XIX - Le Testament d'Earnest

Les yeux écarquillés, Loys dévisagea Deepriver, qui lui rendit son regard stupéfait.

L'apprenti calicien s'apprêtait à morigéner le butor qui, en reculant inconsidérément, avait heurté son bras blessé ; il ne s'attendait pas à trouver devant lui ce visage familier.

Il s'agissait bien de Nigel Deepriver.

« Mais qu'est-ce que vous venez faire ici ? » s'entendit-il balbutier.

Il regretta aussitôt sa tirade ; au moins avait-il eu la présence d'esprit de ne pas laisser échapper son nom.

Il n'aurait su dire ce qui le surprenait le plus : le fait de voir le garçon blond quitter le havre de la caserne, les vêtements civils qu'il arborait et qui changeaient tant son allure, ou l'homme grisonnant et la jeune femme qui l'accompagnaient. Un instant, il crut s'être trompé et avoir confondu un inconnu avec le militaire, mais l'expression du perceveur, aussi abasourdie que la sienne, lui ôta ses derniers doutes.

Derrière ses verres fumés, Deepriver plissa légèrement les paupières :

« Je pourrais vous demander la même chose », répondit-il sur un ton contrarié.

Les deux jeunes gens se dévisagèrent un moment. Les accompagnateurs de Deepriver firent un pas en avant, encadrant le Saxe comme des gardes du corps bien dressés.

« Tout va bien... Tomas ? » demanda l'homme, la main glissée sous son manteau comme s'il s'apprêtait à dégainer une arme, en posant sur Loys un regard méfiant.

Tomas ?

Un faux nom, bien sûr...

Loys avait eu son compte d'aventures rocambolesque pour les dix ans à venir. Essayant de ne pas penser à ce qui pouvait lui arriver si les Saxes décidaient qu'il constituait une menace, il se redressa avec toute la maigre autorité qu'il pouvait invoquer :

« Il se trouve que j'ai été convoqué chez meister Fetter pour une affaire personnelle. Tout ce que je désire est pouvoir entrer dans son étude pour me présenter à lui, comme j'y ai été convié. »

Si Deepriver était surpris auparavant, il était à présent carrément stupéfait :

« À dix heures ?

— Précisément. »

Il n'était pas forcément désagréable de voir le Saxe privé de son aplomb habituel – du moins par autre chose qu'une santé défaillante ou des souvenirs douloureux. Avant qu'il puisse en savoir plus, une silhouette vêtue de rouge s'interposa entre les deux jeunes gens. Une paire d'yeux verts au regard incisif les fixa avec gravité :

« Jeunes gens, je pense que vous êtes tous deux attendus. Les personnes qui vous accompagnent peuvent demeurer dans le salon sur la gauche et n'interviendront qu'en cas de danger manifeste. Maintenant, si vous le voulez bien, veuillez me suivre jusqu'au bureau de meister Fetter. »

L'apprenti pilotier détailla son compatriote : son visage mince et ridé, son nez aquilin, son indéniable élégance en dépit de son âge – il ne devait pas être plus jeune que mestress Longstride... et surtout ce regard si intense, vif et pénétrant.

« À qui ai-je l'honneur ? » parvint-il à articuler.

Le vieil homme s'inclina avec grâce :

« Augustus Valdor, pour vous servir. Je suis l'exécuteur testamentaire d'Earnest Seastrand. »

Il esquissa un sourire, dévoila une impeccable rangée de dents blanches :

« Si vous voulez bien me suivre... »

Deepriver adressa un léger signe de tête à ses accompagnateurs qui, après un moment d'hésitation, pénétrèrent dans la pièce, non sans quelques regards méfiants vers les trois Erdans qui l'occupaient déjà. Loys lança un coup d'œil à la dérobée vers le Saxe. Le fait qu'il soit convoqué le même jour, à la même heure que lui ne pouvait être un hasard. La révélation que mestress Marnie Longstride avait connu et son père et la mère du jeune homme laissait supposer un lien entre eux, dont il ignorait encore la nature...

Plongé dans ces réflexions, il emboîta le pas à Valdor, vers le bureau du tabellion.

***

En entendant l'agitation venant du couloir, Cornelli décida de ne pas se retourner ni prêter attention à des faits qui ne la concernaient guère.

Elle garda le regard fixé sur le tabellion, qui s'efforçait de conserver son calme et sa patience ; enfin, au bout d'un moment qui parut bien trop long à la messagière, Valdor fut de retour, entraînant à sa suite deux jeunes gens de son âge.

En arrivant à sa hauteur, les nouveaux venus la dévisagèrent curieusement ; le blond en habits saxes couvrit sa stupéfaction en s'inclinant courtoisement devant elle ; il se redressa avec un sourire qui ne pouvait dissimuler la légère crispation qui avait affecté ses traits. Derrière lui, le brun en uniforme noir de pilotier se contenta de hocher la tête, même si son regard sombre reflétait son étonnement.

Cornelli resserra ses doigts sur les bras du fauteuil : elle ne les avait côtoyés que brièvement la veille, mais elle n'avait pas manqué de les reconnaître. Le garçon aux boucles de jais avait supervisé son éveil dans le Brisevent. Et en dépit de ses habits civils, elle était persuadée que le grand jeune homme vêtu de bleu n'était autre que le cadet qui avait voyagé dans la même cabine qu'elle.

Le Perceveur doté d'un embarrassant don de sunder. Ou peut-être l'inverse.

Tandis qu'il s'asseyait dans le fauteuil le plus proche d'elle, elle le fixa discrètement : le préfet avait su que leur route allait se croiser de nouveau. Le haut fonctionnaire avait-il été informé avant elle de cette convocation ? Son voisin lui paraissait sensiblement différent du militaire plein d'assurance dont la courtoisie insolente l'avait horripilé. Trop d'ombre jouait dans les profondeurs de ces iris d'un bleu surprenant. Son visage semblait plus pâle et creusé qu'à son souvenir.

Était-il déjà un homme traqué ?

La jeune fille inspira brutalement en se rappelant son don, l'un des plus dangereux d'Handesel. Mais il ne portait aucune arme sur lui... ou elles étaient bien dissimulées. Elle tressaillit légèrement au claquement de la porte que Valdor refermait derrière eux. Le Calicien tira une chaise à côté de la seule issue du bureau et s'installa.

L'Erdane se sentit prise au piège : quelle affaire, surtout d'ordre privé, pouvait justifier sa convocation en même temps que celle de deux étrangers gens d'horizons aussi différents du sien ? Certes, le Saxe semblait, à son allure et ses manières, avoir été éduqué dans un milieu convenable. Mais le pilotier portait visiblement la macule des couches populaires, malgré son appartenance à une guilde prestigieuse.

Au sein des équipages des skifs, les sunders de différentes nations, différentes classes sociales étaient sans doute obligées de se côtoyer. Pouvaient-ils oublier ces différences ? Elle-même s'en serait sentie incapable : chacun venait au monde avec une place bien précise dans la société et même un don ne pouvait l'effacer. Fort heureusement, les apprentis messagiers ne se croisaient que lors de leur formation théorique.

Fetter s'éclaircit la voix pour attirer son attention, avant – probablement – de répéter :

« Manfrolen Cornelli Hilda Elsbet Blaubrunnen ? »

Elle acquiesça, méfiante.

« Nigel Alander Deepriver... ? »

Le jeune Saxe confirma d'un sourire.

« ... Et Aloysius Reinan Blancherive ? »

Le jeune Calicien grimaça légèrement en entendant prononcer son nom, que Cornelli jugea pourtant d'une distinction inattendue.

Le Tabellion joignit les mains :

« Je ne vous cacherai pas que les circonstances de votre réunion sont pour le moins singulières. Nous sommes ici pour exécuter les souhaits d'Earnest Corry Seastrand, citoyen saxe de naissance, intégré à la Guilde des exploreurs, qui les a rédigés de sa main juste avant sa disparition. Notez bien, ajouta-t-il en les contemplant par-dessus ses lorgnons, que j'ai employé le terme de disparition, non de décès. »

En dépit de son calme apparent, la jeune fille se sentait de plus en plus nerveuse : qu'avait-elle à voir avec un Saxe, membre d'une guilde dont les agissements discutables avaient entraîné la disparition ? Les deux garçons devaient se poser les mêmes questions, mais avec une perspective très différente. Le blond lui parut plein d'expectatives... contrairement au Calicien, dont la méfiance était visible. Il frottait machinalement son bras droit, comme s'il le faisait souffrir.

« Néanmoins, un délai de plus de trente-cinq ans s'étant écoulé depuis la disparition d'Earnest Corry Seastrand, il peut être légitimement considéré comme décédé. Pour cette raison, nous sommes en mesure de dévoiler ses dernières volontés à ses héritiers légitimes. »

Héritiers légitimes ?

Cornelli leva délicatement une main pour attirer l'attention du tabellion :

« Pardonnez-moi, meister Fetter, mais insinuez-vous que nous sommes... ses héritiers légitimes ? demanda-t-elle avec incrédulité. Je pense qu'aucun d'entre nous n'a plus de dix-huit ans... Si manher... Seastrand a disparu depuis plus de trente ans, comme vous venez de nous l'apprendre, comment peut-il même connaître notre existence ? »

Le tabellion considéra la jeune femme comme si elle était tombée droit du Nebel :

« J'y viens, manfrolen, déclara-t-il sévèrement. En l'an 443, Earnest Seastrand a épousé dans une cérémonie dont la régularité a été attestée sa compagne Syria Ellie Darkwood, anciennement exploreuse elle aussi. Ils ont eu trois enfants : Sofia Ellie et Alfons Loric, en 446, et Reinan Corry, en 448. Après le décès tragique de Syria Darkwood-Seastrand, ils ont été respectivement adoptés par les familles Deepriver, Blaubrunnen et Blancherive. »

Cornelli s'était contenue jusqu'à présent, mais ces allégations étaient à la fois mensongères et grotesques. Elle se leva, tremblante de colère :

« Veuillez m'excuser, mestre Fetter, déclara-t-elle d'un ton supérieur, mais je me refuse à croire que mon père puisse être le fils d'un quelconque exploreur saxe. Je ne sais qui vous a renseigné, mais ses sources ne devaient guère être fiables... Je ne pense pas rester davantage ! »

Les deux jeunes gens la regardèrent avec surprise ; s'ils souhaitaient entendre des contes pour enfants, ils pouvaient bien rester ! Elle avait passé l'âge de telles pitreries. Titubant légèrement sous l'effet de l'émotion qui l'assaillait, elle pivota sur elle-même, prête à rejoindre son escorte, à fuir vers un monde qu'elle connaissait et maîtrisait.

Quand une main se posa sur son épaule, elle sursauta légèrement ; une voix usée, mais ferme murmura à son oreille :

« Allons, calmez-vous, manfrolen... Qu'est-ce que cela vous coûte d'écouter jusqu'à la fin ? Rien ne vous empêche de garder votre opinion pour vous... Et vous trouverez sans doute des informations importantes à rapporter ! »

Un sarcasme évident imprégnait ces dernières paroles ; elle se retourna et le regretta aussitôt : les yeux verts qui retenaient à présent les siens semblaient lire en elle comme dans un livre ouvert, décryptant ses projets et ses intentions. Mais en même temps... elle sentait en lui une émotion complexe, comme s'il avait... besoin qu'elle accepte ?

Indécise, elle chercha une échappatoire, rencontrant au passage les prunelles bleues de Deepriver qui s'était levé en la voyant prendre la fuite. Avec ses cheveux attachés sur la nuque et ses vêtements austères, il paraissait plus âgé, plus sérieux aussi. Il y avait chez lui une étrange sévérité qu'elle ne s'attendait pas à y trouver. Se pouvait-il que ce garçon blond soit réellement... son cousin ? Pourquoi portait-il le nom de sa mère, ou plutôt de sa famille adoptive, et non celui de son père ?

Elle sentait aux tréfonds d'elle-même qu'il n'appréciait pas son attitude, mais sa courtoisie naturelle prit le dessus :

« Mon'sier Valdor a raison, vous savez... Écoutons jusqu'au bout ce que meister Fetter souhaite nous dire. »

Le jeune Saxe lui offrit son bras pour la reconduire vers son fauteuil, où elle s'assit à contrecœur. Après tout, n'était-elle pas censée surveiller... et même aider le cadet ?

Le Calicien eut le bon goût de demeurer silencieux, même s'il affichait une expression ennuyée.

« Bien, déclara le tabellion, comme si l'interruption n'avait pas eu lieu. Sofia Deepriver et Reinan Blancherive étant décédés, et Alfons Blaubrunnen indisponible en raison de ses fonctions et responsabilités, il semblait naturel que leurs enfants soient conviés à la lecture du testament d'Earnest Seastrand. »

Il saisit sur son bureau une feuille de papier jauni, fragile et friable et marquée par endroits de taches d'humidité, qu'il déplia avec précaution :

« Passons aux choses sérieuses... »

***

Ses cousins ?

La jeune messagière et Blancherive étaient... ses cousins ?

Nigel avait l'impression de nager en plein rêve : il avait espéré que la lecture du testament d'Earnest Seastrand lui apporterait des réponses sur sa famille ; il s'était trouvé un peu déçu d'apprendre que c'était sa mère qui était concernée, pas ce père dont il ignorait tout... Mais le fait de retrouver une parentèle bien vivante compensait largement ce désappointement.

Se découvrir le cousin germain de Blancherive lui plaisait bizarrement : le jeune Calicien avait largement fait preuve des qualités qu'il dissimulait sous son attitude râleuse et entêtée ; après tout, il avait déjà risqué beaucoup pour lui, avant même de connaître leur lien de sang. Nigel souhaitait pouvoir un jour lui rendre la pareille. Il se demanda comment l'intéressé prenait les choses ; il était dur de déterminer ce que pouvait penser l'apprenti, au-delà de la stupéfaction profonde dans ses yeux noirs ; le Saxe espéra qu'il n'était pas rebuté par la révélation.

Son nouveau lien avec la jeune messagière, Cornelli Blaubrunnen, lui semblait plus problématique. Lors de leur voyage sur le Brisevent, il l'avait trouvé élégante et distinguée, fort agréable à regarder. Son attitude hautaine l'avait plutôt amusé ; s'il en avait eu le temps et l'occasion, il aurait employé tous ses talents à percer ses défenses. Mais la façon dont elle avait ignoré et rembarré la petite grau révélait soit un manque absolu de compassion, soit une rigidité d'esprit qui n'augurait rien de bon. Son éclat dans le bureau de mestre Fetter semblait confirmer ces dispositions. Nigel espérait que sa réticence ne briserait pas cet instant si important pour lui – pour eux trois, même si elle ne le réalisait pas encore.

À Grinwats, il avait croisé nombre de personnes comme elle : des enfants de riches et puissantes familles qui considéraient que leur condition les plaçait au-dessus du reste du monde. En raison de la position prééminente de son tuteur, il avait vécu en marge de cette société, flatté ouvertement en tant que pupille de mestre Montland, méprisé par-derrière pour sa naissance illégitime. Il n'avait jamais été dupe et avait forgé toute son attitude pour donner le change à ces hypocrites.

Mais tous n'étaient pas aussi décevants. Certains d'entre eux, bien trop rares, pensaient qu'en contrepartie de leur situation, ils se devaient d'endosser de lourdes responsabilités auxquelles ils se consacraient totalement. Quelque chose lui disait que cet aspect n'était pas totalement absent chez Cornelli Blaubrunnen. Il espérait pouvoir le vérifier.

Après l'avoir reconduite à son fauteuil, il garda le regard fixé encore quelques instants sur elle, esquissant un léger sourire avant de reprendre sa place.

Le tabellion commença à déchiffrer laborieusement le contenu de la feuille :

« Moi, Earnest Corry Seastrand, fils de Corry Morten Seastrand et Sofia Ellen Blueridge, sain de corps et d'esprit, résident dans le filder indépendant de Loricia, en ce jour de troisième jour de marche 451, établit ici mes souhaits et volontés, dans l'éventualité où elles seraient les dernières... »

Nigel baissa la tête avec humilité en entendant les paroles de cet homme dont il ne connaissait rien, si ce n'était qu'il était son grand-père maternel. Tous ces noms issus du néant, qui avaient contribué à son existence, comblaient lentement le vide de ses origines. Il se sentait un peu ivre... et au même temps, pris d'une soif inextinguible d'en savoir plus. Il en oubliait presque sa situation délicate.

« À la suite de la dissolution officielle de la Guilde des exploreurs, au sein de laquelle je possédais le statut de compagnon avec la spécialité de technicien-mécanicien, j'ai décidé de m'investir de la fonction de recteur, dans la volonté d'en assurer la survie officieuse. C'est à ce titre que j'ai entraîné mes camarades Syria Darkwood, Fridrik Keld, Lars Reiner, Jorje Longpré, Augustus Valdor, Yeris Tanner et Loric Haltevent dans ma décision de rejeter la décision du conseil aux Affaires tripartites. Mes deux autres camarades de promotion, Marnie Longstride et Alon Fairweather, ont quant à eux choisi de rejoindre leurs nouvelles guildes d'affectation. »

À la mention de ces derniers noms, Cornelli Blaubrunnen sursauta légèrement ; elle laissa une expression de surprise atteindre ses traits habituellement si bien contrôlés. Blancherive semblait tout aussi étonné, mais un léger sourire éclaira bientôt son visage.

« Par la suite, c'est de leur propre décision que Lars Reiner et Augustus Valdor se sont dissociés de notre groupe. Je souhaite que ce fait soit pris en compte s'ils se trouvent encore en vie et dans une situation d'irrégularité envers les Trois Empires.

» À titre strictement personnel, j'ai jugé la dissolution de la Guilde des exploreurs insuffisamment fondée. Pour cette raison, je me suis dissocié des Trois empires et des guildes existantes et ai établi une nation indépendante sur le filder non revendiqué de Loricia, découvert par nos soins et nommé ainsi en l'honneur de notre camarade Loric Haltevent, présumé décédé en protégeant notre fuite. »

Ainsi, Earnest Seastrand avait été un rebelle ? Il avait rejeté les décisions du conseil aux Affaires tripartites ?

Sous une attitude qui n'était frondeuse qu'en surface, Nigel avait toujours observé à la règle les préceptes de l'Empire saxe et de son armée. Il avait été élevé dans un profond patriotisme et il éprouvait une réelle loyauté pour sa nation et surtout pour ses représentants qui, tels que le commander Jameson, étaient prêts à tout pour protéger les citoyens. Il restait cependant à l'écoute de la politique générale d'Handesel ; le conseil lui apparaissait de plus en plus comme une entité tentaculaire à la solde d'intérêts particuliers, en particulier ceux de la Guilde des pilotiers. Il se demanda, un peu sombrement, jusqu'où allait l'attachement d'Aloysius Blancherive pour sa guilde : mais à la réflexion, son attitude de la veille en disait beaucoup sur son indépendance d'esprit.

« À cette heure, la plupart de mes compagnons ont soit trouvé la mort, soit choisi une vie régulière. À ceux qui restent, je rends leur liberté pleine et entière. Je les libère de tout lien et toute obligation qu'ils pourraient encore posséder envers moi et j'exprime tout mon regret d'avoir libéré contre eux mon don secondaire, cette malédiction que je porte depuis toujours et qui a déterminé ma position de responsable de l'Arche des exploreurs : un coffret de bois noir ferré, incrusté d'un cabochon de serpentine et verrouillé à clef.

» Elle constitue le symbole et la continuité de la Guilde ; elle contient le savoir rassemblé par des générations d'exploreurs. La Guilde est probablement morte en même temps que moi et je ne souhaite faire porter à personne la responsabilité de la garder vivante, à moins qu'il ou elle ne le désire réellement. Cependant, ces connaissances précieuses détenues dans l'Arche appartiennent à tout le peuple d'Handesel. En attendant qu'il soit prêt à l'accepter, j'en transmets la garde à mes compagnons Fridrik Keld et Yeris Tanner, les deux derniers à être demeurés à mes côtés, le temps que mes enfants Alfons, Sofia et Reinan soient en âge de l'assurer.

Au cas où Fridrik et Yeris n'auraient pas la possibilité d'effectuer cette transition, ou ne souhaiteraient pas s'en charger, un autre de mes compagnons d'origine peut prendre la relève. Je demande également à tous mes amis survivants d'aider et assister mes enfants et leurs enfants, tant qu'ils seront en mesure de le faire, dans cette mission. À cet effet, si besoin est, et s'il est encore en état, je sollicite que soit mis à leur disposition le skif « Rose des vents », qui nous a fidèlement servis durant de nombreuses années.

» La clef de l'Arche a été dissimulée sur l'île de Loricia, là où mon cœur demeure. Je demande à mes héritiers de reprendre cette clef, mais en respectant ma requête précédente, à une exception près : si l'un de mes descendants venait à posséder le même don secondaire que moi, celui d'invoquant, a fortiori s'il peine à le contrôler, il trouvera, sous le regard de l'Arche les coordonnées d'un lieu où il pourra se présenter pour recevoir de l'aide. Cette destination ne devra être connue que de lui-même, et des quelques proches susceptibles de l'y conduire.

» Ce don peut paraître une malédiction, la pire que ce monde puisse infliger, mais c'est aussi et avant tout une arme très puissante, qu'il saura sans doute employer pour le bien des siens et celui d'Handesel. Je l'engage à ne pas oublier qu'un ennemi terrible existe autour de nous, un ennemi qui cherche notre perte et contre lequel il faut dès maintenant se préparer...

» Alfons, Sofia, Reinan, je sais que notre choix de vous rendre aux Trois Empires, séparés les uns des autres, confiés à des familles étrangères, n'a été motivé que par notre désir de vous protéger, afin que nul ne puisse vous identifier comme mes enfants et vous utiliser contre nous. J'espère que vous aurez trouvé en votre cœur assez de mansuétude pour nous pardonner nos actes. Je vous aime... »

La voix de meister Fetter, portant les accents désespérés d'Earnest, s'éteignit enfin en délivrant le dernier message d'un père à ses enfants absents.

***

« Earnest... »

La voix d'Augustus n'était qu'un souffle, trop retenu pour que les jeunes gens puissent l'entendre. Tous trois demeuraient plongés dans leurs pensées et l'ancien exploreur évita de les perturber, même s'il les observait attentivement : Cornelli Blaubrunnen gardait les lèvres serrées ; son visage avait pris la pâleur de la craie. La malheureuse semblait perdue et Augustus ne pouvait réellement le lui reprocher : des trois, elle avait eu l'enfance la plus protégée. Éduquée avec soin, enfermée dans un carcan de règles et de convenances, elle était loin de se douter que tout son univers viendrait à s'effondrer... et Alon n'avait sans doute pas voulu la brusquer. Elle avait visiblement hérité de son père un caractère réservé et introverti, mais son éclat soudain lui laissait espérer qu'elle avait plus de tempérament qu'on pouvait le supposer.

Aloysius Blancherive semblait très différent : une enfance modeste, auprès d'une mère débrouillarde et déterminée, l'avait préparé à faire face à toutes les situations. Il possédait certes les boucles sombres de son père, mais Augustus voyait en lui beaucoup de cette jeune fille – Armine... Armince ? – dont Reinan était tombé éperdument amoureux, en dépit de ses origines populaires. La famille adoptive du benjamin des Seastrand avait cru à une provocation supplémentaire, mais Augustus avait perçu la sincérité de son protégé lors de leur dernière discussion – ou plutôt confrontation, moins d'un an avant le décès de Reinan. Il avait tenté de prévenir le jeune homme des risques qu'il encourait à défier l'ordre établi, mais il possédait toute la détermination de son père. Aloysius n'avait peut-être pas, quant à lui, l'âme d'un rebelle, mais ses actes avaient montré qu'il avait l'esprit clair et le cœur au bon endroit, malgré son caractère parfois un peu revêche. Il n'essayait pas de dissimuler sa confusion que lui inspiraient toutes ces révélations, mais quelque chose disait au vieux Calicien que Marnie avait suffisamment préparé le terrain.

Et Nigel...

Quand Augustus l'avait vu, il avait dû prendre sur lui pour ne pas manifester de trouble. Ces cheveux blonds, ces yeux d'un bleu intense, ces traits réguliers et décidés... il avait cru un moment qu'Earnest était de retour parmi eux, avec son allure de prince charmant et ses nobles idéaux. Mais Nigel s'était révélé différent. À la fois plus sensible, mais aussi plus fort, probablement.

Le garçon était un miraculé. Il aurait pu mourir dans les bas-fonds de Grinwats, en même temps que sa mère... ou être perdu à jamais, un grey parmi tant d'autres, si Marnie et Willem Montland ne l'avaient pas retrouvé. Le médicant semblait avoir fait des merveilles, pour transformer un pitoyable enfant des rues en ce splendide jeune homme, dont le charme et le sens des responsabilités étaient évidents. Augustus plaçait beaucoup d'espoir en lui. Du moins, si l'assassinat de Montland et la découverte de son double don n'avaient pas créé de failles sous cette surface si lisse.

Nigel avait dissimulé son visage dans ses mains, submergé par une émotion compréhensible. Quand il releva la tête, ce fut pour se tourner vers Augustus, plongeant le bleu de son regard dans les prunelles vertes du vieil exploreur avec un mélange d'interrogation et de gratitude.

***

Avec des gestes lents et précautionneux, meister Fetter replia soigneusement la délicate missive.

« Avez-vous des questions ? »

Loys regarda ses deux compagnons... – cousins ? – et jugea que ni l'un, ni l'autre ne semblait en état de dire ou faire quoi que ce soit de rationnel. Il éprouvait un sentiment d'irréalité, mais il était loin d'être aussi choqué que la messagière ou aussi ému que Deepriver. Il se savait déjà partiellement saxe. Se découvrir le fils d'un exploreur rebelle ne l'étonnait pas tellement plus. À vrai dire, le jeune apprenti ressentait une certaine fierté : Earnest Seastrand lui laissait l'impression d'un personnage hors du commun. Mais il éprouvait une certaine gêne à l'idée que sa guilde puisse apprendre qu'il descendait directement de quelqu'un qui l'avait ouvertement défiée.

Mais après tout, n'avait-il pas lui-même trahi les pilotiers, en allant prévenir le cadet de leurs soupçons ?

Passant sa main valide dans ses boucles brunes, il fronça les sourcils et demanda au tabellion :

« C'est donc ce qui est attendu de nous ? Retrouver ce coffret ? Cette clef ? Et comment savoir si l'un d'entre nous possède ce don... d'invoquant ? »

Ou plutôt, cette malédiction... songea-t-il. Parmi tous les dons dont avait parlé mestress Longstride, il semblait le moins attractif... même s'il demeurait mystérieux.

Deepriver reporta son regard sur lui :

« C'était a priori très important pour notre grand-père, déclara-t-il avec ce ton pontifiant si... saxe. Compte tenu de l'avenir qui m'attend, ajouta-t-il, légèrement sarcastique, j'aurai tout le loisir de me lancer dans cette recherche. Je ne sais pas vraiment par où commencer, mais sans doute... serez-vous d'accord pour m'y aider, mon'sier Valdor ? »

Loys se retint de lever les yeux au ciel : il aurait dû se douter que le perceveur se sentirait investi d'une mission. Il était, en un sens, soulagé d'être – toujours – à moitié Calicien et d'avoir été élevé comme tel. Il s'imaginait mal doté d'un caractère aussi pompeux et grandiloquent. Il avait peine à saisir comment Deepriver pouvait passer d'une insolence désinvolte à ces velléités d'héroïsme. Bien entendu, on pouvait sans doute mettre cela sur le compte des traumatismes de son enfance et du meurtre de son tuteur, mais c'était... un peu facile.

« N'y suis-je pas invité par la teneur de ce testament ? répondit le vieil homme avec amusement. Cela fait plus de cinquante ans que je suis engagé dans la vision d'Earnest Seastrand, il va de soi que je ne saurais déserter ses héritiers. »

Il esquissa un sourire qui sembla faire tomber une bonne vingtaine d'années de ses traits aquilins :

« Je comprends très bien, cependant, que vous vous sentiez mal armé pour vous jeter dans... notre univers. Mais n'ayez aucune inquiétude : encore une fois, vous n'êtes pas seul.

— Je vous en remercie, répondit gravement Deepriver. À vrai dire... c'est tout ce qui me reste aujourd'hui. Tant qu'à être un fugitif... »

Réalisant qu'il avait sans doute trop parlé, le jeune saxe lança un regard inquiet vers le tabellion qui nettoyait ses lorgnons.

« N'ayez aucune inquiétude, manher Deepriver, répondit ce dernier sans même lever les yeux. Toutes les paroles prononcées dans mon bureau sont couvertes par l'obligation de secret professionnel. »

Soulagé, Deepriver opina ; il semblait profondément secoué par les dernières nouvelles, et Loys se prit à songer qu'il n'était peut-être pas encore en état de supporter une telle charge émotionnelle.

L'apprenti se morigéna silencieusement : Deepriver était plus âgé que lui ; il était officier – du moins, pratiquement – et perceveur. Il n'avait sans doute pas besoin d'une nounou. Même leur parenté récemment révélée ne le justifiait pas. D'accord, le saxe l'avait sauvé par son intervention contre les malfrats, il l'avait hébergé et soigné, mais n'était-ce pas un juste retour des choses compte tenu des risques qu'il avait déjà encourus pour l'avertir ?

Certes, il n'enviait pas sa situation. Loys savait qu'il pouvait très bien oublier le contenu de cette lettre et tout ce qui s'était dit entre ces quatre murs et revenir à sa routine familière : personne ne pouvait exiger de lui qu'il abandonne un avenir tout tracé et plutôt confortable, seulement pour suivre une tradition familiale. Son sens du sacrifice n'était pas assez développé pour cela... et il ne se sentait pas l'âme d'un romantique exalté. Il n'était pas naïf au point de ne pas comprendre que ses prises de position contestataires avaient été probablement à l'origine de l'« accident » qui avait coûté la vie à son père.

Mais au moins, Deepriver était un garçon honnête et loyal : pas du genre à dissimuler son jeu en aucune manière que ce soit. Si tout les séparait, leur origine, leur éducation, leur caractère, même leur apparence physique, il pouvait lui faire confiance – et l'inverse était également vrai.

L'Erdane, par contre, ne lui paraissait pas respirer la franchise. Certes, il avait peine à être objectif à son égard après avoir été aussi ouvertement méprisé à bord du Brisevent... mais la façon dont elle évitait à présent de les regarder, les yeux fixés sur ses mains jointes, comme une petite fille sage, l'horripilait profondément.

Il ressentait une certaine satisfaction en songeant à l'horreur qu'elle devait éprouver à l'idée de se découvrir parente avec un vermisseau comme lui. Elle était probablement en train de tenter de trouver un moyen de nier une nouvelle fois l'évidence. La jeune messagière ne tarda pas à confirmer ses suppositions :

« Meister Fetter, dit-elle en relevant les yeux, d'une voix légèrement tremblante, je pense que contrairement à... aux autres personnes concernées, je ne suis pas la principale intéressée. C'est mon père, Alfons Blaubrunnen, qui aurait dû être convié. D'ailleurs, il est resté très lié avec sa famille d'adoption et je pense que tout ce qui concerne... son ascendance appartient au passé. »

Valdor la considéra amusement :

« Je comprends votre point de vue, manfrolen... cependant, dites-vous que vous trouverez ici une occasion exceptionnelle d'aider... Handesel... »

Loys vit la peau claire de la jeune fille s'empourprer légèrement ; il se demanda ce qu'il avait bien pu insinuer, pour troubler ainsi ce glaçon blond qu'il avait peine à considérer comme sa cousine. Elle se rencogna dans son fauteuil, fusillant du regard l'ancien exploreur.

Décidément, cet homme semblait connaître un peu trop bien son monde. Les yeux verts se reportèrent sur lui, à sa grande gêne : il avait l'impression d'être un papillon sur le point d'être épinglé au mur.

« Personne ne vous demande de vous engager dans l'immédiat, poursuivit-il. Mais le temps dont nous disposons encore, Marnie, Alon, Lars et moi devient dramatiquement bref. Nous n'avons pas encore réussi à retrouver Fridrik et Yeris. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de vous rassembler ici... »

Cornelli Blaubrunnen se redressa, piquée au vif :

« Vous n'avez rien rassemblé du tout ! Je suis ici pour remplir ma tâche de messagière !

— Et vous pourrez remplir cette tâche, n'ayez crainte... répondit Valdor avec désinvolture. Mais ce message n'était qu'un prétexte... Pourquoi croyez-vous que vous avez été spécifiquement choisie pour l'apporter à votre destinataire ici, à Silberleut ? »

Après avoir rougi, la jeune fille blêmit ; pour un peu, Loys aurait presque eu pitié d'elle.

« Et pour moi, s'entendit-il demander, comment avez-vous fait pour que je sois affecté sur le même vol que Deepriver et... manfrolen Blaubrunnen ? »

— Nous n'avons pas que des ennemis dans l'administration, répondit Valdor avec un fin sourire. Et les ilandes décident des trajets des skifs en accord avec les pilotiers... »

L'apprenti, pas vraiment convaincu, se promit d'éclaircir tout cela dès qu'il en aurait l'occasion.

« Et je suppose, intervint Deepriver, que ma nouvelle affectation était également liée à cette affaire ? »

L'ancien exploreur acquiesça d'un mouvement de tête :

« Vous deviez juste être envoyé ici, et pas y être affecté ; mais nous avons dû modifier nos plans après la tragédie qui vous a frappé, expliqua-t-il avec plus de douceur. Il devenait capital de vous mettre à l'abri le plus rapidement possible, auprès de personnes susceptibles de veiller sur vous, autant pour vous protéger que pour vérifier que votre convalescence se déroulait bien. »

En entendant ces paroles, la jeune fille tourna un regard un peu choqué vers son cousin blond : contrairement à Loys, elle ignorait totalement les épreuves subies par le perceveur. Mais ce qui surprit le plus le Calicien fut l'éclair... d'inquiétude, pratiquement de compassion, qui avait brièvement traversé ses yeux gris pâle. Était-elle donc capable, après tout, de manifester des sentiments humains ?

Ou peut-être seulement pour ceux qui se rapprochaient de sa caste ?

Le tabellion se leva, rangeant la feuille dans une enveloppe épaisse. Il saisit sur son bureau trois plis cachetés :

« J'ai fait établir sous mon contrôle trois copies certifiées de ce document. D'autres seront également communiquées aux personnes nommément citées dont nous connaissons la résidence, à savoir, mestre Alon Fairweather, mestress Marnie Longstride, mon'sier Augustus Valdor et manher Lars Reiner... sans oublier, bien sûr, manher Alfons Blaubrunnen. »

Il se leva et se pencha pour tendre les documents à ses trois jeunes vis-à-vis : Deepriver se hâta de recevoir la sienne, bientôt imité par Loys qui la rangea soigneusement dans la poche intérieure de son manteau, en songeant qu'il devrait trouver une cachette qui la garantirait de la Guilde comme de la curiosité parfois envahissante de ses amis. Il se sentirait désormais comme un ratz déguisé en félin au milieu d'un élevage de catsen.

La messagière hésitait encore ; Fetter lui lança un regard sévère par-dessus ses lorgnons :

« Prenez au moins cette copie, manfrolen. Vous pourrez la brûler si bon vous semble », déclara Valdor d'un ton sarcastique.

Elle se leva à contrecœur, prenant bien soin de ne pas froisser ses jupes, et se pencha pour prendre le pli que lui tendait le tabellion...

C'est alors qu'un pas brutal se fit entendre dans le couloir. Deepriver fut debout instantanément, ses réflexes de perceveur en alerte ; Cornelli demeura figée sur place, la lettre à la main, les yeux tournés vers la porte ; Loys abandonna son siège, pour ne pas être en reste. Une étrange appréhension pesait au creux de son estomac.

Plus rapidement que sa silhouette ronde l'aurait laissé supposer, meister Fetter quitta son bureau et se dirigea vers la porte, à travers laquelle il demanda, d'une voix à la fois émue et contrariée :

« Que se passe-t-il ? Que venez-vous faire là ? »

Une voix autoritaire s'éleva de l'autre côté du battant :

« Meister Fetter ? Au nom du bureau des Affaires tripartites, veuillez nous ouvrir. Nous sommes mandatés pour appréhender un dangereux contrevenant, du nom de Nigel Alander Deepriver... Et nous savons qu'il se trouve dans votre bureau ! »

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