XVII - Réunion
« C'est réellement important, commander... »
L'officier supérieur posa un regard dur sur le garçon blond et se redressa de toute sa mince stature.
« Cadet, je ne sais pas si vous avez bien compris... Il y va de votre vie ! » rétorqua-t-elle sèchement.
Marnie secoua doucement la tête : sous son attitude faussement désinvolte, elle soupçonnait le jeune homme d'être plus têtu qu'un troupeau de mulls. En d'autres circonstances, la confrontation aurait été amusante : mais le risque que courait Nigel s'il mettait un seul pied hors de la caserne ne devait en aucun cas être pris à la légère.
Deepriver en était d'ailleurs conscient, mais il semblait prêt à braver le danger, même s'il restait pâle et que la raideur de ses gestes trahissait la douleur qui persistait dans ses muscles et son côté. Son affectation sur cette ilande avait été décidée, en grande part, en raison de ce rendez-vous préparé depuis des mois, avant la mort tragique de Willem Montland. La médicante se voyait obligée d'aller dans son sens... au risque de l'exposer aux menaces qui le guettait.
« J'en suis tout à fait conscient, commander, déclara Deepriver d'une voix qui ne tremblait pas. Mais cette convocation est pour moi d'une importance capitale. Il y a sans doute moyen que je puisse m'y rendre avec discrétion... en vêtements civils, peut-être ?
— Des vêtements civils vous désigneront immédiatement comme un citoyen saxe, en terre erdane, répliqua Jameson. Quoi que vous fassiez, vous risquez d'être remarqué ! »
Marnie s'avança légèrement :
« Commander... Vous avez parfaitement raison. Mais je comprends la requête du cadet Deepriver. Le moindre lien qu'il peut établir avec sa famille revêt une importance majeure à ses yeux !
— Mais s'il est capturé et peut-être exécuté, ces liens n'auront plus lieu d'être, répliqua sèchement Jameson. Comment pouvez-vous soutenir une telle imprudence, mestress Longstride ? »
Marnie la fixa intensément, espérant lui faire comprendre que les enjeux étaient capitaux, mais qu'elle ne pouvait en dire plus. La loyauté du commander, en dépit de ses sympathies pour la guilde disparue, demeurait à l'Empire saxe, envers et contre tout.
« Vous savez très bien que nous sommes probablement surveillés par la maréchaussée erdane et le bureau des Affaires tripartites, poursuivit Jameson. Dès que le cadet Deepriver fera mine de quitter notre périmètre, il sera aussitôt appréhendé. Sa description a dû largement circuler à l'heure qu'il est. »
Nigel garda le silence, mais à sa posture décidée, il n'était pas prêt à renoncer, en dépit de toutes les mises en garde de sa supérieure. Il fallait débloquer la situation, et rapidement.
« Je pense qu'il y a moyen, intervint la médicante, de rendre cette sortie la plus discrète possible. Ne me dites pas que la caserne a une seule sortie, commander », ajouta-t-elle avec un sourire dans la voix.
L'officier ouvrit la bouche pour répondre, mais se ravisa et se contenta de lancer un regard contrarié à la vieille femme.
« C'est bien ce que je pensais, poursuivit Marnie avec satisfaction. Je vais avoir besoin de quelques personnes de confiance que je vous laisserai choisir parmi vos effectifs. Un homme d'une quarantaine d'années et aussi une femme, si possible dans la vingtaine. Avec des yeux clairs et de cheveux blonds, dans la mesure du possible. »
Jameson lui lança un regard suspicieux :
« Que comptez-vous faire, mestress Longstride ?
— Je pense, simplement, que le bureau tripartite cherche un militaire isolé. Pas une famille de civils.
— Ils n'auront pas de papiers, objecta le commander.
— Je doute qu'ils en soient déjà au point de vérifier l'identité de tous les Saxes du territoire... »
La jeune femme fronça les sourcils ; les mains jointes derrière le dos, elle baissa la tête pour réfléchir.
« Vous ne ferez rien d'illégal ou de répréhensible, poursuivit Marnie. Nous n'avons pas encore reçu la sommation officielle de livrer notre protégé. D'ailleurs, si vous avez un autre cadet blond du même âge que Deepriver, il pourrait arborer deux sabres et occuper provisoirement sa chambre. »
Jameson secoua la tête, exaspérée, mais elle ne put réprimer un sourire :
« Vous êtes redoutable, mestress Longstride. »
La médicante se contenta de lancer un regard vers Nigel : il demeurait discret, mais son expression témoignait d'un considérable soulagement. Il lui rappelait un autre jeune homme, bien des années auparavant, tout aussi obstiné.
« Bien, soupira le commander, rendant les armes. À quelle heure a lieu ce rendez-vous ? »
***
Les lettres commençaient à danser devant les yeux de Loys.
Cela faisait quatre fois qu'il devait lire la même page, sans réellement comprendre ce qui y était marqué. Une vague histoire de transmission de commandes et de résistance au vent. Il était conscient de l'utilité de la pratique, mais tant qu'il n'en verrait pas l'application, il ne parviendrait pas à s'en souvenir. Il laissa errer son regard sur les étagères qui couvraient chaque espace visible, jusqu'en haut du plafond à trois mètres au-dessus de lui.
Il respectait les livres en tant que tels, d'autant plus que sa mère travaillait dur à les fabriquer. Ils devaient se compter par centaines à la maison de la Guilde, voire par milliers : c'était un trésor sans prix... mais il ne pouvait s'empêcher de regretter que ces pages ne contiennent pas des récits d'aventures, plutôt que d'austères dissertations sur le mécanisme des skifs et l'art de la navigation. Mais elles conservaient un précieux savoir, plus précieux sans doute que tout ce que l'imagination pouvait créer... Après tout, ce n'était pas de rêves qu'Handesel avait besoin.
Il referma le livre d'un coup sec, frémissant légèrement quand le geste trop brutal tira sur les sutures de son bras. Il était s'était rendu dès que possible à l'infirmerie la guilde, comme on le lui avait ordonné. Le médicant avait décrété que la plaie avait été correctement soignée et lui avait demandé de passer de nouveau avant son départ pour vérifier sa bonne cicatrisation, ou plus tôt si elle s'enflammait ou s'infectait. Il avait également conseillé à Loys de garder le bras en écharpe quelques jours, afin d'éviter les mouvements brusques, mais l'apprenti préférait ne pas attirer l'attention sur sa blessure et surtout sur ses causes.
Il ne pouvait cependant dissimuler le fait qu'il se retrouvait cloîtré à la bibliothèque, au lieu de frotter le plancher du réfectoire ou de laver les assiettes. Et au bout de quelques heures de solitude, il devait admettre que même les tâches plus ingrates commençaient à lui manquer cruellement.
L'heure du rendez-vous chez le tabellion approchait : il n'avait aucune idée de la façon dont il pourrait y aller. Il avait bien essayé de trouver un plan, mais tous les ouvrages qui ne traitaient pas de la discipline des pilotiers étaient classés un peu au hasard sur deux étagères en retrait. Y chercher quoi que ce soit équivalait à se mettre en quête d'un nuage dans le Nebel.
Loys avait l'intention de s'éclipser rapidement, mais c'était sans compter Dormont et Valencier, qui avaient profité d'une pause pour aller le débusquer dans la retraite.
« Comment as-tu réussi à te faire exempter comme ça ? » geignit le premier, qui n'était pas particulièrement féru d'exercice physique, en se hissant sur l'une des tables.
Il glapit quand Valencier le fit descendre d'une taloche. Le technicien lança un regard finaud à Loys :
« Est-ce que ça a quelque chose à voir avec ta balade d'hier soir ? Tu as été pris et puni ?
— Dans ce cas, moi aussi je veux bien être puni », râla le maigrichon.
Loys n'avait pas particulièrement envie de répondre. Il referma son livre et se leva, prenant garde à ne pas trop brusquer son bras. Il ne pouvait s'empêcher d'être inquiet pour Deepriver. Il aurait été surpris si on lui avait raconté, à sa descente du Brisevent, qu'il éprouverait un jour une quelconque sympathie pour cet arrogant Saxe. Ce qui prouvait qu'il pouvait se révéler dangereux de juger sur les seules apparences. Cela ne voulait pas dire que le dandy blond ne l'agaçait pas...
Tout comme l'agaçaient les deux idiots qui demeuraient dans son dos pendant qu'il rangeait le livre.
« Ce n'est pas l'heure pour vous de retourner à vos balais ? demanda-t-il d'un ton maussade.
— Tu t'es blessé ? On dirait que tu essayes de ne pas te servir de ta main droite. »
Le ton de Valencier était empli d'une sollicitude inattendue.
« Une mauvaise rencontre hier soir...
— On n'aurait jamais dû te laisser sortir », déclara le technicien, jouant de sa haute stature et son année supplémentaire pour endosser une autorité que personne ne sollicitait de lui.
Loys se sentit un peu coupable de sa mauvaise humeur envers ses plus proches amis. Il ignorait quelle aurait été leur réaction s'ils avaient appris les risques qu'il avait encourus par le bien d'un parfait inconnu. Peut-être l'auraient-ils rapporté à guilde, ce qui était une attitude plutôt raisonnable ; il n'en savait rien, en fait ; c'était pourquoi il ne pouvait se confier à eux... Son secret commençait déjà à creuser un fossé entre lui et ses compagnons.
« Je suis désolé... » murmura-t-il en se retournant vers les deux silhouettes disparates, dont les traits portaient la même expression inquiète. Il releva sa manche avec précaution, leur dévoilant le bandage qui entourait son avant-bras du poignet jusqu'au coude :
« Ce n'est pas trop grave, assura-t-il, juste une coupure un peu longue et profonde. J'ai vu deux malfrats attaquer un vieil homme et je n'ai pas pu m'empêcher d'intervenir. J'aurais une belle cicatrice en souvenir ! »
Valencier éclata de rire, tandis que Dormont le fixait avec des yeux ronds :
« C'est étrange, je ne t'aurais pas imaginé en justicier », remarqua le technicien, les mains sur les hanches.
Se sentant insulté, Loys se redressa de toute sa taille, qui dominait aisément Dormont, mais hélas pas Valencier :
« Pourquoi est-ce que tu dis cela ?
— Parce que tu râles beaucoup et que tu agis peu. Mais là, je dois dire que je suis vraiment impressionné. »
Le regard clair de son aîné semblait sincère ; Loys sentit une bouffée de chaleur envahir sa poitrine. Pour cacher son trouble, il redescendit sa manche en déclarant :
« Je dois y aller... Vous savez, cette convocation chez un tabellion... »
Il haussa les épaules :
« Ça doit être une erreur, mais au moins ça me fera sortir d'ici ! »
Le regard des deux apprentis se fit envieux.
« Si j'y arrive, ajouta-t-il d'un ton maussade. Je ne sais même pas dans quelle direction aller pour trouver le bureau.
— Son adresse n'est pas inscrite sur la lettre ?
— Si, mais... »
Il haussa les épaules :
« Ça ne me sert pas à grand-chose d'avoir le nom d'une rue, si je ne sais pas où la trouver. Et je n'ai pas vraiment envie de demander toutes les cinq minutes. »
Dormont lui adressa un clin d'œil :
« Attends, j'ai peut-être une idée... »
Le maigrichon s'approcha de l'étagère qui contenait toutes les brochures et les ouvrages généralistes : après avoir farfouillé un moment, il brandit un petit livret usé, dont les pages ne tenaient plus que par un fil :
« Voilà !, lança-t-il d'un ton victorieux.
— Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Loys en plissant les yeux d'un air soupçonneux.
— Tu vois bien !
— Non, je ne peux pas, vu que tu l'agites dans tous les sens. »
Dormont plaqua quasiment la couverture contre le visage de Loys :
« Le plan du monorail ! Pour chaque rue, tu as l'indication de la ligne et la station la plus proche ! »
Loys fronça les sourcils ; il faillit croiser les bras pour appuyer son mécontentement, mais sa blessure se rappela désagréablement à son attention.
« Dormont... Tu sais très bien que je n'ai pas les moyens de me payer le monorail. »
Valencier se planta devant son ami :
« Parce que tu envoies ta solde à ta mère et ta cousine pour les aider à vivre. Tu crois que nous ne le savons pas ? »
Le garçon se recula légèrement et regarda ses deux amis d'un air gêné : sans venir d'un milieu aisé, ils avaient eu une enfance plus confortable que la sienne et leur famille pouvait se passer d'un revenu supplémentaire, surtout aussi dérisoire que la somme allouée aux apprentis, dans la mesure où ils étaient formés, logés, nourris et blanchis.
Certes, ils ne lui demandaient jamais de payer une tournée le soir où ils sortaient en douce se remplir le ventre de cidre et de bière légère, mais c'était toute autre chose que de lui prêter de l'argent. Il se mordit la lèvre, incapable de répondre quoi que ce soit d'un peu intelligent.
« Tu n'as pas à te sentir gêné, reprit gentiment Dormont. Si ça se trouve, tu vas hériter d'une fortune et tu pourras largement nous rembourser ! »
Loys le fixa d'un regard si interloqué que Valencier éclata d'un grand rire ; le son tonitruant fit sortir de son trou l'acolyte bibliothécaire :
« Vous vous croyez où ? » lança-t-il sévèrement aux trois jeunes gens.
Le technicien attrapa Dormont par le bras, posa son autre main sur l'épaule de Loys et les tira vers l'extérieur. Il ne se donna pas la peine d'offrir un mot d'excuse à l'acolyte, dont ils entendaient toujours les invectives quand ils gagnèrent le couloir.
***
Debout devant le miroir de la chambre, Cornelli finissait d'arranger sa chevelure.
Deux nattes serrées, enroulées en couronne autour de sa tête. Elle la portait depuis tant d'années que lorsqu'elle libérait ses longues mèches, elle voyait dans la glace le reflet d'une étrangère. Il y avait quelque chose de rassurant dans une coiffure si ordonnée... surtout quand on se dirigeait droit vers l'inconnu.
Elle avait revêtu un corsage blanc à col montant et une jupe de lainage au bas décoré de fines arabesques en galon doré. Elle enfila une veste assortie, sans oublier la ceinture qui indiquait son appartenance à la guilde des messagiers. Elle vérifia une dernière fois son image : tout était parfait.
La jeune fille jeta un regard sur la montre qu'elle portait en sautoir : son escorte devait l'attendre pour la conduire chez mestre Fetter. Elle n'avait aucun doute sur le fait que Brückner serait là en lieu et en heure. Attrapant la sacoche où elle avait conservé la lettre, elle se dirigea vers la porte.
Elle descendit à pas pressés, craignant à chaque palier, à chaque couloir de croiser mestre Fairweather. Elle avait essayé d'oublier les événements de la veille, mais les visions qui avaient traversé son esprit avaient perturbé son sommeil durant toute la nuit ; les images de la dormeuse, de la cabine et de ses froides lumières artificielles, le bruit de la respiration heurtée à côté d'elle ne cessait de tourner dans sa tête.
Combien de temps allaient-elles la hanter ? Cette pensée l'oppressa au point tant qu'elle dut s'arrêter et prendre appui d'une main sur le mur, l'autre pressée sur sa poitrine. Elle ne voulait surtout pas songer aux implications. Elle était messagière. Juste messagière. Il était impossible qu'elle se réveille sunder un beau jour. Si elle avait réellement ouvert les yeux dans le skif, elle serait devenue folle... !
Et peut-être était-ce le cas. Se pouvait-il que, pour une raison ou une autre, elle n'ait été que légèrement affectée ? Et que son esprit ne réagisse que maintenant ?
Une femme d'âge mûr, la voyant dans cet état de confusion, lui posa doucement la main sur l'épaule :
« Vous allez bien, mon enfant ? »
Elle sursauta légèrement, tournant les yeux vers ce visage bienveillant :
« Oui, tout va bien, n'ayez aucune inquiétude, souffla-t-elle. Je vous remercie... »
Serrant sa sacoche contre elle, elle se hâta vers le hall. Comme elle le prévoyait, Brückner l'y attendait, monolithique, debout aux côtés de deux hommes au physique carré qu'il avait dû emprunter à la maréchaussée.
« Manfrolen Blaubrunnen », la salua-t-il respectueusement en ôtant son chapeau. Ses deux sbires en firent de même, silencieusement.
« Manheren, répondit-elle avec nervosité. Je pense que nous pouvons y aller. »
Le sbire du préfet lui offrit son bras, tandis que ses compagnons prenaient position devant et derrière elle, la protégeant efficacement de toute présence indésirable. Le petit groupe s'avança dans la rue, en direction de la station monorail la plus proche.
***
L'immeuble où officiait meister Fetter se trouvait dans les quartiers nord de l'ilande.
Il occupait l'extension supérieure d'un grand bâtiment gris renforcé de longs montants couleur de bronze patiné, qui abritait indifféremment des appartements plutôt confortables, des études et autres cabinets répartis entre diverses professions. Il possédait même le luxe d'un ascenseur, une étroite cage de fer qui voyageait au centre de l'escalier en colimaçon.
En prenant pied sur le palier, Augustus Valdor lissa les plis de sa redingote rouge et arrangea dans le reflet de la porte vitrée le nœud de sa lavallière.
L'ancien exploreur aimait que chaque élément soit contrôlé à la perfection ; il détestait se retrouver la proie du hasard ou à la merci de réactions impulsives. Certes, l'imprévu avait joué un rôle dans son existence, plus qu'il ne l'aurait souhaité, mais sa famille n'avait gagné et conservé sa situation qu'à travers l'acquisition systématique et soigneusement planifiée de positions clefs. Quand l'un des siens avait accédé à la guilde des exploreurs, pour la première fois d'aussi loin que remontait la mémoire de la lignée, elle l'avait considéré comme une chance à exploiter. La part prise par Augustus à la fuite de Landawn avait été approuvée et à son retour, tous les réseaux d'influence avaient été mis en place pour qu'il subisse le moins de tracas possible.
C'était ce qui lui avait permis, après un temps de discrétion, de servir de lien entre tous ceux qui avaient réintégré ce monde – ou ne l'avaient pas quitté : nommément, Alon, Marnie et Lars. Jorje s'était fondu dans l'anonymat et il ignorait où pouvaient bien se trouver Yeris et Fridrik. Avec patience, il avait attendu que ses trois amis soient rassemblés à Silberleut pour s'employer à y faire venir les enfants.
Il se demanda à quoi pouvaient bien ressembler ces jeunes gens : il avait suivi leur vie de loin sans jamais les voir, il avait supervisé la détection de leurs dons et été le premier averti de l'extrême singularité de leur cas... Les dons méconnus ou non décelables ne posaient pas de problèmes particuliers, ce qui avait permis, pour le Loys, de conserver les résultats officiels du Cadran. Mais pour les deux autres, Nigel surtout, la situation se révélait plus épineuse. Jamais il n'aurait pensé que le Saxe puisse être perceveur. Même si Augustus n'était pas un homme à montrer ses émotions, qu'il dissimulait bien souvent sous du détachement ou de l'ironie, le sort de Loric lui pesait encore sur le cœur. Il avait usé de tous les moyens en sa possession pour cacher l'état de sunder des deux adolescents, afin de leur garantir une parfaite sécurité et de leur permettre d'être formés dans l'emploi de leur don officiel.
Ils étaient si jeunes... bien trop jeunes pour se trouver lancés dans une telle aventure, surtout aux yeux de quelqu'un qui était entré dans sa soixante-seizième année et qui avait appris à connaître tous les dangers qui hantaient ce monde. Mais il comprenait mieux, avec le recul, la volonté farouche d'Earnest de voir Fia, Al et Ren reprendre le flambeau qui s'était lentement éteint entre leurs mains. Si les trois enfants d'Earnest et de Syria n'avaient pas été dispersés dans les Trois Empires au nom de leur survie, s'ils avaient été associés dès que possible au combat de leurs aînés, peut-être le destin se serait-il avéré moins tragique pour Ren et Fia, et moins vide pour Al.
Il plissa légèrement ses yeux ; le souvenir de sa dernière rencontre avec Ren demeurait particulièrement cuisant : les insultes et les accusations qui avaient fusé de la bouche du jeune homme se cognaient toujours aux parois de sa mémoire et, malgré tous ses efforts, il ne parvenait à les oublier. Surtout sachant ce qui était arrivé seulement deux mois plus tard...
Il écarta ses pensées de son esprit et manipula le heurtoir ouvragé de la porte du tabellion. Le maître des lieux vient lui ouvrir d'un air effaré, essuyant précautionneusement ses lorgnons.
« Mon'sier Valdor... l'accueillit-il avec soulagement. Je craignais que vous n'ayez été retenu... »
Augustus le coupa d'un geste :
« N'ayez crainte, meister Fetter, répondit-il avec un léger sourire. Pour rien au monde je n'échapperai à ce devoir. Aucun d'entre eux n'est encore arrivé ?
— Aucun, mais il encore tôt. Nous ne les attendons pas avant une bonne demi-heure... »
Le Calicien opina. Il pénétra dans l'étude, faisant résonner sur le sol le bout de sa canne ouvragée, et s'installa confortablement sur le fauteuil capitonné de rouge que le tabellion avait disposé derrière son bureau à son attention. Une large pendule accrochée au mur sonna l'heure ; par désœuvrement, il sortit sa montre de son gilet et remarqua qu'elle avançait de deux minutes sur le cadran de son hôte.
Fetter s'assit à côté de lui, tirant un immense mouchoir de sa poche pour s'éponger le front. Il ne faisait pourtant pas excessivement chaud dans la pièce, mais le tabellion dissimulait mal sa nervosité grandissante.
« N'ayez pas d'inquiétude, meister Fetter, déclara le Calicien avec amusement. Je doute que les autorités de Silberleut, a fortiori le bureau des Affaires tripartites, daignent fouiller dans vos minutes. »
Le tabellion baissa le nez, un peu gêné. De toute évidence, il n'était pas en état de lui faire la conversation.
Augustus sortit de sa poche intérieure un journal et une paire de lorgnons et parcourut les articles sans véritablement les lire. Au bout d'un quart d'heure, il se leva et jeta un regard par la fenêtre : une terrasse relativement large s'étendait en contrebas, avec quelques arbres au feuillage triste, sous la lumière cotonneuse qui régnait partout sur l'ilande.
Un couple s'était assis sur un banc : de vieux saxes distingués en costume bleu, qui discutaient, penchant la tête l'un vers l'autre. Le long de la rambarde, un erdan barbu, coiffé d'un chapeau fatigué et revêtu d'un manteau qui avait connu des jours meilleurs, profitait de la vue. Il esquissa un léger sourire avant de retourner s'installer à sa place.
Enfin, des coups retentirent à la porte.
***
Cornelli sentit son cœur s'affoler en voyant la porte s'ouvrir sur un couloir tapissé de toile damassée et de boiseries blondes.
Fetter correspondait à l'image qu'on se faisait communément d'un tabellion : pas très grand, plutôt rond, des lorgnons perchés sur le nez et une chevelure qui se faisait rare. Il s'inclina poliment devant la jeune fille en lui serrant la main, puis leva des yeux surpris vers les trois hommes qui l'accompagnaient.
« Manheren... Pardonnez-moi, mais... êtes-vous des parents de manfrolen Blaubrunnen ? »
Son escorte s'avança de quelques pas, avec un visage de pierre :
« Je m'appelle Ulrik Brückner, je travaille au bureau de préfet. Compte tenu de la position sociale de manfrolen Blaubrunnen, nous préférons assurer sa parfaite sécurité. »
Les sourcils du tabellion se froncèrent avec embarras :
« Je suis navré, manheren, déclara-t-il fébrilement, mais nous traitons d'une affaire strictement privée... Ne doivent être présents que les intéressés, l'exécuteur testamentaire et moi-même. »
Les intéressés... ?
Elle n'était donc pas la seule à avoir été convoquée ?
Brückner s'avança de quelques pas :
« Sans vouloir contrevenir à quoi que ce soit, vous devez comprendre que frolen Blaubrunnen m'a été personnellement confiée !
— Écoutez, manher, répliqua le Tabellion avec une surprenante autorité, je comprends tout à fait la situation, mais je vous propose la chose suivante : vous pourrez vérifier que mon bureau ne comporte qu'une seule issue. Vous n'aurez qu'à attendre dans la salle qui se trouve juste sur votre gauche, de laquelle vous pourrez voir toutes les personnes qui entrent et sortent en ce lieu. Est-ce que cela vous convient ? »
Cornelli ne savait si elle devait soutenir Brückner dans sa résolution ou, au contraire, lui demander de s'en remettre aux consignes de Fetter. Aussi, quand ce dernier se retourna vers elle pour solliciter son avis, elle sentit l'embarras la gagner.
« Dans ces conditions, déclara-t-elle timidement, la proposition de meister Fetter me semble plutôt... raisonnable...
— Très bien alors, déclara son protecteur, un peu raide. Nous allons donc faire le nécessaire, manfrolen Blaubrunnen. »
Fetter s'effaça pour laisser passer les trois Erdans dans son bureau ; après un instant d'indécision, Cornelli leur emboîta le pas. Un homme les y attendait, mince, droit et élégant malgré un âge aussi avancé, semblait-il, que celui de mestre Fairweather. Sa longue redingote d'un rouge sombre et profond le désignait comme un Calicien. Son profil busqué lui conférait une allure autoritaire à laquelle même Brückner se révélait sensible.
« Puis-je savoir qui vous êtes, manher ? » demanda impérieusement l'employé du préfet.
L'inconnu posa sur eux un regard vert à la fois pâle et intense, dont les années n'avaient pas terni l'éclat :
« Augustus Valdor, citoyen de l'Empire calicien, négociant de mon état et exécuteur testamentaire d'Earnest Seastrand. »
Brückner le détailla d'un regard soupçonneux, mais Fetter s'avança résolument :
« Je réponds de mon'sier Valdor comme de moi-même ! »
Le vieil homme s'approcha de la jeune Erdane et s'inclina élégamment :
« Soyez la bienvenue, mon enfant... Je pense que vous devez être manfrolen Cornelli Blaubrunnen ? Vous êtes le portrait de votre père ! »
Légèrement interloquée, Cornelli en oublia ses manières pour laisser échapper d'une d'un ton surpris :
« Vous connaissez mon père ? »
Il esquissa un sourire peu carnassier, dévoilant une rangée de dents parfaites :
« Je l'ai connu dans sa jeunesse. Tout comme sa sœur et son frère... »
La jeune messagière le considéra avec surprise :
« Mais... mon père n'a pas de frère... ni de sœur... Il n'en a jamais parlé. »'
Elle joignit les mains, entremêlant nerveusement ses doigts. Son regard rencontra celui de Brückner, qui détourna les yeux. Elle sentit un étrange malaise s'emparer d'elle : que connaissait-il sur son père qu'elle ne savait pas ?
Finalement, les hommes chargés de sa sécurité se déclarèrent satisfaits et gagnèrent l'antichambre meublée de plusieurs fauteuils et canapés que leur avait indiquée le tabellion. Serrant contre elle sa sacoche, Cornelli s'assit dans l'un des trois sièges disposés devant le bureau. Elle regarda curieusement les places restées vides : ils étaient donc trois à avoir été conviés ? Ou était-ce juste un hasard ?
Arrangeant soigneusement sa jupe autour de ses jambes, elle se prépara à attendre...
***
L'idée de Mestress Longstride semblait plutôt avisée.
Nigel avait endossé sa seule tenue civile, une redingote de fine laine azur discrètement gansée de marine, par-dessus un pantalon de même couleur que le galon. Puis il avait enfilé un long manteau outremer, orné de boutons d'argent, et noué ses cheveux sous un béret comme en portaient souvent les garçons qui n'avaient pas encore atteint le statut d'adulte. Une paire de lorgnons légèrement fumés atténuait le bleu intense de son regard.
Le sargent Conrat, un homme de belle prestance dont les tempes viraient au gris, incarnait son père, tandis que le jeune lieutenant Highbridge, une jolie blonde au teint frais, lui tenait lieu de tante ou de sœur aînée. Le commander leur avait fourni des vêtements d'aussi bonne facture que ceux de Loys ; ils faisaient aisément figure de famille cossue en déplacement à Silberleut. Mais après trois années sous l'uniforme, le cadet se sentait comme mis à nu.
L'officier les avait fait passer par une porte discrète à l'arrière de la caserne, qui coïncidait avec un placard, au fond d'une maison adossée au complexe militaire. Pour tout observateur étranger, ils avaient quitté une demeure on ne peut plus respectable, loin du regard des hommes des Affaires tripartites. Nigel ne savait s'il devait sourire de ces circonstances rocambolesques ou redouter que toutes ces précautions se révèlent parfaitement inutiles.
Le temps s'annonçait beau, du moins aussi beau qu'il pouvait l'être en ce début du printemps sur une ilande d'Handesel. L'air était sec, un peu frais, le vent très léger et dénué des relents marécageux du Nebel. Au-delà de l'épaisse nébulosité des murs de brume, le soleil dispensait une luminosité teintée d'or pâle. Les contours de la ville se détachaient avec netteté depuis les fenêtres du monorail qui cahotait le long de sa ligne, frôlant les flèches, enjambant les passerelles, se faufilant entre les terrasses.
Le jeune homme ressentait une curieuse impression d'irréalité tandis qu'il voyageait, coincé entre Conrat et Highbridge, les yeux modestement baissés comme il convenait à un garçon bien éduqué. Ce sentiment n'était pas nouveau : il l'avait saisi à l'instant où il avait vu le corps de son tuteur inerte dans son bureau, pour ne plus jamais le lâcher. Il l'oubliait de plus en plus longuement, certes, mais la sensation le rattrapait toujours tôt ou tard. Et les circonstances du moment ne facilitaient pas les choses.
Au bout d'un moment, toutes les formes au-dehors finirent par se fondre les unes dans les autres. Ses deux accompagnateurs ne semblaient pas enclins à lui faire conversation, sauf pour lui demander, à l'occasion si tout allait bien, question auquel il répondait de façon vaguement affirmative. La fatigue liée à ses exploits de la veille se faisait encore sentir à chacun de ses gestes, mais il s'efforçait de reléguer la gêne et l'inconfort au second plan.
Pour essayer de tenir à distance la somnolence qui le menaçait, il observa discrètement les autres passagers du monorail : la plupart d'entre eux étaient d'opulents Erdans d'un certain âge, vêtus de manteaux galonnés dans des teintes d'ocre, de beige et d'or. Leur carcasse portait plus de chair que l'essentiel de la population, qui vivait de ressources rationnées. Parmi eux, les étrangers comme leur petite « famille » semblaient dramatiquement visibles, avec leurs habits bleus et leur carrure athlétique. Tout comme le Calicien, à l'autre bout du wagon, qui arborait une sorte de manteau-cape rouge, avec ce style audacieux que cette remuante nation aimait à manifester.
La rame ralentit, stoppa le long des quais d'une station, déversant une partie de son chargement humain pour en engranger une nouvelle livraison. Le regard de Nigel fut attiré par une tenue de pilotier tranchant au milieu de la foule jaune. Une silhouette mince, de taille moyenne, auréolée de boucles noires... Un visage juvénile au teint clair, mangé de grands yeux sombres. Une expression vaguement boudeuse qui lui était familière.
Blancherive...
En d'autres circonstances, il aurait été plutôt heureux de revoir l'apprenti, mais il ne pouvait courir le risque de se faire reconnaître, même par un ami. Il baissa la tête, tirant légèrement le béret sur sa figure pour dissimuler autant que possible ses traits. Le sargent se pencha vers lui :
« Que se passe-t-il... Tomas ? »
Nigel mit quelques secondes à reconnaître son prénom d'emprunt ; se tournant vers le militaire aux cheveux gris, il répondit à voix basse :
« Rien de grave... père. J'ai juste cru reconnaître quelqu'un.
— Vous a-t-il remarqué ? »
Le jeune perceveur hasarda un regard en direction de Blancherive : le garçon brun, les yeux dans le vague, frottait d'un air absent son bras blessé. Il n'accordait aucune attention à ce qui l'entourait. Le Saxe s'en sentit soulagé ; malgré tout, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine curiosité sur les raisons qui poussaient le Calicien à traverser la ville à bord d'un monorail. Après tout, le tarif en était trop élevé pour un simple apprenti.
« Je ne pense pas, déclara-t-il enfin. Il n'a même pas regardé dans ma direction... »
Dans un crépitement des crémaillères, le monorail arriva enfin à destination. La famille factice se leva et se fraya un chemin vers la sortie du wagon. Nigel lança machinalement un regard en direction de Blancherive : à sa surprise, ce dernier descendit sur le même quai. Il haussa les épaules : ce n'était sans doute qu'une coïncidence.
L'étude de meister Fetter se situait à deux rues de là. Depuis le quai, il apercevait plusieurs passerelles qui élançaient leurs fines silhouettes au-dessus d'autres passages aériens et de ruelles encaissées comme des vallées profondes. À son arrivée, pris par l'effort de suivre la petite grau dans son ascension vers la caserne sans trahir ses faiblesses, il n'avait pu accorder qu'une attention succincte à Silberleut. À présent, il pouvait mieux examiner son environnement. La ville semblait plus ancienne, plus ornementée, mais aussi plus décrépite que Grinwats, comme si elle avait connu par le passé une prospérité depuis longtemps envolée. C'était certes le cas pour l'ensemble des ilandes d'Handesel, mais beaucoup plus visible dans cette métropole erdane.
Encadré par son escorte de fortune, le jeune homme s'avançait, discrètement attentif aux citoyens qui le croisaient. Il avait perdu Blancherive de vue, à son grand soulagement. Même bref, le trajet commençait à l'affecter, réveillant les séquelles de ses exploits de la veille. Enfin, Conrat lui désigna l'immeuble où se déroulerait l'entrevue.
« Souhaitez-vous que nous vous accompagnions jusqu'au bureau de meister Fetter ? demanda gentiment Highbridge.
— Oui, si cela ne vous dérange pas », s'entendit-il répondre avec une timidité qui ne lui ressemblait guère.
La jeune femme hocha la tête avec un doux sourire :
« Alors ce sera volontiers, Tomas. »
Arrivés sur place, afin d'épargner à leur protégé la fatigue de gravir les étages, les deux militaires le poussèrent d'autorité dans la nacelle de l'ascenseur, qui n'aurait pu les contenir tous les trois. Quand les grilles se refermèrent sur lui, le jeune homme se sentit étrangement mal à l'aise, mais se garda bien d'en faire part à son escorte. Il laissa les courroies et les poulies le hisser jusqu'au niveau de destination, en regardant les volutes de l'escalier défiler devant ses yeux. Enfin, il prit pied sur le palier, dont il apprécia les murs propres et la verrière lumineuse.
Il n'eut pas besoin de frapper : la porte était déjà grande ouverte. Il ne remarqua pas l'intérieur cossu ni la silhouette gracile, assise de dos dans le bureau, juste dans l'enfilade du couloir. Son attention se porta d'emblée vers la pièce adjacente : écrasant de leur puissante carcasse les délicats fauteuils, trois hommes en habits erdans, à l'expression stricte et fermée, le toisaient intensément.
Les agents des Affaires tripartites l'avaient-ils devancé chez le tabellion ? Avaient-ils fait appel à la Maréchaussée ? Était-il tombé dans un piège ? Par réflexe, il chercha la garde de sabres inexistants, même s'il se savait incapable de les employer contre des fonctionnaires impériaux... Il recula, manquant de heurter Conrat et Highbridge qui l'avaient déjà rejoint par l'escalier.
Dans son geste précipité, il bouscula cependant quelqu'un : un nouveau venu qui venait de faire irruption à l'entrée de l'étude et qui se mit aussitôt à vociférer :
« Eh, vous pourriez quand même faire attention, vous... »
Entendant cette voix jeune et familière, il se retourna d'un bloc, pour rencontrer une paire d'yeux noirs furibonds. Des yeux qui s'écarquillèrent aussitôt, tandis que s'échappaient les mots que Nigel redoutait depuis son départ de la caserne :
« Mais qu'est-ce que vous venez faire ici ? »
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