XV - Situation de Crise
Mestress Longstride se tenait droite, avec une assurance tranquille, face au recteur de la maison des pilotiers de Silberleut.
Ce dernier n'avait pas proposé à la vieille médicante de s'asseoir, mais il n'avait pas osé regagner son siège pour autant. Il demeurait dressé devant elle, les mains derrière le dos, en l'écoutant expliquer d'une voix placide les circonstances de l'excursion nocturne de Loys.
« Comme je vous le disais, l'apprenti Blancherive a entendu ces deux hommes, sur le port, discuter de l'attaque qu'ils projetaient contre ce vieil homme. Il a retenu qu'ils s'attaqueraient à lui pendant qu'il irait nourrir les turdes à la tombée du soir, sur la place des Lions... »
Sous ses sourcils de bronze, le regard d'acier du recteur se posa sur le jeune Calicien, qui tentait de disparaître derrière la médicante :
« Pourquoi ne nous l'avez-vous pas simplement rapporté à la maréchaussée ? » demanda-t-il d'un ton abrupt.
Loys s'humecta les lèvres avec nervosité, avant de répondre timidement :
« Je... je craignais qu'on ne me croie pas... »
Le visage en lame de couteau du son supérieur afficha une expression sceptique :
« Vous aviez peur qu'on ne vous croie pas, mais vous étiez prêt à affronter seul deux malandrins ? »
L'apprenti baissa le nez, serrant machinalement son bras blessé contre lui :
« Je pensais avoir le temps d'avertir leur victime avant l'attaque », bafouilla-t-il.
Le recteur erdan se tourna vers la médicante :
« Poursuivez donc, mestress Longstride.
— Bien sûr, altmeister », répondit-elle courtoisement.
En dépit de sa gêne, Loys se sentait soulagé d'avoir pu élaborer cette histoire avec sa protectrice, en s'arrangeant pour dévier aussi peu que possible du véritable déroulement des faits.
« Il se trouve qu'à l'arrivée de l'apprenti Blancherive, les deux malfrats avaient déjà ceinturé le vieil homme. Il a aussitôt donné l'alerte, mais l'un des malfrats l'a aperçu et l'a attaqué. Notre jeune homme a été blessé d'un coup de couteau au bras. Heureusement, les hommes de la caserne du Détachement Saxe ont pu intervenir à temps. »
Le recteur hocha la tête :
« Un acte assez inconsidéré, apprenti Blancherive. Surtout face à des hommes suffisamment dénués de scrupule pour attaquer un pilotier...
— Un acte inconsidéré, mais courageux, il faut bien l'admettre », intervint mestress Longstride d'une voix douce.
Le recteur cloua Loys de son regard gris, tranchant comme une lame :
« Apprenti Blancherive, dit-il sèchement, le devoir des pilotiers est de se consacrer à leur guilde et la servir du mieux qu'ils le peuvent . Pas de jouer les héros. Sinon, nous intégrerions des perceveurs, pas des sunders. »
Le garçon frémit à cette remarque : il ne pouvait oublier l'intervention flamboyante de Deepriver... ni ce que cet acte lui avait coûté. Pas plus qu'il ne pouvait oublier que les mestres de sa guilde et, probablement, le recteur lui-même, n'hésiteraient pas à dénoncer le Saxe aux représentants du conseil, le condamnant à l'enfermement... voire pire. Une bouffée de colère obscurcit sa vision ; il dut se mordre la langue pour s'empêcher d'exprimer tout ce qu'il pensait. Une réaction irréfléchie qui ne pouvait que ruiner définitivement sa carrière... et qui n'aiderait en rien Deepriver.
« Altmeister, intervint mestress Longstride, je sais que ce garçon a quitté la maison de la Guilde sans autorisation... Mais combien d'entre ces jeunes gens le font pour d'aussi bonnes raisons ? Nous avons eu leur âge, nous savons que ces escapades sont chose fréquente ! »
Elle esquissa un petit sourire de connivence. Son supérieur ne put s'empêcher de baisser les yeux : tous les membres des guildes connaissaient le tempérament souvent remuant de ces apprentis arrachés à leur famille et à leur nation, qui n'en demeuraient pas moins des adolescents. Le garçon se demanda si le recteur avait fait le mur dans ses années de formation : à le voir, avec son allure sévère et collet monté, cela paraissait peu probable... mais la vie pouvait se révéler surprenante.
« S'il n'avait pas été blessé, poursuivit-elle, sans doute aurait-il regagné en toute discrétion son dortoir et vous ne l'auriez jamais su... »
Loys laissa retomber son bras, peu désireux d'attirer l'attention sur ses mésaventures. Il espérait que cette affaire serait oubliée le plus rapidement possible ; mais comme l'avait pointé la médicante, il ne pourrait se livrer aux habituelles corvées sans aggraver sa blessure ; il serait bien forcé d'en révéler l'existence, donc d'en expliquer l'origine. Aussi en était-il réduit à l'écouter donner sa propre version des faits, avec une habileté un peu retorse.
« Vous savez, quoi qu'il en soit, que ce style de désobéissance est passible d'une sanction ? »
le regard des deux adultes se tourna vers Loys qui eut une envie subite de s'évanouir à travers le parquet. Mais aucun des dons d'Handesel ne permettait ce genre d'exploit et la pièce, particulièrement austère avec ses hauts placards verrouillés à clef et son bureau net et sans fioriture, ne laissait aucun endroit où disparaître.
« Cela va de soi », répondit sereinement mestress Longstride.
Le jeune Calicien fronça les sourcils, se sentant soudain trahi... Mais il savait que la vieille femme tentait de protéger un secret bien plus lourd de sens et de conséquences. Il devait lui faire confiance : même si les retombées se révélaient un peu désagréables, ce serait toujours moins grave que se retrouve exclu de la guilde, emprisonné... voire pire.
La médicante poursuivit :
« Cependant, il ne s'agit pas d'une transgression bien grave ! Il faut tout de même reconnaître que s'il a agi avec imprudence et sans en référer à son autorité, la situation appelle un peu d'indulgence... »
Le recteur considéra son interlocutrice avec un regard suspicieux :
« Mestress, n'y voyez aucun manque de respect, mais pouvez-vous me dire pourquoi une médicante affectée au Détachement Saxe manifeste de telles attentions à l'égard d'un apprenti pilotier ? Celui qu'il a sauvé n'était même pas des vôtres ! »
Loys se crispa instinctivement : et si le recteur faisait le rapprochement entre la caserne et le perceveur-sunder repéré à bord du Brisevent ? Pour calmer sa nervosité, il s'obligea à prendre une profonde inspiration. La vieille femme, quant à elle, ne paraissait pas particulièrement troublée par la question :
« Altmeister, l'attitude de ce jeune homme m'a touchée. Dans le monde dans lequel nous vivons, une attitude aussi altruiste se rencontre de plus en plus rarement ! Le courage et l'honneur se doivent d'être encouragés, quelle que soit la façon dont ils s'expriment. Si un jeune pilotier d'origine calicienne encourt d'être puni, blessé même pour venir en aide à un vieil Erdan, que ne sera-t-il pas capable d'accomplir par loyauté envers sa guilde ! »
Le recteur secoua la tête avec résignation :
« Vous êtes particulièrement convaincante, mestress Longstride, déclara-t-il d'un ton ennuyé. J'aurais préféré que l'apprenti Blancherive plaide son cas lui-même, mais avec une telle avocate, je le comprends de vous avoir laissé l'initiative. »
Son attention revint sur l'apprenti silencieux :
« Mais je veux que vous soyez bien conscient, Blancherive, que vous n'avez pas intérêt à commettre le moindre impair... autre que ceux dont les apprentis sont coutumiers. Vous serez consigné ici même le temps de votre séjour. Est-ce clair ? »
Loys s'apprêtait à acquiescer, plutôt soulagé, quand son rendez-vous du lendemain lui revint en mémoire :
« Parfaitement clair, altmeister. Cependant, je... je dois me rendre demain auprès d'un tabellion qui m'a convoqué pour une question privée...
— Une question privée ? »
Le recteur haussa un sourcil :
« Il va de soi que pour une telle occasion, la sanction sera levée. Mais le reste du temps, puisque votre blessure vous interdit les corvées habituelles, vous serez consigné à la bibliothèque et n'aurez le droit de rejoindre vos camarades que le temps des repas. Est-ce bien clair ?
— Oui, altmeister, marmonna Loys, dépité à l'idée des longues heures vides qui s'étiraient déjà devant lui.
— Je souhaite également qu'à la première heure, demain matin, vous alliez voir notre médicant pour qu'il examine votre bras et qu'il détermine dans combien de temps vous pourrez reprendre un service normal. Sortez à présent.
— Oui, altmeister. »
Loys se tourna vers la médicante :
« Je vous remercie, mestress Longstride, pour tout ce que vous avez fait pour moi. »
Elle lui adressa un sourire chaleureux. Sentant qu'il n'avait plus rien à faire dans la pièce, il battit en retraite sans plus attendre, prenant la direction du dortoir. Soudain, une immense fatigue s'empara de lui : c'était à peine si ses jambes le portaient. La douleur de son bras s'était réveillée en une pulsation sourde et lancinante, mais cet inconfort ne risquait pas ne le tenir éveillé, tant il peinait à garder les yeux ouverts.
Il n'entendrait sans doute jamais plus parler de Deepriver, ni même de la médicante Longstride : après son rendez-vous, quand le Brisevent serait réparé, il repartirait passer la moitié du temps dans l'académie de Valbrise et l'autre à sillonner Handesel à bord de différents skifs, jusqu'à ce qu'il ne sache plus d'où il venait ni qui il était. Il secoua la tête, attribuant ses pensées étranges aux événements de la journée. Ce fut avec un grand soulagement qu'il se déshabilla et se glissa sous les draps, entre les formes immobiles de ses compagnons qui ronflaient dans la pénombre.
***
Ce fut le bruit ténu de murmures qui réveilla Nigel...
Il avait d'abord pensé qu'il s'agissait du prolongement de ses rêves confus. Il était sur le point de sombrer de nouveau, quand il sentit le toucher délicat d'une main sur son front. Il tenta d'ouvrir les yeux, mais ses paupières lui semblaient lestées de plomb. Il éprouva soudain une sensation qui lui était devenue familière ces derniers mois : une vague de chaleur qui parcourait tout son corps, accompagnée d'un léger picotement. La manifestation du pouvoir d'un médicant, qui pouvait « voir » l'intérieur de son corps et le fonctionnement de ses organes de la même façon que son don lui permettait de repérer les ennemis autour de lui sans même faire appel à la vue.
Même à moitié endormi, il avait conscience de cette ironie suprême, qui voulait que les deux pouvoirs soient si proches en nature, mais si différents dans leurs effets. Peut-être les perceveurs n'avaient-ils pas toujours été employés comme machines à tuer. Peut-être avaient-ils servi d'éclaireurs, détectant des dangers avant qu'ils ne fondent sur des hommes non préparés... ou avaient-ils aidé à trouver des gens perdus ou victimes de catastrophes. Il avait imaginé des dizaines d'utilisations pacifiques de son don. Peut-être se serait-il consacré, s'il l'avait pu, à ces tâches moins guerrières, mais le pouvoir des perceveurs ne se limitait pas à ces perceptions ; il s'accompagnait d'un soudain afflux d'énergie qui leur donnait une force et une rapidité supérieures à celles d'un homme ordinaire.
Il soupira en silence : il n'avait pas envie de penser à son fardeau. Il devait se rendormir, avant que la douleur qui sommeillait dans ses muscles ne commence à s'éveiller. Il pressa ses paupières sur ses yeux et enfonça son nez dans l'oreiller moelleux à l'odeur fraîche de lessive. La présence à ses côtés n'était pas désagréable, rassurante même : cela faisait bien longtemps que personne n'avait remonté les draps sur lui de cette manière, ou repoussé les mèches trop longues de son front... En fait, depuis la mort d'Elin Montland, huit ans plus tôt ; il avait trop peu bénéficié de ces tendres attentions maternelles. Même si son tuteur éprouvait pour lui une profonde affection, il ne l'exprimait qu'avec la réserve qui le caractérisait.
Tandis que Nigel sombrait de nouveau, il retrouva les bribes de son rêve interrompu : l'image d'une femme mince, dont le corps délicat disparaissait sous des couches de vêtements gris rapiécés, ses beaux cheveux noués en tresses serrées et enroulées autour de sa tête, un peu comme ceux de la messagière blonde du Brisevent. Il ne conservait que peu de souvenirs de sa prime enfance, au-delà des yeux d'un bleu lumineux de sa mère ; quelques visages, quelques noms... et surtout de vagues impressions du monde des bas-fonds de Grinwats : les bâtiments aveuglés, la triste lumière qui n'y parvenait que par fragments brisés... les ombres furtives, celles des hommes, des katsen, des hounts et des ratsen.
Mais il se rappelait aussi le sourire édenté de leur vieille « voisine », qui le gardait quand sa mère cherchait de quoi les faire subsister, qui l'appelait son « rayon de soleil ». La musique que Jon, qui était un peu simple d'esprit, jouait sur son pipeau, lancinante et magique. Les feux qui crépitaient dans des bidons lors des nuits froides. Les histoires que Walli, l'ancien ouvrier brisé par un accident, savait si bien raconter, du temps où il construisait les passerelles qui volaient au-dessus de vide. La chaleur et l'amour voisinaient avec la misère et la peur, si étroitement mêlées qu'elles étaient impossibles à dissocier, pour lui qui n'avait alors rien connu d'autre.
Jusqu'à cette terrible maladie qui avait emporté l'essentiel de la misérable communauté et avait forcé sa mère à chercher l'aide de l'asile.
La perte de sa mère avait conduit dans sa vie les Montland. Il se demanda si celle de son tuteur introduirait de nouvelles personnes dans son existence. Blancherive n'avait fait que passer, et si mestress Longstride semblait décidée à prendre soin de lui, comment pouvait-il nouer des relations durables dans la situation précaire où il se trouvait à présent ? Il n'avait aucune réponse... fermant les yeux, laissant le sommeil le tirer de nouveau vers les limbes de l'inconscience.
***
Marnie Longstride, médicante et ancienne exploreuse, regarda pensivement le jeune homme replonger dans le sommeil.
À son grand soulagement, l'utilisation trop précoce de ses dons n'avait pas entraîné de dégâts durables. Sans doute ses muscles seraient-ils douloureux pendant plusieurs jours et sa cicatrice un peu sensible, mais rien de plus sérieux. Elle aurait voulu le forcer à un repos total au moins un jour ou deux, mais elle avait affaire à un garçon de dix-sept ans habitué au rythme de la vie militaire et qui devait ronger son frein après ce mois de convalescence.
La médicante sourit tristement : le pauvre petit ne manquerait certainement pas d'animation, vu les circonstances. Elle avait beau se dire qu'il était bien trop tôt pour s'en faire, l'inquiétude la tourmentait malgré tout. Même si elle n'avait fait que croiser brièvement le fils de Sofia douze ans auparavant, cet enfant aux yeux si bleus n'avait jamais quitté ses pensées : elle se demandait quelle sorte de personne il était devenu. Certes, elle avait une confiance absolue en Willem Montland, en ses valeurs et son intégrité. Elle savait qu'il pourrait les faire partager à l'héritier qu'il avait si longtemps attendu et finalement trouvé dans cet orphelin malade et apeuré.
Il avait réussi au-delà de toute espérance : ce jeune homme était drôle et charmant, mais aussi digne et courageux. Des qualités qui ne faisaient pas défaut non plus au fils de Reinan : Loys Blancherive avait fait preuve d'une résolution remarquable en venant prévenir Nigel, à ses risques et périls, du danger qui le menaçait. Une bien étrange coïncidence avait voulu que leurs routes se croisent dès leur arrivée à Silberleut, de façon bien particulière.
Quelques légers coups à la porte de la chambre attirèrent son attention ; sans bouger du bord du lit sur lequel elle s'était assise, Marnie murmura « Entrez ! », juste assez fort pour être entendue sans perturber le sommeil de Nigel. Le battant pivota, révélant la silhouette légèrement crispée du commander Jameson. La jeune femme entra à pas silencieux, referma soigneusement derrière elle avant de venir installer sur la chaise à côté de la médicante. Son visage mat exprimait une profonde inquiétude.
« Comment va-t-il ? »
Marnie haussa les épaules :
« Rien qu'un peu de repos ne peut arranger. »
La militaire opina silencieusement, contemplant la tête blonde sur l'oreiller.
« Nous devrions aller parler dans mon bureau pour le laisser dormir. Il devra faire face bien assez tôt à la situation...
— Vous avez raison. »
Les deux femmes s'engagèrent dans le couloir, perdues dans leurs pensées respectives tandis que leurs pas les menaient vers le bureau du commander. L'officier déverrouilla la porte en précisant :
« J'ai fait doubler la garde ce soir. Je ne veux pas prendre le moindre risque.
— Vous pensez que l'attentat de Grinwats pouvait avoir un rapport avec le double don de Deepriver ?
— Je n'en sais rien... J'ai prévenu le consul, mais il était difficile pour lui d'agir à une heure aussi tardive. Il a réussi cependant à recueillir quelques informations par ses contacts et les nouvelles ne sont guère rassurantes... La Guilde des pilotiers a directement transmis l'affaire au bureau local des Affaires tripartites... qui est bien moins enclin à fermer les yeux sur ce genre de cas que les autorités erdanes. »
Les deux femmes s'installèrent sur les chaises disposées devant le bureau. Marnie sentait le découragement la gagner : après assisté à l'anéantissement de la Guilde des exploreurs, elle se doutait bien qu'aucune protestation des autorités saxes ne pourrait rien y faire. Silberleut se trouvait trop loin d'une terre saxe pour permettre l'intervention d'un personnage officiel plus important que le consul ou le commander.
« N'oublions pas non plus, poursuivit Jameson, que le territoire de la caserne est sous juridiction saxe. Les pilotiers ont peut-être livré l'affaire entre les mains des Affaires tripartites, mais pas nos institutions. Tant que le cadet Deepriver reste au sein du bâtiment, personne ne peut le toucher. Du moins, ajouta-t-elle plus doucement, jusqu'à ce que le préfet saxe le plus proche soit prévenu et prenne une décision. »
La médicante poussa un soupir :
« Et à terme ?
— À terme ? »
Jameson secoua la tête :
« Nous sommes tenus de respecter la décision finale du préfet. Mestre Willem Montland n'est plus en vie pour protéger son pupille... son influence nous manquera. Nous pouvons cependant espérer qu'ils se contenteront de lui interdire tout voyage à travers le Nebel et l'assigner à vie sur une ilande. Après tout, la plupart des gens d'Handesel ne quittent jamais leur lieu de naissance...»
La médicante la fixa d'un regard pensif :
« Ce qui pourrait nous servir, en fait. Le traitement de l'affaire va sans doute prendre des mois. Personne ne prendra le risque de le faire embarquer tant que son sort ne sera pas tranché. Peut-être se verra-t-il assigné à Silberleut. »
Comme elle s'entendait prononcer ces paroles, elle ne put s'empêcher se les haïr de toutes ses forces : comment pouvait-elle même imaginer une chose pareille ? Le petit-fils d'Earnest, cloué sa vie durant en un seul lieu... c'était juste impossible.
Jameson hocha la tête, puis baissa les yeux, ses sourcils sombres froncés :
« J'avoue mal comprendre leur inquiétude à son sujet. Les perceveurs sont certes puissants, mais privés de leurs sabres et sanglés dans une dormeuse, quel danger peuvent-ils bien représenter ? »
Marnie haussa les épaules avec lassitude :
« Le don de perceveur est le moins contrôlable de tous et le fait que ses détenteurs ne soient pas organisés en guilde renforce la méfiance à leur sujet. En situation de crise, ils peuvent se trouver investis d'une énergie à laquelle une dormeuse ordinaire ne saurait résister. Ils sont acceptés tout de même à bord des skifs parce que les systèmes inducteurs de sommeil font bien leur office. Sauf, bien entendu, sur les sunders. La capacité qui leur permet de résister au Nebel les rend également moins sensibles aux vibrations narcotiques, au point même d'en déphaser le fonctionnement. »
Elle se frotta le front, réprimant un bâillement.
« Nous n'envisageons pas le pire des cas, murmura Jameson. Que ferons-nous si les choses dégénèrent ? »
Marnie se leva et fit quelques pas dans la pièce, les bras croisés :
« Je connais quelques personnes à qui je pourrai demander de l'aide, au cas où nous serions obligés de prendre des mesures... plus radicales. Après tout, s'il venait à s'enfuir et à disparaître sans laisser de trace... »
Jameson appuya ses paumes sur ses genoux et esquissa un sourire un peu amer en levant les yeux vers la vieille femme :
« Je ne réponds pas du sort de la caserne ni de ma carrière... mais s'il s'agit de préserver une vie, je suppose que c'est un sacrifice qui en vaut la peine. »
Marnie hocha la tête en silence : le destin serait bien ironique s'il devait précipiter à son tour le cadet Deepriver dans une vie de fuite et d'exil.
***
Quand Cornelli rouvrit les yeux, des bras minces la retenaient.
Un visage inquiet se penchait sur elle : après quelques instants d'hésitation, elle reconnut les traits tendus et finement ridés de mestre Fairweather. Choquée du manque de dignité de sa position, elle se redressa d'un coup, détournant le regard. Le souvenir de ce... rêve lui revint brutalement ; elle sentit un long frisson parcourir son corps. Pour se donner une contenance, elle leva les mains à sa coiffure pour en vérifier l'agencement.
« Comment vous sentez-vous ? » demanda le vieux messagier avec inquiétude.
La jeune fille ne savait que répondre à cette question. Son cœur battait bien trop vite ; elle tremblait encore au souvenir de cette expérience. Elle devait se concentrer sur l'instant présent, pour tenir à distance l'atmosphère sombre et étouffante de la cabine. Portant les mains à son visage, elle massa du bout des doigts ses pommettes douloureuses.
C'était un mauvais rêve.
Juste un mauvais rêve.
Comment pouvait-il en être autrement ? Elle avait voyagé en dormeuse, elle ne pouvait pas s'être éveillée ! Elle s'en serait souvenue.
Cornelli laissa retomber ses mains et s'obligea à regarder en face le vieux mestre qui l'observait avec sollicitude :
« Je vais bien, murmura-t-elle. Je me suis rappelé... un rêve... »
Sa voix était sèche, tranchée.
Le vieux messagier ne s'offusqua pas de son attitude : il saisit doucement les mains de la jeune fille. Cornelli en fut trop surprise pour se dégager.
« Je m'en voudrais s'il vous arrivait quelque chose par ma faute, déclara-t-il avec une sincérité qui ne semblait guère feinte. Ces exercices de mémoire n'ont, en principe, rien d'impressionnant... J'en déduis que c'était votre souvenir qui l'était ?
— Ce n'est pas un souvenir, rétorqua-t-elle vivement. Si c'en était un, j'en aurais au moins gardé quelques bribes ! Il ne serait pas sorti de cette façon du... du néant !
— Pas du néant, dit-il en lui serrant doucement les doigts. Mais bel et bien de votre mémoire. »
La jeune fille déglutit, réalisant qu'elle aurait dû échapper plus tôt à son contact : elle ne pouvait agir à présent sans sembler impulsive et impolie. Elle ne devait surtout pas montrer qu'elle laissait ses peurs l'emporter sur son précieux contrôle.
« C'est impossible, déclara-t-elle en relevant le menton.
— Impossible ? Avez-vous une si longue expérience de la vie et de votre don pour discerner ce qui est impossible de ce qui ne l'est pas ? »
Cette fois, Cornelli arracha ses mains aux siennes avec un regard courroucé, mais elle se trouva incapable de répondre quelque chose d'intelligent ou de cohérent.
« Mon enfant, reprit Fairweather gravement, n'oubliez pas que votre esprit a été entraîné à enfermer des secrets auxquels même vous n'avez pas accès. Quoi de plus simple pour votre inconscient que de conserver enfermés des souvenirs dérangeants... ? »
L'apprentie messagière sentit le sang se retirer de son visage et se renfonça dans son siège, profondément inquiète.
« Oh, pas aussi hermétiquement que les messages, bien sûr, mais ne sous-estimez pas cette capacité qui vous permet de contrôler votre mémoire. Même inconsciemment. Je suppose que vous ne me révélerez pas la teneur de ce souvenir ? »
Elle ferma les yeux, prenant une longue inspiration.
Cela ne pouvait être vrai.
Elle s'était éveillée dans la dormeuse.
Et elle l'avait oublié, enterré au fin fond d'elle-même.
Cornelli enfouit son visage dans ses mains : avait-elle repris conscience au milieu de l'unnon, comme le jeune Saxe dont le préfet lui avait parlé ? Se pouvait-il qu'il ait su... pour elle aussi ?
Elle se leva sur des jambes tremblantes, prenant lourdement appui sur les accoudoirs du fauteuil.
« La journée a été longée, dit-elle d'une voix blanche. Je... je pense que je vais aller me coucher... »
Quand il voulut le suivre, elle l'arrêt d'un geste :
« Je vais bien, ne vous inquiétez pas... Je vous souhaite une bonne nuit, mestre Fairweather... »
Moitié courant, moitié trébuchant, la jeune messagière se précipita vers le couloir et le sanctuaire de sa chambre.
***
Dans l'ombre d'une ruelle, un groupe d'hommes vêtus de lourds manteaux d'un jaune olivâtre avaient trouvé les corps de leurs camarades, prostrés sur le pavé.
L'un d'eux était inconscient, même si la respiration rauque qui s'échappait de sa poitrine attestait du fait qu'il était encore en vie. Son dos était trempé du sang s'écoulant de deux profondes entailles entrecroisées ; un long filet de bave glissait d'entre ses lèvres entrouvertes. Les deux hommes qui le transportaient, l'un par les épaules, l'autre par les jambes, avaient abandonné tout espoir de le faire revenir à lui.
Le second était conscient, pour ainsi dire. Il devait presque être porté pour avancer. Ses yeux demeuraient fixes et hantés ; sa bouche laissait échapper des mots incohérents. Aucun de leurs sauveurs ne perdit de temps en paroles superflues ; ils s'efforçaient de rester aussi discrets que les circonstances l'exigeaient.
Ils mirent deux bonnes heures à atteindre leur objectif, un modeste immeuble de pierre grise, qui supportait trois étages de même facture plus un dernier de bois. La pauvreté de l'éclairage leur permit d'entrer sans se faire remarquer. Là, ils confièrent leurs fardeaux à ceux qui les attendaient ; des cris de surprise et des jurons retentirent. Les deux « victimes » furent emmenées dans un dortoir de fortune où s'alignait une demi-douzaine de lits de métal. À défaut d'un médicant, une femme sans âge au visage dur prit sur elle de recoudre et panser les blessures de leur compagnon inconscient. Elle décréta qu'elle ne pouvait rien pour le second, qui fut déposé sans plus de cérémonie sur sa couche.
Au bout d'un moment, un homme fit irruption au milieu de l'agitation et du brouhaha. Son apparence détonnait étrangement dans ce lieu misérable, aux murs encrassés de fumée et au parquet disjoint. Il portait un long manteau d'une teinte dorée, d'une coupe simple et élégante, qui frôlait le sol. Un haut de forme de même couleur, où explosait une poignée de plumes striées et recourbées, et une canne à pommeau d'or complétaient sa mise. Dans un visage aux traits fins et anguleux, mais emprunts de détermination, ses yeux pâles dardaient un regard tranchant derrière des lunettes rondes aux verres grisés.
Dès que sa canne et les talons de ses bottes claquèrent sur le plancher, tout bruit cessa dans la pièce. Il s'assit posément sur une chaise boiteuse en poussant un long soupir :
« Pouvez-vous m'expliquer à quoi rime cette agitation ? Matias et Kline sont rentrés ? »
Un de ses subordonnés, plus hardis que les autres, s'approcha de lui et, ôtant sa casquette, répondit en baissant les yeux :
« Oui, meister Koenig...
— Ont-ils pu s'emparer du vieil homme ? Ou du moins lui faire avouer où se trouve ce que nous cherchons ? »
L'homme secoua négativement la tête :
« Nous n'en savons rien. Ils tardaient à revenir. Nous sommes allés à leur recherche... Nous avons fini par les retrouver sur le chemin entre la place de la caserne et ici. Matias a été blessé... deux longues entailles en travers du dos. Les blessures ne sont pas graves, mais il n'a pas repris connaissance. Kline... il semble en plein délire. Un peu comme si... »
Il se tut et tordit sa casquette entre les mains. Sous le regard insistant de Koenig, il finit par conclure :
« Comme s'il avait été plongé dans le Nebel... »
Son supérieur haussa les sourcils derrière ses verres :
« Le Nebel, en pleine ville ? »
Les épaules de son subordonné se voûtèrent :
« Nous... nous ne parvenons pas à expliquer autrement ce qui lui est arrivé. Il n'est pas ivre... ni malade... »
Il marqua une pause, humectant ses lèvres épaisses, avant de reprendre :
« Mais c'est ridicule... Il ne peut pas y avoir de Nebel en ville. »
Le regard glacé le considéra un moment en silence, avant que le baryton soyeux et légèrement accentué de Koenig ne s'élève de nouveau :
« En effet, c'est tout à fait ridicule. Il y a forcément une autre solution. »
Il se leva, épousseta sa redingote et redressa son chapeau, avant d'ajouter :
« Trouvez la véritable cause... »
Il se dirigea vers l'escalier un peu branlant qui déversait les étages supérieurs et le gravit d'un pas régulier, cadençant sa progression du bout de sa canne, jusqu'à la surélévation en bois où étaient installés ses appartements provisoires. Il déverrouilla la porte. En dépit de leur délabrement, les lieux avaient été aménagés pour assurer le plus de confort physique, esthétique et visuel possible.
Des tentures dissimulaient les murs au crépi lépreux, voilant à demi la fenêtre aux carreaux étoilés. Un canapé couvert de coussins et d'un plaid de laine fine occupait le fond de la pièce. Un petit scriban avait été tiré en face d'un fauteuil de cuir rembourré. Des coffres et un lit-malle constituaient le reste du mobilier.
Il accrocha son chapeau à une patère puis déboutonna soigneusement son manteau, révélant une simple chemise de toile écrue par-dessus un pantalon couleur de tabac clair. Enfin à l'abri dans son sanctuaire, il laissa ses épaules s'affaisser ; ses mains tremblaient nerveusement. Espérant trouver un peu de paix dans l'activité, il sortit des casiers du scriban un petit carnet maintenu fermé par un ruban gris.
Ses doigts mal assurés saisirent sa plume, son encrier, son flacon de sable. Il s'installa sur le bureau, ouvrit le carnet et parcourut les notes précédentes. Ce n'était pas que sa mémoire n'était pas fiable, mais il tenait à vérifier les circonstances exactes d'un événement passé. Les suites d'une intervention, qui s'était déroulée quelques semaines plus tôt, sur une autre ilande, l'avaient profondément choqué. Depuis, la culpabilité le rongeait, chaque jour, chaque heure, chaque minute, sans le moindre répit.
Il était impossible de laisser en vie un homme qui avait entrepris d'analyser la nature du Nebel. Mais l'idée qu'il avait peut-être éliminé inconsidérément un individu doté d'un don unique, un don sur lequel reposait la sauvegarde de ce monde, l'anéantissait. Ils étaient rares... Si rares.
Se pouvait-il qu'il se soit trompé ? Que la manifestation qui avait suivi le crime soit liée à quelqu'un d'autre ? Le destin lui offrait-il cette rémission ? Si c'était le cas, il ne devrait plus commettre la moindre erreur.
Passant la main dans ses longs cheveux d'un blond argenté, il commença à écrire un rapport pour ses responsables, planifiant les actions à venir. Il ne pouvait attendre que Matias guérisse ni que Kline retrouve un peu de sa santé mentale. Dès le lendemain, il enverrait quelqu'un se renseigner sur ce qui était vraiment arrivé. Une agression de cette sorte, même à la nuit tombante, pouvait très bien avoir eu des témoins. Et il les trouverait.
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