XVI - La Disparition

Framke fixa le vieil homme avec des yeux ronds, essayant d'accepter ce qu'il venait de lui dire.

Une Guilde des inventiers ?

Elle se souvenait avoir entendu Fridrik en parler : elle avait été annihilée, comme devait l'être plus tard celle des exploreurs. Jamais elle n'aurait imaginé qu'elle avait pu perdurer, dissimulée dans les profondeurs de Silberleut. Les exploreurs n'étaient donc pas les seuls à avoir ainsi survécu... sauf qu'il était sans doute plus facile aux inventiers de se cacher des autorités.

Meister Reiner – tel que s'était présenté le vieil homme – et ses collègues meisters Zweig et Krauz les conduisirent dans une salle à l'arrière de l'église, dont les murs étaient encore couverts de boiseries craquelées et noircies par le temps. Ils 'assirent autour d'une longue table, sur des chaises boiteuses et percluses de galeries d'insectes, renforcées par endroit de tenons de métal. Framke s'installa à l'écart, encore une fois, écoutant Karl négocier les morceaux de fer qu'il subtilisait à l'usine contre divers biens de première nécessité que les membres de la guilde avaient dû troquer par ailleurs.

L'adolescente les observa pensivement, songeant que meister Reiner devait avoir le même âge que Fridrik. Avec sa barbe et ses cheveux fous, il présentait une figure amusante et truculente, qui attirait d'emblée la sympathie. Mais pourquoi portait-il un habit régulier d'Erdan et non la tenue brune qui semblait la norme ? Pour se fondre dans la foule quand il sortait des bas-fonds de la ville ?

Les deux autres meisters lui paraissaient plus austères : le plus grand, mestre Zweig, demeurait taciturne et n'élevait la voix que pour formuler des remarques ou des reproches. Le frêle meister Krauz se montrait plus agréable et volubile, mais son regard se perdait parfois dans une sorte de rêverie dont il émergeait quelques secondes plus tard. Karl, tout comme meister Reiner, tirait un plaisir évident de cette négociation serrée.

La jeune rousse ne parvenait pas à s'intéresser à leurs échanges. Quand l'affaire fut réglée, elle avait compté toutes les auréoles de chopines sur la table, toutes les fentes au plafond et toutes les fêlures dans les dalles. Elle en était venue à distinguer des figures amusantes ou bizarres dans les nœuds du bois. Seul le changement de ton de Karl, soudain étrangement déférent, attira de nouveau son attention sur la conversation :

« J'aurais une faveur à vous demander, meister Reiner. Elle concerne cette jeune fille... Framke Balk. »

L'intéressée grimaça : elle avait perdu l'habitude d'entendre son nom de famille, après ces années à n'être plus que « Framke ».

« Je vous écoute, Karl. »

L'ouvrier se tourna vers elle :

« Pour vous avouer toute la vérité, Framke est dans une position pas facile... Elle vit comme une grau. Je sais que votre communauté est réduite et que c'est pas courant pour vous d'accepter de nouveaux membres... mais la petite est dégourdie, elle serait utile parmi vos ferrailleurs...

— Vous nous avez dit qu'elle était votre nièce, non ? intervint sévèrement mestre Zweig. Pourquoi ne pas vous occuper d'elle ?

— Comme je vous l'ai dit, pas par le sang. Mais sa mère a dû se remarier et son beau-père ne veut pas d'elle... »

Framke baissa la tête, sentant ses yeux la piquer subitement : elle endurait habituellement sa situation sans broncher, mais l'entendre ainsi de la bouche de quelqu'un d'autre la rendait insupportable.

« Tout va bien pour moi, se hâta-t-elle de rectifier. Je peux me débrouiller, je l'ai toujours fait ! Mais... je m'inquiète pour mon ami. »

Reiner fronça ses sourcils broussailleux :

« Ton ami ?

— Mon meilleur ami. Il n'est plus... vraiment jeune », expliqua-t-elle, sans ouvertement mentionner l'âge avancé de Fridrik pour ne pas risquer de froisser le vieil inventier.

Elle lança un regard vers Karl qui hocha la tête pour l'encourager :

« Il... il veut se rendre dans un des asiles gouvernementaux de l'ilande, pour ne pas être une charge pour moi... Mais je sais que s'il est enfermé dans cet horrible endroit avec plein de gens mourants, il va dépérir ! »

Son ton s'était fait véhément sous l'effet de l'inquiétude. Le recteur posa sur elle un regard grave :

« Jeune fille, nous ne sommes pas une association de bienfaisance. Nous devons vivre cachés et, comme l'a précisé Karl, nous accueillons très rarement de nouveaux membres. Surtout s'ils ne possèdent pas le don d'ingénier. »

Dans son élan pour plaider sa cause et celle de Fridrik, Framke se leva brusquement :

« Nous n'avons besoin de rien ou presque ! Juste d'un coin où dormir. Pour le reste, je travaillerai pour nous deux, aussi dur qu'il le faudra ! Je vous en supplie ! »

Consciente de son comportement excessif, elle se laissa retomber sur sa chaise :

« Pardonnez-moi... Je vous jure qu'il ne dira rien sur vous ! Il a l'habitude de garder des secrets... Je vous en supplie ! »

Ses yeux commençaient à la brûler dangereusement, à son grand désarroi : elle était prête à supplier, mais elle ne voulait pas donner l'image d'une gamine larmoyante, qui se servait de ses sanglots pour faire plier les autres.

« Reiner, tu ne vas quand même accepter n'importe quel... N'importe qui ? intervint meister Zweig d'un ton courroucé. C'est déjà bien assez que cette gamine soit au courant de notre existence, il faut en plus qu'elle essaye de nous ramener un autre pouilleux !

— Nous ne sommes pas des pouilleux ! » s'exclama la rousse, indignée.

Meister Krauz se frotta la nuque, gêné :

« Je suis sûre que non, petite... Il y a certainement... une autre façon de vous aider ?

— En faisant quoi ? Notre cache n'est pas assez protégée des éléments. Cela devient plus difficile pour lui chaque hiver. Nous avons juste besoin d'un petit coin à l'abri. Si vous ne voulez pas m'employer, je suis capable de travailler par moi-même : je guide les voyageurs, je porte leurs bagages... Mais je peux faire des choses plus difficiles... Je vous paierai même, s'il le faut ! »

Les deux plus jeunes meisters observèrent un silence hostile pour l'un, bienveillant pour l'autre. Elle sentait son cœur heurter brutalement ses cotes.

Reiner appuya les coudes sur la table et posa son front sur ses mains jointes :

« Karl, Karl... Vous me mettez de beaux draps... Mais à présent qu'elle connaît notre existence, comme l'a fait remarquer meister Zweig, je pense qu'il sera difficile de dire non... »

Framke bondit de sa chaise et courut vers le vieux recteur. Le brave homme reçut de plein fouet la gratitude d'une adolescente de quatorze ans, qui passa ses bras autour de son cou avec enthousiasme.

« Merci ! Merci ! répéta-t-elle. Je vais tout de suite aller le dire à Fridrik ! »

Avec un peu de difficultés, le vieil inventier parvint à se dégager de l'étreinte de la jeune fille. L'attrapant par les épaules, il se leva et la fixa droit dans les yeux :

« Fridrik, c'est ton ami ?

— Oui ! Je suis sûre que vous l'aimerez ! Il pourra même se rendre utile en faisant de petites tâches pas trop fatigantes ! Je vais le chercher tout de suite ! »

Emportée par un cœur débordant de gratitude et de soulagement, elle filait déjà vers la porte, mais la poigne encore solide de Reiner la retint :

« Non, jeune fille, déclara-t-il avec une sévérité inattendue. Il est hors de question que tu ailles te perdre dans la nature à cette heure de la nuit ! Tu ne saurais même pas comment rentrer. Nous allons te trouver un endroit où dormir et tu pourras annoncer la bonne nouvelle à ton ami demain, à la première heure. »

Framke lui adressa un large sourire. D'un geste bienveillant, le vieux meister garda une main sur son épaule pour la guider hors de la pièce.

***

Après trois années en haut de la Lanterne, Framke n'avait plus l'habitude de dormir dans un endroit fermé.

Elle était logée dans l'un des bâtiments attenants à l'église, un immeuble de deux étages. Les inventiers l'avaient renforcé de toutes parts pour éviter que les lézardes qui couraient dans les murs ne s'étendent irrémédiablement. La petite chambre, située au premier niveau, comprenait déjà trois lits de fortune sans compter la paillasse installée à son intention. Elle était occupée, à son grand désarroi, par Heinz ainsi que par deux enfants plus jeunes. Le garçon s'était brièvement éveillé en la voyant arriver, une couverture et un oreiller sous le bras, et lui avait adressé une grimace indéfinissable avant de se pelotonner de nouveau sous les draps. La rousse avait retiré sa veste et ses souliers usagés, puis s'était allongée sur cette literie sommaire, mais bien plus confortable que ce qu'elle avait connu trois années durant.

Une lampe à huile brûlait en veilleuse ; les deux plus jeunes enfants devaient craindre l'obscurité totale qui régnait dans ces demeures ensevelies sous la ville. À travers l'unique fenêtre, elle apercevait vaguement l'enchevêtrement de poutrelles qui semblaient englober tout l'édifice. Elle s'étonnait presque que certaines ne traversent pas carrément l'église et les bâtiments où logeaient les inventiers.

Elle avait appris qu'ils étaient plus d'une centaine à vivre et travailler dans les bas-fonds de Silberleut, certains à plein temps, d'autres occasionnellement, en menant par ailleurs une existence en apparence ordinaire. L'intégration dans la communauté se basait le plus souvent sur la possession du mystérieux don d'ingénier, comme pour les meisters Zweig et Krauz, mais aussi sur les compétences en tant qu'ouvrier ou de technicien, acquises dans les usines de l'ilande.

Elle se demanda si elle parviendrait à maîtriser ce genre de savoir : elle n'avait jamais éprouvé le moindre intérêt pour les machines, la ferraille ou tout ce qui semblait passionner les inventiers. Mais elle était bien décidée à apprendre ! S'il fallait sillonner les bas-fonds pour rapporter du métal, ou aider les mécaniciens en leur servant de tâcheron, cela ne lui posait aucun problème. Cette corvée valait bien ses activités habituelles ; au moins aurait-elle le gîte et le couvert.

Elle porta la main à la bourse du cadet saxe, à l'abri dans une poche ménagée à l'intérieur de sa chemise. Pourtant, elle demeurait mal à l'aise : elle ne pouvait s'empêcher de songer à Fridrik, seul sur la Lanterne. Framke espéra qu'il était profondément endormi et qu'il le resterait jusqu'à son retour, aux premières heures du jour : ainsi, le vieil homme n'aurait pas le temps de s'inquiéter pour elle. Il lui était déjà arrivé se trouver à l'autre bout de Silberleut à la tombée du soir et d'y chercher un abri pour la nuit. Elle était capable de se débrouiller ; Fridrik le savait.

Elle sentit un regard peser sur elle : se redressant légèrement, elle vit les yeux de Heinz briller doucement dans la pénombre.

« Pourquoi t'es restée ? » demanda le garçon d'un ton contrarié.

Elle se mit sur son séant :

« Qu'est-ce que ça peut te faire ? répondit-elle d'un ton maussade. C'est meister Reiner qui m'a dit de passer la nuit ici.

— Meister Reiner est mon grand-père ! annonça-t-il d'un ton important.

— Ne parle pas si fort, tu vas réveiller tout le monde ! »

Elle entendit le garçon émettre un grognement contrarié.

« T'as qu'à cesser de te tourner dans tous les sens. Tu m'empêches de dormir. »

Il la considéra un moment avant d'ajouter :

« T'as un souci ? »

Framke tripota machinalement un bout de la couverture qui s'effilochait. Sa vie ne concernait pas Heinz, mais elle avait besoin de se confier... même à ce sale gamin.

« C'est mon ami, Fridrik... Je m'inquiète pour lui... »

Elle se mordilla la lèvre, avant de poursuivre :

« Il est vieux. Aussi vieux que ton grand-père, mais pas aussi fort... »

Le garçon laissa échapper un petit rire :

« Ça pour être fort... mon grand-père, il l'est... Tu veux que je te dise un secret ? Si tu promets de ne pas le dire ?

— Je sais garder un secret, rétorqua-t-elle avec indignation.

— Il n'est peut-être pas un ingénier, mais c'est un sunder ! » révéla-t-il avec une immense fierté.

Elle se redressa, surprise :

« Un sunder ? Mais pourquoi il n'est pas pilotier, alors ?

— Il a été chez les pilotiers, mais il était technicien au sol... Il n'avait pas le droit de voler, parce qu'ils ne lui faisaient confiance, cette bande de ruks...

— Oh, pourquoi ? Il semble très respecté ici...

— Parce que... »

Il baissa la voix et murmura dans un chuchotement à peine audible :

« Il a été exploreur...

— Quoi ? »

Elle le fixa, les yeux grands écarquillés dans l'ombre.

« Eh, tu vas réveiller les moutards, grommela-t-il. Ça te choque ?

— Non, répliqua-t-elle, le cœur battant, c'est vraiment parfait ! »

C'était au tour de Heinz d'être surpris par ses paroles.

« Pourquoi tu dis ça ? »

Framke sourit ; en temps normal, elle se serait montrée plus méfiante, mais les inventiers vivaient dans la même clandestinité que les exploreurs dissidents :

« Mon ami, Fridrik... Il a été exploreur, lui aussi !

— Mon grand-père, c'est pas n'importe quel exploreur, s'emporta le garçon. Il a été l'un des derniers compagnons ! »

Framke prit une longue inspiration, pour calmer son cœur qui s'était mis à battre à toute allure.

« Dis-moi, dit-elle doucement, quel est le prénom de ton grand-père ?

— Pourquoi tu veux savoir ?

— Peut-être qu'ils se connaissaient... »

Il haussa les épaules :

« J'crois pas. Il s'appelle Lars Heinz Reiner. Je porte les mêmes prénoms que lui, mais on m'appelle par le deuxième... »

Lars...

Comme le camarade de Fridrik, qui était justement un technicien... Un garçon aux cheveux en bataille...

Celui qui avait quitté Loricia et regagné les Empires pour leur servir d'informateur, de base arrière...

Autant de coïncidences étaient-elles possibles ?

« Merci, Heinz... » murmura-t-elle pensivement.

Elle se laissa tomber sur la paillasse, les yeux grands ouverts. Elle était partagée entre l'envie de bondir sur ses pieds et partir à la recherche de meister Reiner, afin d'avoir confirmation de son identité, puis filer vers la Lanterne pour tout raconter à Fridrik. Mais le mélange d'excitation et de fatigue la paralysait littéralement. Elle se dit que son ami devait dormir à cette heure de la nuit ; il était inutile de troubler son sommeil. Elle pourrait toujours aller le retrouver le lendemain, dès l'aube, et le ramener à la guilde des inventiers. Les deux vieux compagnons seraient si heureux de se revoir...

Fermant les paupières, elle se laissa finalement sombrer, un léger sourire sur les lèvres, libérée des tourments qui lui avaient tant pesé ces derniers jours.

***

De l'autre côté du Nebel, l'aube diffusait une vague lueur d'argent bleuté.

Malgré tout, l'essentiel de la terre, y compris le haut de la Lanterne, demeurait noyé dans l'ombre. Sous son abri de planches, Fridrik s'étira, grimaçant légèrement en sentant ses vieilles articulations craquer.

Aussi discrètement que possible, il repoussa sa couverture, se leva et esquissa quelques pas mal assurés. Aucun son ne provenait de la tanière de Framke, sous l'escalier. Il ne voyait d'elle qu'une vague forme sous les épaisseurs de tissus.

Il fut tenté d'aller vers elle, de lui faire formellement ses adieux, de la serrer dans ses bras pour la dernière fois... Mais il se ravisa aussitôt. Ce serait bien trop dur, aussi bien pour la jeune fille que pour lui. Il devait profiter du fait qu'elle soit encore endormie pour s'évanouir à travers les ruelles de la ville.

Ses quelques maigres possessions avaient été rassemblées dans une besace qui l'attendait dans un coin de son refuge. Il sourit amèrement en constatant que toute sa vie se résumait à si peu de choses. Il se baissa pour la prendre, la chargea sur son épaule et se dirigea à pas lents vers les escaliers qu'il n'avait pas empruntés depuis des mois. Vaincu par l'âge et la fatigue, noyé dans ses souvenirs, il était tombé dans une totale dépendance vis-à-vis de Framke : c'était à lui d'y mettre fin, même s'il savait qu'il n'avait plus la force de supporter son propre poids.

Le silence coulait sur l'ilande comme un voile d'argent, embrassant les tourelles et caressant le gouffre des rues. À chaque palier de sa descente, il s'arrêtait pour reposer ses genoux usés, maltraités par les vertigineuses volées de marches ; il en profitait pour contempler la ville, encore plongée dans le sommeil. Il était arrivé dix ans plus tôt, avec la vague idée que Lars s'y trouvait peut-être, mais n'avait jamais réussi à trouver trace de son vieux camarade. En fait, il s'y était échoué, comme les paquets de varechs sur les plages de Loricia. Comme il s'échouerait aux portes de l'hospice, après une vie d'errance, renonçant à la compagnie de Framke comme il avait renoncé à celle de Yeris, bien longtemps auparavant.

Il baissa la tête, ferma les yeux... Où étaient-ils à présent, Yeris, Augustus, Lars... ?

Jorje vivait-il toujours à Greycove son existence de filderer ?

Alon et Marnie demeuraient-ils en sécurité entre les murs de leur guilde ?

Et Earnest... que lui était-il vraiment arrivé ce jour-là ? Avait-il été tué par les mystérieux ennemis, ou le gardaient-ils prisonnier quelque part ?

Il n'avait pas la réponse à ces questions, mais il n'avait plus le temps ni l'énergie de les chercher.

Le jour commençait à s'étendre sur Silberleut, tirant le sommet de bâtiments de la nuit : les rayons qui se frayaient un chemin par l'ouverture du ciel les saupoudraient d'or. La vie apparaissait dans les rues de la ville. Quelques habits jaunes étaient visibles çà et là, clairsemés comme les premières feuilles qui voletaient vers le sol quand venait l'automne ; essentiellement des ouvriers en sarrau de toile épaisse et des fêtards attardés rasant les murs, serrant autour d'eux leur manteau de prix.

Il fut tenté d'arrêter l'un des travailleurs pour lui demander le chemin de l'hospice, mais les regards lancés dans sa direction l'en découragèrent. Même les citoyens les plus modestes de Silberleut n'éprouvaient ni solidarité ni pitié excessive envers ceux qui étaient tombés plus bas qu'eux.

Sentant la fatigue s'emparer de lui, il s'assit contre le piller de la passerelle qui s'élançait au-dessus de lui et sortit de sa besace un morceau de pain et un bout de saucisse grillée qu'il avait conservés de la veille. Il commença un petit déjeuner improvisé en regardant le flux des passants s'épaissir progressivement. L'air était frais et sec, la lumière douce : peut-être pouvait-il en profiter encore un peu avant de reprendre son chemin dans les méandres de l'ilande.

Il tira de sa poche intérieure le cruchon où restait un fond de bière et avala une longue lampée, assistant en spectateur au défilement de la vie autour de lui. Il tenta d'imaginer ce que serait son existence à l'hospice, nourri au plus simple et au moins cher.

Et surtout, sans le ciel au-dessus de sa tête.

Sans doute lui trouverait-il quelques menus travaux à faire – l'empire n'encourageait guère l'oisiveté. Peut-être pourrait-il obtenir qu'on lui prête un livre ou deux... même les moins passionnants lui conviendraient. Les livres étaient ce qui lui avait le plus manqué depuis sa fuite de Landawn. Il avait lu et relu les cinq que Yeris avait jetés dans son sac, du moins ceux qui ne concernant pas la géographie et la cartographie, jusqu'à ce que le dos se détache, que les pages deviennent presque transparentes et que les lettres pâlissent. Ils étaient précieux et recherchés à Handesel ; on n'imprimait plus rien sans justification pratique. Le papier se faisait rare : chaque feuille était soigneusement préservée, couverte d'un bout à l'autre de caractères serrés.

Peut-être pourrait-il se faire quelques amis, parmi ceux que leur infortune n'avait pas précipités dans le mutisme ou l'indifférence. Il pourrait s'inventer un passé plus sûr et ordinaire que sa vie errante d'exploreur illégal. Il s'éteindrait à petit feu, sans voir tourner devant lui les aiguilles des cadrans et des boussoles, sans voir le Nebel s'ouvrir pour lui livrer passage, sans contempler les vagues au pied des falaises.

Il avait toujours su qu'un jour, cela finirait ainsi...

***

Framke s'éveilla brutalement.

Elle se redressa, perturbée par cet environnement inhabituel et cligna des yeux comme un oiseau de nuit. Les souvenirs de la veille lui revinrent en masse.

Même si la pièce était encore sombre, elle réalisa que le jour était déjà levé ; les carreaux épais, fendillés et jaunis et l'enchevêtrement des poutrelles au-dehors bloquaient l'essentiel de la lumière.

Les lits des deux plus jeunes enfants étaient vides, les couvertures et les draps repoussés et les oreillers fripés. Heinz était en train de lacer ses godillots, assis sur sa paillasse. Il lui adressa un sourire moqueur :

« Tu émerges enfin ? J'ai bien cru que t'allais dormir jusqu'à midi ! »

Elle fronça les sourcils, avant de soudain se remémorer un fait important :

« Fridrik ! Il faut à tout prix que j'aille lui dire ! Vite ! »

La jeune grau bondit sur ses pieds, fit quelques enjambées rapides avant de réaliser qu'elle ne portait pas ses souliers. Elle retourna s'asseoir pour les enfiler, sous l'œil goguenard du garçon. Pendant qu'elle nouait ses lacets maintes fois cassés, maintes fois rattachés, une femme entra dans la pièce : grande et blonde, elle semblait être âgée d'une quarantaine d'années. Si sa chevelure était soigneusement tressée, elle possédait les mêmes yeux que meister Reiner et le même sourire malicieux que Heinz.

« Enfin réveillé ? lança-t-elle au garçon. Cela fait déjà deux heures que Greta et Peter sont levés. »

Framke se retint à grand-peine de ricaner devant l'air penaud de son compagnon, plongé dans un mutisme inhabituel. La femme se tourna vers elle :

« Tu as bien dormi, jeune fille ?

— Très bien, manfro, je vous remercie...

— Tu peux m'appeler Anna, comme tout le monde. »

Elle tourna son regard vers son fils :

« Sauf toi, bien entendu, déclara-t-elle avec un sourire en coin.

— Oui, motter... »

La rousse enfila sa veste, en demandant d'un ton poli :

« Savez-vous quel chemin je dois prendre pour rejoindre la Lanterne ? Je suis un peu perdue ici et j'ai quelque chose d'urgent... de très urgent à faire !

— Très urgent ? »

Anna posa les mains sur ses hanches :

« Qu'est-ce qu'une gamine comme toi peut avoir à faire de si urgent ?

— Il faut que j'aille voir comment va mon ami. Il ne sait pas que je suis partie, il risque de s'inquiéter... et puis, il faut que je lui annonce la nouvelle ! Je suis sûr que ça lui plaira beaucoup, ici, ajouta-t-elle avec un large sourire.

— Bien sûr que ça lui plaira, répliqua la mère de Heinz avec une fière assurance. Dis-moi, comment s'appelle ton ami ?

— Fridrik... Je... »

Étrangement, elle réalisa pour la première fois que son vieil ami ne lui avait jamais confié son nom de famille. Ce qui avait un sens, entre graus : après tout, à quoi servait un patronyme lorsqu'on n'existait plus ?

Elle haussa les épaules :

« Juste Fridrik. Mais je pense que vous l'apprécierez. Il a été exploreur, comme votre père ! »

Le sourire d'Anna se fit un peu triste :

« Je suppose que les choses n'ont pas dû être faciles pour lui. Mon père n'est pas le seul ancien exploreur qui ait atterri ici. Les pilotiers ne les ont jamais vraiment intégrés... beaucoup d'entre eux ont été rendus à leur nation d'origine et n'ont le droit de voyager que sur autorisation spéciale. »

L'adolescente se contenta de hocher la tête : elle ne savait trop ce qu'elle était en droit de dire, tant qu'elle n'aurait pas la certitude absolue que Lars Reiner était bien le Lars de Fridrik. Les yeux clairs d'Anna la considéraient gentiment. Finalement, lissant les plis de sa longue robe brune, elle déclara :

« Le plus simple, c'est que Heinz t'accompagne. Ça lui fera du bien de voir la lumière du jour ! »

Ignorant les protestations véhémentes du garçon, elle ajouta :

« Par conte, les enfants, hors de question que vous partiez sans rien dans le ventre. Vous allez me suivre à l'office et prendre un bon petit déjeuner avant d'aller en ville. Surtout toi, jeune fille. Tu n'as que la peau sur les os !

— C'est pas étonnant qu'on te prenne tout le temps pour un garçon », lui glissa Heinz.

Framke sentit ses doigts la démanger ; elle lui aurait bien mis une taloche, mais la présence d'Anna l'en dissuada. La femme les conduisit à travers les couloirs à la peinture écaillée, qui portaient encore les traces de tableaux depuis longtemps disparus, et des escaliers aux marches usées et fendillées. Ils parvinrent dans une salle à semi-enterrée ; de larges soupiraux en demi-lune, ouverts à la retombée d'un plafond voûté, y apportaient un peu de clarté.

Au centre trônait une énorme table de bois, si massive que Framke se demanda si la pièce n'avait pas été construite autour. Elle y aperçut les reliefs d'un petit déjeuner qui avait dû comporter nombre de mets appétissants, mais réduits à l'état de miettes éparses par tous ceux qui étaient venus se restaurer avant eux. Seuls deux attardés, un adulte et un enfant, tenaient encore entre leurs mains une tasse fumante.

À la vue de sa mine un peu effarée, Anna ne put s'empêcher de rire :

« Ne t'inquiète pas, il y en a encore ! Que veux-tu manger ? »

Ne sachant ce que les cuisines avaient à lui proposer, elle se sentait incapable de formuler une réponse. Sans la moindre retenue, Heinz s'assit et réclama crânement :

« Œufs, bacon, pain, une grande tasse de thee avec du lait, et aussi des apfelles et... »

Une femme rondelette, un tablier autour de la taille, interrompit le garçon d'un petit coup de spatule sur le sommet du crâne :

« Aïe ! gémit-il en rentrant la tête dans les épaules. Eh, Klara, pourquoi t'as fait ça ? »

La cuisinière le fixa d'un regard sévère, que trahissait cependant un petit sourire au coin de ses lèvres pleines :

« On laisse d'abord parler les invités, jeune homme ! »

Elle fit pivoter ses jupes imposantes dans la direction de Framke, en secouant sa spatule de façon un peu plus pacifique cette fois :

« Que veux-tu, jeune fille ? »

Framke sourit :

« Eh bien... si je pouvais avoir comme Heinz, ce serait parfait, merci ! »

Au fond de la pièce, séparée en deux par un morceau de mur qui servait de comptoir, des cuisinières de fonte avaient été installées dans le foyer d'une immense cheminée. Klara sortit les provisions du garde-manger et commença à s'activer. Des odeurs appétissantes s'élevèrent des fourneaux ; Framke se sentit saliver. Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait pas goûté ce plaisir simple de manger dans une cuisine, dans une ambiance chaleureuse, environnée de parfums délicieux.

Elle demeurait toutefois un peu méfiante : on l'avait accepté par charité, parce que Karl avait forcé la main de la guilde et parce que Fridrik était un exploreur comme meister Reiner. Elle n'était pas prête à relâcher sa garde et à se considérer comme un membre de la famille.

Des assiettes fumantes et de grandes tasses furent posées devant eux, ainsi que du pain et des fruits. Elle sentit ses yeux piquer d'émotion et dut attendre que Heinz regarde ailleurs pour les essuyer discrètement. Mais elle ne put échapper à l'attention d'Anna ; la mère de Heinz, qui nettoyait la table du relief des repas précédents, lui adressa un sourire chaleureux qui acheva de lui faire perdre toute contenance.

***

« T'es bien sûre que c'est par là ? »

Framke lança un coup d'œil furieux au jeune garçon. Depuis qu'ils avaient quitté le niveau du sol, Heinz traînait derrière elle avec une expression ennuyée qui avait le don de la mettre sur les nerfs. Elle s'arrêta net, pivota sur elle-même et lui lança un regard qui se voulait dur et sévère :

« Écoute, quand on est en bas, c'est peut-être toi qui connais le terrain, mais ici, c'est moi ! »

Elle ressentait une certaine fierté à pouvoir lui en remontrer : il s'était conduit de façon insupportable quand ils progressaient parmi les profondes ruelles, répétant toutes les cinq minutes qu'il connaissait le chemin et qu'elle devait le suivre docilement au risque de se trouver perdue.

Mais au bout de quatre ou cinq volées de marches et le même nombre de passerelles, il haletait péniblement derrière elle. Ce qui était prévisible : il n'avait pas l'habitude de monter au pas de course tous les niveaux jusqu'à la Lanterne. Elle lui désigna le grand édifice dont la coupole éventrée se dressait sous la percée du ciel, comme une couronne en dentelle de fer.

« C'est là-bas, tu vois ! Nous allons sur la terrasse qui se trouve juste sous le dernier niveau. »

La réponse qu'il laissa échapper ressemblait étrangement à un gémissement. Elle poussa un long soupir à l'idée d'avoir à le supporter jusqu'à l'arrivée à son – désormais ancien – repaire. Au retour, la présence de Fridrik l'obligerait sans doute à ralentir l'allure, mais au moins, sa compagnie l'aiderait à oublier celle du jeune inventier.

Elle s'attarda sur la passerelle surplombant le quartier de l'église : en regardant bien, entre deux terrasses, dépassait une sorte de haute tour pointue aux murs constitués de colonnettes noircies et brisées. Il était percé d'ouvertures incurvées, sous un grand cône effilé et hérissé de protubérances. Elle se demanda s'il lui serait permis de l'explorer, ou si l'édifice était bien trop fragile pour qu'on puisse y grimper. Heinz s'était assis sur le sol, morose ; il poussa un soupir quand elle fit mine de repartir :

« C'est encore loin ? demanda-t-il d'une voix plaintive.

— Plus très loin », répondit-elle avec une assurance désinvolte.

Il haussa un sourcil sceptique, mais se leva sans rien ajouter, sans doute parce qu'il était trop à court de souffle pour prononcer le moindre mot superflu.

Le trajet prit deux fois plus de temps que si Framke avait été seule. Il devait bien être le milieu de la matinée quand ils atteignirent enfin leur destination. Framke cavala dans les dernières marches qui menaient à son refuge, bondissant sur la terrasse avec une énergie qui lui valut un regard effaré du gamin.

Une fois sur la terrasse, Heinz se laissa tomber sur le sol, les genoux ramenés contre la poitrine, regardant autour de lui avec une curiosité que la fatigue ne parvenait pas à vaincre :

« Alors comme ça, c'est là que tu vis ? »

Framke hocha la tête :

« Oui, j'ai trouvé cet endroit il y a trois ans. J'y ai trouvé Fridrik aussi.

— Pourquoi t'es montée si haut ? grommela-t-il, le menton sur les genoux.

— Pour être prêt du ciel », répondit-elle en levant les yeux, souriante, vers l'ouverture au-dessus d'eux.

Elle se dirigea vers l'abri de son vieil ami :

« Fridrik... tu es là ? »

Un groupe de fochebel, dérangé par son cri, s'envola dans un grand bruissement d'ailes.

« Fridrik ? »

Seul le silence lui répondit. Elle s'approcha de la fragile construction de planches : ne demeurait à l'intérieur qu'un tas de couvertures. Les quelques vêtements de rechange et la besace du vieux grau avaient disparu.

« Fr... Fridrik ? »

Une terrible appréhension lui noua les tripes : où le vieil homme avait-il bien pu passer ? Il ne quittait plus la terrasse ces derniers temps. Peut-être avait-il voulu profiter de cette journée qui s'annonçait si belle ?

La jeune rousse se leva et regarda autour d'elle, avisant l'échelle qui menait au sommet de l'ancien phare, avant de secouer la tête : ses articulations grippées ne lui permettaient pas d'y monter. Sa respiration s'accéléra, tandis que son cœur battait à tout rompre.

« Il n'a pas pu aller bien loin ! Nous devons le chercher dans les environs, nous finirons bien par le trouver !

— Tu sais même pas par où il est parti, répliqua Heinz, toujours assis sur les dalles de la terrasse.

— Tu peux rester là si tu veux ! lança-t-elle par-dessus son épaule.

— Prends pas trop de temps ! Faut rentrer pour le repas ! »

Sans écouter les récriminations du jeune garçon, Framke se lança vers les rues de Silberleut, à la recherche de son ami.

***

Après deux longues heures de recherches, Framke, découragée, fit enfin demi-tour.

Malgré tous ses efforts pour tenter de retrouver l'ancien exploreur, elle n'avait pu repérer la moindre trace de lui. Elle avait parcouru toutes les rues environnant la Lanterne, sur une demi-douzaine de niveaux différents. Si sa condition la retenait habituellement de demander quoi que ce soit aux passants, elle avait pour une fois transgressé ses principes et interrogé les gens qu'elle croisait pour savoir s'ils avaient aperçu son ami. Même si la plupart du temps, elle s'était fait chasser, quelques personnes lui avaient courtoisement répondu... mais de façon négative.

Fridrik aurait tout aussi bien pu s'évaporer.

Dès qu'elle prit pied sur la terrasse, elle fila vers l'abri déserté et commença à le retourner de tout côté, poussant les vieilles couvertures, les quelques ustensiles de cuisine, espérant trouver un message, un indice de ce que Fridrik avait bien pu décider. Il n'était pas possible qu'il soit parti ainsi, sans la prévenir, sans lui dire adieu...

Avait-il profité de son absence, pour éviter une pénible séparation ?

« Fridrik, pourquoi est-ce que tu m'as fait ça ? Tu as cru que j'étais partie ? Que je t'avais laissé ? »

Elle savait en son for intérieur que ce n'était pas vrai. Que le vieil exploreur avait confiance en elle.

D'ailleurs, ne lui avait-il pas demandé de prendre soin de son bien le plus précieux, l'Arche des exploreurs ?

L'Arche !

Elle avait failli l'oublier !

Il fallait à tout prix qu'elle la retrouve. Framke reprit sa fouille systématique du cabanon, pour finir par repérer le petit coffret dans un coin, dissimulé sous un tas de planches. Elle effleura le bois noir, les ferrures, le cabochon de serpentine...

Elle se releva et alla dans son abri chercher sa propre besace, qu'elle emplit des quelques objets qu'elle tenait à conserver : des habits, un peigne à moitié édenté qui ne servait pas à grand-chose sur sa chevelure rebelle, un livre d'enfant à la reliure déchirée, un collier avec un pendentif en métal doré, représentant un oiseau stylisé, que son père lui avait offerts pour ses sept ans...

Le mettant en bandoulière, elle retourna dégager l'Arche, qu'elle nettoya consciencieusement ; elle l'enveloppa dans un morceau de couverture avant de la fourrer dans son sac.

« Faut qu'on rentre, geignit Heinz au-dehors. Tu viens ?

— J'arrive ! »

Elle sortit de l'abri et gagna le milieu de la terrasse. Elle demeura un instant immobile, hurlant en silence sous la trouée du ciel... Mais une autre part d'elle-même était bien décidée à garder confiance. Après tout, Fridrik ne pouvait quitter l'ilande de Silberleut ! S'il avait bien rejoint un hospice, elle finirait par le retrouver quelque part et, avec l'aide des inventiers, à le ramener au bercail – à leur nouveau bercail.

Après un dernier coup d'œil à sa couche sous l'escalier, au cabanon, au brasero et enfin à la haute et puissante forme de la Lanterne, elle se détourna et suivit Heinz vers l'église, dans les profondeurs de la ville.

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