Il découvrit un homme barbu entre deux âges, aux traits creusés et aux vêtements rapiécés. Un ouvrier ordinaire qui luttait chaque jour en s'accrochant pour ne pas perdre son bien le plus précieux, sa citoyenneté erdane. Il y avait tant de gens à Handesel qui vivaient dans des conditions précaires, comment osait-il pleurer sur son sort, lui qui avait bénéficié d'un traitement de faveur douze années durant ?

Il s'appétait à lui répondre, avant de se rappeler que son accent saxe le trahirait s'il alignait plus de trois mots.

« Oui, répondit-il d'une voix étouffée.

— Tu es sûr ? »

Il bafouilla une réponse inintelligible en forçant un sourire.

« Bon, ben tant mieux... »

Même si l'homme n'était pas convaincu, il haussa les épaules et reprit son chemin. Nigel essuya le reste de larmes qui inondaient son regard ; la compassion de cet inconnu lui avait donné le courage de poursuivre ses résolutions.

Après tout, ce n'était rien de plus qu'un escalier à descendre...

***

Koenig était incapable de bouger, incapable de parler... tout simplement de réagir.

Il avait compris l'origine de son pressentiment dès qu'il avait vu le linteau détruit et la gâche arrachée. En constatant qu'on lui avait volé des vêtements, il avait réalisé que le garçon s'était joué de lui. L'invocant était éveillé depuis longtemps déjà et il était prêt à parier qu'Hedvik lui avait servi de complice. Il était tenté de la convoquer et exiger d'elle des explications, mais cela n'aurait pas la moindre utilité.

Comment cet adolescent avait-il pu faire preuve d'autant de détermination, malgré ce qu'il venait de vivre, malgré son état ? Quelque part au fond de lui, le geomestre était impressionné par la présence d'esprit du jeune homme et par son habileté. Il semblait promis aux plus hautes responsabilités. Une raison supplémentaire pour le retrouver et le ramener là où était réellement sa place.

Koenig remarqua des traces de sang sur les fragments de bois. Il espéra que le fuyard ne s'était pas infligé d'autres blessures lors de son évasion. Avec une cheville dans cet état, il n'avait pas pu aller bien loin.

Comment avait-il pu sortir sans que personne ne l'aperçoive ?

Soudain, il se rappela l'homme qu'il avait croisé en arrivant, engoncé dans l'un des grands manteaux que portaient ses acolytes... Ce n'était ni Dietr, ni Walt, mais bel et bien un jeune Saxe trop futé. Koenig serra les poings, furieux de ne pas l'avoir reconnu... À présent, il ne lui restait plus qu'à prendre de vitesse le bureau pour récupérer l'invoquant et le mettre cette fois sous bonne garde.

Sa colère d'avoir été berné l'avait libéré de sa stupeur. Bouillant de rage, il dévala l'escalier en hurlant à pleins poumons :

« Yorg ! Fais venir les autres tout de suite ! »

***

Une volée de fochebels formait une longue spirale au-dessus de l'avenue, où une vieille femme émiettait du pain bleui et ratatiné qui n'était plus propre à la consommation des humains.

Les échoppes commençaient à s'animer, chaudement illuminées par des lanternes colorées qui faisaient presque oublier le retour de la pluie. De délicieuses odeurs montaient des étals : viande grillée, pâte rissolée, brioches récemment sorties du four... se mêlant à la senteur du bois fraîchement travaillé, du cuir et des épices.

C'était l'un des marchés les plus vivants de Silberleut ; la foule s'y pressait déjà ; Nigel s'était fait bousculer plus d'une dizaine de fois quand il trouva enfin uwxn havre de tranquillité à l'arrière des boutiques, sur un petit banc fatigué et dissimulé aux regards. Les odeurs qui auraient dû éveiller sa faim lui donnaient la nausée. Il frissonnait toujours autant, en dépit de la chaleur procurée par l'exercice récent et l'épais manteau de lainage. Le jeune homme porta la main à son front et le découvrit brûlant de fièvre. Rien d'inattendu, mais si son état venait à s'aggraver avant qu'il ne retrouve ses alliés, la situation deviendrait critique.

Il tira de sa poche le matériel d'écriture et se mit en devoir de composer un message, soucieux de préserver sa sécurité comme celle de la médicante : sa plume tremblait et le papier gonflé par l'humidité buvait l'encre, brouillant le contour des lettres. Il parvint à grand-peine à rédiger un texte à peu près lisible. Regardant autour de lui, il avisa un gamin qui farfouillait à l'arrière des échoppes : probablement un chiffonnier, comme il en existait dans les quartiers les plus populaires des ilandes, disputant aux greys les tâches les plus ingrates.

« Eh, petit ! »

Le gamin, qui ne devait guère avoir plus de dix ans, tourna vers lui un regard soupçonneux.

« Peux-tu me rendre un service ? » demanda-t-il en tâchant de gommer l'accent saxe de ses paroles.

« P't'être, faut voir... » marmonna le garçon en s'approchant d'un pas traînant.

Nigel plia soigneusement la feuille et la lui tendit :

« Il faudrait que tu apportes ce message au Détachement saxe, à l'intention de la personne dont le nom est inscrit sur le revers.

— Pourquoi t'y vas pas toi-même ?

— Je me suis blessé à la jambe et je ne me sens pas capable d'aller si loin. »

L'enfant l'observa d'un air soupçonneux, son visage pointu crispé par l'indécision. Le jeune homme songea qu'il ne devait pas inspirer la confiance, avec sa mine souffrante et ses vêtements dépareillés.

Il puisa dans sa bourse quelques pièces et les tendit au petit chiffonnier :

« Tiens, pour ta peine. Tu auras le double à ton retour.

— Qu'est-ce qui vous dit que j'vais le faire ?

— Pas grand-chose... Mais si tu as bien fait le travail, quand nous nous recroiserons, je te confierai une autre tâche... »

Il accompagna ses paroles d'un sourire qui se voulait confiant ; l'enfant avait probablement mené une vie trop dure se laisser prendre par des promesses hâtives, mais il fallait tenter le tout pour le tout.

« Donne juste ce message, sans donner de détails et reviens dès que possible. »

Le gamin pencha la tête sur le côté, s'accordant encore quelques instants de réflexions, avant d'acquiescer. Il posa un regard perplexe sur les mains meurtries et à moitié bandées de Nigel ; une lueur indéfinissable passa dans ses yeux. Ses petits doigts maigres se refermèrent sur les pièces.

« C'est bon, j'y vais... »

Il arracha presque la lettre la main du jeune homme, la fourra dans sa poche et détala d'un coup, comme un katz effrayé. Le Saxe esquissa un pauvre sourire en songeant qu'il ne reverrait sans doute pas son messager de fortune. Si l'enfant ne revenait pas accompagné de quelques gros bras pour lui prendre de force son pécule. Il s'efforça de se raccrocher au minuscule espoir que son plan marcherait... et que Marnie Longstride comprendrait qui avait rédigé cette missive.

Réunissant le peu d'énergie qui lui restait, il se leva pour aller acheter un morceau de pain à l'une des échoppes afin de lester son estomac vide et calmer ses nausées. Si les choses devaient mal tourner, il aurait besoin de toutes ses forces.

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