XIII - Une Position précaire
Pour quelqu'un de son âge, la médicante avançait d'un bon pas.
Épuisé par les événements, Loys la suivait péniblement, serrant contre sa poitrine son bras douloureux. La vieille femme se dirigeait avec assurance à travers le dédale des rues, qui n'avait visiblement aucun secret pour elle. Le jeune homme, qui avait espéré profiter du trajet pour réfléchir à une excuse vraisemblable pour justifier sa fugue – et sa blessure, regrettait presque qu'ils ne se perdent pas en route.
Avec son apprentissage inhabituel, sa vaste connaissance des doubles dons et des guildes abolies, Marnie Longstride lui semblait pour le moins mystérieuse... Mais après tout, quand la Guilde des exploreurs avait été dissoute, cinquante ans plus tôt, elle devait déjà être âgée d'une bonne vingtaine d'années. Peut-être avait-elle même personnellement rencontré certains de ses membres, ce qui expliquait au moins ce savoir singulier.
Loys ne s'était jamais penché sur l'histoire des exploreurs, ni sur les causes de leur disparition. Il n'avait aucune raison de douter du bien-fondé de cette suppression. Mais à présent, il voyait les choses un peu différemment... Si le cadet Deepriver avait pu intégrer les rangs des exploreurs, il y aurait tenu une position honorable, au lieu de se retrouver en danger en raison d'un simple hasard de naissance.
En quelques pas, il rejoignit la vieille femme :
« Mestress Longstride, connaissez-vous le cadet Deepriver depuis longtemps ? »
Elle lui lança un coup d'œil, comme pour le jauger, avant de répondre :
« Je l'ai connu quand il était tout enfant, mais je doute qu'il conserve le moindre souvenir de moi... À cette époque, j'étais affectée à Grinwats et je m'étais liée d'amitié avec le recteur Montland.
— Son tuteur ?
— Oui. C'était un homme admirable, en plus d'un médicant de grand talent. »
Machinalement, Loys porta la main à sa blessure, songeant aux gestes experts du cadet. Non sans hésitation, il posa la question qui le taraudait depuis l'irruption de la médicante dans la chambre :
« Mestress... Vous sembliez traiter le cadet Deepriver comme s'il était malade ou blessé. Que lui est-il arrivé ? »
La vieille femme ralentit et se tourna vers lui avec une expression attristée :
« Il y a un peu plus d'un mois, un inconnu a pénétré à l'intérieur du bureau du recteur Montland et l'a poignardé en plein cœur. »
Le jeune Calicien sentit sa bouche devenir sèche :
« C'est... terrible, bafouilla-t-il.
— Oui, terrible. Mais ce qui l'est plus encore, c'est que le jeune Nigel est entré dans son bureau alors que le meurtrier venait de perpétrer son forfait. Pendant qu'il tentait de porter secours à son tuteur, l'assassin a tenté de prendre la fuite. Quand Nigel a voulu l'intercepter, le criminel l'a grièvement blessé... »
Loys s'arrêta net, les yeux écarquillés :
« Nebelranque... souffla-t-il.
— Il a eu de la chance, si on peut dire, car aucun organe vital n'a été touché. Mais le temps qu'on le trouve, il avait perdu beaucoup de sang. Il est resté plusieurs jours entre la vie et la mort. »
Pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontrée, la médicante paraissait vieille, les traits creusés par la douleur, aiguisés par une colère profonde. Même s'il connaissait Deepriver depuis peu, Loys sentit la révolte s'emparer de lui :
« Mais... pourquoi faire une chose pareille ? C'est monstrueux !
— Hélas, les monstres ne sont pas chose rare, dans ce monde, répliqua amèrement mestress Longstride. Ils n'habitent pas tous le Nebel. »
Leurs pas les avaient menés à une passerelle suspendue comme un fil d'arane au-dessus d'un enchevêtrement de ruelles, constellé par les sourdes lueurs de becs de gaz et le miroitement doré qui filtrait à travers les vitres de quelques bâtiments. La médicante se dirigea vers la rambarde et contempla le spectacle, la main posée sur la barre de fer forgé.
« Mestre Montland n'avait pour ainsi dire pas d'ennemis, à part, peut-être, quelques jaloux qui le dissimulaient derrière un visage amène... Mais de là à tuer... L'hypothèse a été émise qu'il... n'était peut-être pas la personne visée.
— Vous voulez dire... murmura Loys, si stupéfait qu'il ne parvenait pas à aller au-delà de ces quelques mots.
— Oui, vous voyez juste.
— Qu'a-t-il fait pour mériter cela ?
— Rien, à part naître, peut-être. Mais après tout, nous n'en savons rien... Les autorités militaires de Grinwats respectaient profondément mestre Montland. Et leur premier souci a été de mettre le jeune Nigel à l'abri dès qu'il a été assez remis pour faire le voyage. De toute façon, plus rien ne le retenait dans la capitale.
— Même pas ses amis ? »
La médicante laissa échapper un rire sans joie :
« Même s'il fait de son mieux pour le cacher... je soupçonne ce garçon d'être très seul. L'armée saxe est sa seule famille à présent. »
Loys se sentit désolé pour le cadet. L'apprenti avait quitté les siens depuis deux ans déjà et la perspective de se retrouver isolé l'effrayait profondément. Quand il deviendrait un compagnon à part entière, il devrait rejoindre l'affectation qui serait choisie pour lui ; ses amis lui manqueraient terriblement. Mais il savait que sa mère et Clélie seraient toujours là pour lui et qu'il les reverrait dès qu'il ferait escale dans son ilande d'origine.
« C'est pour sa propre sécurité que Nigel s'est trouvé affecté ici, dans cette petite caserne tranquille et isolée, dont le commander était tout disposé à l'accueillir et prendre soin de lui en attendant que la vérité soit faite sur cette affaire. »
Le garçon ne savait que dire : il supposait que le Saxe n'aurait pas aimé être pris en pitié. Surtout si, par le passé...
« Mestress, s'entendit-il demander, est-ce vrai qu'il a été un grau ? »
Les yeux gris, qui semblaient capables de transpercer l'ombre, le fixèrent intensément :
« Comment savez-vous cela ? »
— Il l'a lui-même mentionné avant de s'endormir, juste avant votre arrivée. »
Elle baissa la tête :
« Il devait être bien inquiet et confus, je pense, pour admettre une chose pareille. Je ne pense pas qu'il en ait honte, mais beaucoup de jeunes gens de la bonne société saxe ne se gêneraient pas pour ostraciser un des leurs, s'ils venaient à apprendre une telle chose à son sujet. »
Elle se détacha de la barrière, le sondant du regard :
« Et vous, quel serait votre sentiment si cela s'avérait... ? »
Loys fronça les sourcils, perplexe.
Il avait certes éprouvé de la surprise et de l'incrédulité, mais ni dégoût, ni mépris. Peut-être parce qu'il était lui-même issu d'un milieu modeste et qu'il savait combien la frontière entre les citoyens les plus pauvres et les graus s révélait ténue. Tout le monde ne subissait pas cette déchéance pour les mêmes raisons. Certains avaient refusé de se soumettre aux contraintes de la société rigide des empires : se marier ou se remarier pour réduire le nombre de foyers, porter la seule couleur de sa nation, ne changer de lieu d'habitation que sur permission du gouvernement impérial, reprendre le métier de ses parents sauf si des besoins dans un secteur différent en décidaient autrement...
Mais d'évidence, la plupart des graus avaient été poussés à la rue par la misère : toute personne qui avait recours à la charité publique se voyait déchue de ses droits de citoyenneté. Elle pouvait en théorie les regagner, mais il fallait pour cela justifier d'un travail légal et rares étaient ceux qui acceptaient d'employer un grau. Quant aux enfants qui avaient la malchance de naître parmi ces laissés pour compte, ils étaient privés d'existence officielle et de tout ce qui allait avec, dont l'éducation ; ce qui ne leur donnait pour ainsi dire aucun espoir de sortir un jour de l'ombre. Cette situation était certes révoltante, mais la vie était si difficile pour la majorité des citoyens impériaux qu'elle suffisait toute entière à monopoliser leur énergie et leurs efforts. Chacun regardait vers le haut, de crainte de chuter plus bas.
Il y avait quelques exceptions cependant, comme le père de Loys. Reinan Blancherive avait été élevé dans une famille plutôt prospère de marchands caliciens. Mais très vite, leur fils avait commencé à remettre en question toutes les valeurs transmises par les siens, au point de refuser une existence confortable. Afin de subvenir à ses propres besoins, il était parti travailler dans les usines de l'ilande d'Amarine. La brouille qui en avait résulté était deveenue si sévère que Loys n'avait jamais aucun rapport avec ses grands-parents ; il ignorait même s'ils étaient encore en vie. Sa mère était bien trop digne pour seulement songer à leur demander le moindre secours.
Loys avait longtemps pensé que son père avait commis une erreur ; il avait eu quelques brèves querelles à ce sujet avec Armince. Mais au fil des années, il avait un peu mieux compris quel type de fierté pouvait porter à lutter par soi-même plutôt qu'emprunter la voie la plus facile, même s'il n'aurait lui-même pas fait ce choix. Il avait aussi appris à respecter les gens plus pauvres que lui, à reconnaître leurs efforts pour survivre ; il refusait de les rendre systématiquement responsables de leur condition.
« Je ne vois pas en quoi son passé devrait être considéré comme une tare. Un enfant de grau adopté dans une famille de notables... c'est presque comme un conte magique, même si ça n'a pas dû être facile tous les jours. »
La médicante se détendit visiblement et lui adressa un petit sourire :
« Certes, mon garçon. Voyez-vous, sa mère, Sofia, était issue d'une famille de ma connaissance... fort honorable, même si elle ne s'entendait guère avec ses parents. Contre leur avis, elle a suivi les élans de son cœur... qui se sont révélés malheureux. Au point de la conduire dans les bas-fonds de Grinwats. »
Elle se détourna, baissant les yeux vers le gouffre sous la passerelle :
« Jusqu'au jour où s'est déclarée une fièvre qui a décimé les bas-fonds. Alors, seulement, elle s'est rendue avec son enfant dans un dispensaire où je travaillais à mes moments perdus. Je l'ai reconnue, en dépit des ravages que la maladie avait infligés à sa beauté. Elle était, hélas, bien trop affaiblie pour survivre, mais nous avons pu sauver son fils, qui avait tout juste cinq ans. »
Sa voix s'était chargée d'émotion :
« L'épouse de mestre Montland avait perdu deux enfants en bas âge et ne parvenait pas à en avoir d'autres. Ils se sont très vite attachés à ce petit garçon fragile et craintif. »
Loys ne put réprimer un petit sourire :
« Je dois vous avouer que je peine à imaginer le cadet Deepriver comme... fragile et craintif.
— C'est en grande part grâce aux Montland ce qu'il est devenu ce qu'il est aujourd'hui. Je dois avouer que j'ai été très surprise en le voyant : il ressemble énormément à sa mère, comme vous ressemblez à votre père. »
Elle pencha la tête sur le côté, considérant le jeune homme sous des paupières mi-closes :
« Reinan et Sofia étaient assez semblables, dans leur façon d'être. Ils avaient tous les deux un côté rebelle... et ils n'ont jamais accepté, ni l'un ni l'autre, leur famille adoptive... »
Famille adoptive ?
Loys s'immobilisa, surpris... Personne, jamais, ne lui avait mentionné ce fait !
***
Réfugiée dans sa chambre, Cornelli s'était assise sur son lit, les bras autour de ses genoux.
Cette position n'avait rien de digne ni d'élégant, mais elle procurait à la jeune fille un sentiment de réconfort, comme quand elle était enfant et qu'elle se retranchait dans la nursery. Elle venait y trouver la présence indulgente de sa nourrice, dont elle se souvenait avec une discrète émotion. Le jour même de ses sept ans, sa mère avait renvoyé la brave femme pour la remplacer par une gouvernante sèche et rigide, censée lui inculquer les manières de la bonne société.
Les paroles du préfet l'avaient profondément troublée : comment elle, une simple apprentie messagière, pouvait-elle aborder un fugitif en puissance, un dangereux guerrier qui plus est ? Comment pouvait-elle lui offrir une aide quelconque, surtout sur cette ilande où elle se sentait cruellement seule ?
Cornelli s'étendit sur le lit, laissant ses muscles crispés se détendre, les yeux fixés sur le plafond immaculé ; il lui fallut quelques longues minutes pour trouver enfin le courage de se lever et de se changer. La jeune messagière troqua sa fine robe blanche et sa ceinture dorée contre une simple jupe de toile et un corsage ample, une tenue présentable tant qu'elle ne sortait pas en ville. La tête lui tournait un peu, autant à cause de l'émotion que de la faim. Elle décida de passer rapidement aux cuisines afin de solliciter un léger en-cas.
Après avoir vérifié que ses tresses blondes ne laissaient échapper aucune mèche rebelle, elle se glissa dans le couloir, essayant de se rappeler dans quelle direction se trouvait l'office. À cette heure tardive, le bâtiment semblait presque déserté ; elle ne croisa sur sa route que quelques messagiers attardés, qu'elle salua courtoisement en mouvant pas à pas son corps empreint de lassitude.
Ce ne fut qu'une fois arrivée devant une certaine porte, qui n'était visiblement pas celle des cuisines, qu'elle réalisa qu'elle avait machinalement pris le chemin des appartements de mestre Alon Fairweather. Elle se tenait immobile en face du cadre de bois finement mouluré, étrangement indécise. Peut-être le vieux mestre était-il déjà couché, voire endormi. Et même si ce n'était pas le cas, comment jugerait-il son intrusion ?
Prenant son courage à deux mains, elle toqua contre le battant, assez légèrement pour ne pas l'éveiller s'il était assoupi, mais assez énergiquement pour qu'il puisse l'entendre s'il était encore debout. Puis elle patienta, consciente qu'une part d'elle-même espérait une absence totale de réaction qui lui permettrait de fuir vers la sécurité relative de sa chambre.
Un bruissement affairé s'éleva de l'autre côté de la porte, puis des pas légers se rapprochèrent. La clef tourna dans la serrure ; le battant pivota, laissant apparaître le visage amène et les yeux pétillants du vieux mestre :
« Manfrolen Blaubrunnen ! C'est pour moi un grand plaisir de vous voir ! Je dois avouer que je m'attendais quelque peu à votre visite. »
Figée par la surprise, Cornelli faillit en oublier ses manières. Mais elle se reprit rapidement et esquissa une brève révérence avant de déclarer :
« Veuillez me pardonner de vous déranger si tard, mestre Fairweather. Il n'était pas dans mon intention de troubler votre soirée.
— Mais vous vous êtes soudain sentie seule et un peu désemparée ? »
La jeune fille pinça légèrement les lèvres, hésitant à admettre une telle faiblesse. Souriant avec douceur, le vieil homme s'effaça légèrement, esquissant un geste élégant :
« Si vous voulez bien me faire le plaisir d'entrer... »
Cornelli hocha la tête, non sans un léger pincement au cœur : elle était censée espionner cet homme. Pas le laisser devenir son ami, encore moins son mentor. Mais jamais personne n'avait joué ce rôle pour elle, même à la maison de la Guilde dans sa ville natale de Herdeswelt. Elle s'avança dans la pièce, qu'illuminait un éclairage électrique légèrement tamisé par des appliques ouvragées ; de jour, elle les avait prises pour de simples décorations.
Un sifflement attira son attention : sur le poêle en faïence blanche orné de fines arabesques bleu et or, une bouilloire frémissait. La table ronde près de la fenêtre supportait deux tasses ainsi qu'une assiette de pâtisseries légères parsemées de fruits secs. Il n'en fallait pas plus pour réveiller la faim de la jeune fille, qui en tremblait presque.
« Vous m'attendiez vraiment... » murmura-t-elle.
Elle fixa du regard le vieux mestre :
« Mais comment avez-vous su ? »
Il éclata d'un rire clair, étonnamment juvénile :
« En fait, chère enfant, j'ai compté sur votre intuition.
— Mon intuition ? »
Elle secoua la tête avec plus de véhémence que ne l'acceptaient les convenances :
« Au risque de vous décevoir, mestre Fairweather, je doute d'avoir jamais fait preuve de la moindre intuition, bien au contraire...
— Comment le savez-vous ? »
Elle baissa légèrement les yeux :
« Ni mes précepteurs, ni ma mère, ni même mes professeurs de la Guilde des messagiers n'ont jamais décelé en moi cette capacité, bien au contraire. J'ai toujours été considérée comme... affectée d'une certaine maladresse dès que les consignes n'étaient pas clairement exprimées. »
Le vieil homme soupira avec un fatalisme navré :
« Entrez, manfrolen, nous pouvons poursuivre cette conversation de façon plus confortable. »
Posant une main légère sur son épaule, il la guida vers le fauteuil placé devant la table. La jeune fille attendit cependant que son hôte ait refermé la porte et soit revenu vers elle pour s'asseoir avec lenteur et dignité, évitant de se laisser tomber vulgairement sur les coussins rembourrés. Quand il la vit installée, mestre Fairweather alla chercher la bouilloire et versa le contenu dans la théière de porcelaine.
« Ce sera prêt d'ici quelques minutes. Je ne puis vous offrir, hélas, autre chose que cette légère collation, mais je vous conseille d'en profiter largement, sans user de délicatesse ni de modération », l'invita-t-il malicieusement.
Troublée, Cornelli serra ses poings l'un contre l'autre au creux de ses genoux : à quelques exceptions près, les adultes avaient toujours exigé d'elle un comportement soigneusement codifié. À chaque fois qu'elle s'était affranchie de ces attentes, par négligence, ignorance ou maladresse, elle avait été sévèrement reprise par son entourage. Certes, on ne l'avait jamais battue, mais elle ne comptait plus les punitions pénibles ou humiliantes qu'elle avait subies.
Son père l'avait parfois défendue, mais Alfons Blaubrunnen ne pouvait lutter contre la volonté de fer de son épouse, à laquelle il se soumettait comme si cette force indomptable le rassurait. Au fil des années, au prix d'une attention de tous les instants, la jeune fille avait réussi à se conformer aux exigences des siens. Et voilà qu'un homme âgé, une figure de sagesse et d'autorité, attendait d'elle qu'elle renonce à ce contrôle chèrement gagné... ?
Elle le regarda s'affairer dans la pièce, remettre la bouilloire à sa place, empiler quelques livres qui traînaient ouverts sur son bureau avant de revenir s'asseoir devant elle.
« Avez-vous passé une bonne fin de journée ? demanda-t-il courtoisement. Vous me semblez un peu fatiguée...
— Les conséquences du voyage en skif tardent à se dissiper, répondit-elle évasivement. Je suppose qu'il faudra quelques jours pour que tout revienne à la normale... »
Il se pencha pour remplir sa tasse avant de la lui tendre :
« Vous devriez prendre soin de vous. Vous délivrerez bientôt votre premier message officiel... Cela risque d'être une expérience plus éprouvante qu'il n'y paraît.
— Certainement, acquiesça-t-elle par pure politesse.
— Votre journée a dû être plutôt occupée... »
La jeune fille se crispa et prit une grande inspiration, cherchant désespérément une réponse crédible :
« Mon... mon père m'a demandé d'aller saluer de sa part certaines de ses relations dans l'administration de l'ilande...
— Et vous avez pris soin de remplir votre devoir filial. Avec de telles obligations sociales, votre père doit être soulagé de savoir que sa fille est ainsi disposée à le seconder... »
Elle hocha la tête, incapable d'aller plus loin dans ce mensonge de convenance, avec la nette impression que son interlocuteur n'était pas vraiment dupe. Il esquissa un petit sourire avant de poursuivre :
« Allons, très chère, vous êtes-vous demandé pour quelle raison votre gouvernement vous prêtait une telle attention, alors que vous n'êtes qu'une jeune apprentie ? »
À ces paroles, Cornelli faillit lâcher la tasse ; elle se reprit de justesse, sans empêcher toutefois quelques gouttes brûlantes de tomber sur sa jupe. Une rougeur subite lui embrasa le front et les joues, la laissant le souffle court et la gorge serrée. Les mains secourables du vieux messagier attrapèrent le récipient pour le poser en sécurité sur la table avant que l'incident ne tourne au désastre.
Après le premier temps de surprise, elle s'étonna d'être plus affectée par cette description lapidaire – une « simple apprentie », pas particulière brillante ou prometteuse. Elle sentit ses yeux la picoter douloureusement : tenait-elle donc tant à l'opinion du mestre saxe ?
« Allons, poursuivit-il doucement, je comprends tout à fait le dilemme dans lequel vous devez vous trouver. Je suppose que votre gouvernement a fait appel aux sentiments patriotiques qu'on vous a insufflés depuis votre plus tendre enfance. »
Prenant la fine serviette posée à côté de sa tasse, elle essuya méthodiquement une petite tache sur sa jupe. Elle n'avait aucune envie de réagir à cette analyse pourtant si proche de la réalité des choses.
« Regardez-moi, manfrolen. Je suis votre allié, je vous l'ai déjà dit. Je peux vous aider à donner le meilleur de vous-même. Mais vous ne pouvez ignorer certains faits. »
Cornelli serra les dents : elle avait cru qu'il pouvait l'aider à être libre... et voilà que lui aussi cherchait à la manipuler ? Elle releva la tête et répliqua sèchement :
« Avec tout mon respect, mestre Fairweather, ce n'est pas une affaire saxe ! »
La main fine et ridée se tendit, se posa sur son poignet pour arrêter ses gestes frénétiques :
« Vous oubliez que de par mon appartenance à cette guilde, je ne suis plus saxe. Cela dit, pourquoi une telle hostilité ? Votre père n'est-il pas né de parents originaires de l'Empire saxe ? »
Elle releva brusquement les yeux :
« Vous êtes mal informé ! Mon père a toujours été un citoyen erdan, d'une famille respectée ! »
Elle réalisa qu'elle tremblait de tous ses membres, sous l'effet de la colère et de la confusion :
« Qu'essayez-vous donc de faire, mestre Fairweather ? De me retourner contre les miens ? »
La main du vieil homme, plus vigoureuse qu'elle ne paraissait, se resserra autour de son poignet :
« J'essaye juste, mon enfant, de vous éviter d'être utilisée comme un outil. Tout comme votre père durant toutes ces années. »
La sévérité de son ton choqua suffisamment Cornelli pour qu'elle ne trouve rien à répondre. Elle se contenta de regarder son interlocuteur, les larmes aux yeux, réalisant plus que jamais qu'elle n'était qu'une jeune fille de seize ans prise dans les rets d'une situation qui la dépassait. Et que cette fois, ni son éducation, ni sa famille, ni son gouvernement ne pouvaient la protéger.
« Comment pouvez-vous savoir ? murmura-t-elle.
— Parce que, répondit-il en retrouvant toute sa douceur, je suis pour le moment votre seul véritable allié. Vous êtes piégée dans les méandres d'une affaire qui a débuté bien avant votre naissance. Votre nation projette de vous utiliser pour récupérer un butin qui ne lui appartient pas. »
Il la lâcha ; elle ramena aussitôt son poignet contre elle dans un mouvement qui témoignait de sa vulnérabilité profonde. Comment pouvait-elle se montrer si faible ?
« Je veux vous aider, manfrolen Blaubrunnen, poursuivit-il gentiment. Je comprends votre méfiance, mais mon offre précédente tient toujours. Je peux vous apprendre à employer au mieux vos dons, qui sont plus considérables et plus étendus qu'on a bien voulu vous le faire croire. Ils vous aideront peut-être à y voir plus clair... »
Elle empoigna le tissu de sa jupe, regardant ses phalanges blanchir :
« Qu'est-ce qui me prouve que vous ne cherchez pas vous aussi à me manipuler ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.
— Que vous dit votre intuition ?
— Mon... »
Elle secoua légèrement la tête, confuse.
« L'intuition, expliqua mestre Fairweather en souriant, est la première arme d'un messagier. Cela n'a rien de mystérieux... Il s'agit juste de la somme de ce que vous avez pu remarquer et analyser de façon inconsciente. En tant que messagière, vous possédez une faculté d'observation et d'analyse supérieure à celle de la plupart des gens, mais aussi une mémoire quasi absolue. Ce n'est pas parce qu'on ne vous a jamais appris à les employer qu'elles n'existent pas. »
Il se recula dans son siège, croisa les mains sur ses genoux, les paupières à demi-baissées :
« Quand vous employez votre don habituel pour délivrer un message, vous atteignez un état de concentration qui vous permet d'ouvrir les parties closes de votre mémoire. Employez la même méthode, sans aller jusqu'au bout, et tentez de vous focaliser sur un événement précis. Vous serez surprise du résultat. »
Il lui adressa un sourire encourageant :
« Essayez, vous n'avez rien à perdre... »
Indécise, Cornelli se mordit la lèvre, un geste peu élégant qu'elle aurait dû refréner, mais qui empêchait sa bouche de trembler. Elle fixa du regard ce mince visage parcouru de fines rides ; étrangement, elle sentit sa bienveillance déferler sur elle comme une vague chaude et inattendue. Était-ce cette « intuition » dont il parlait ? Avait-il la capacité de la tromper sur ce point ?
Essayez, vous n'avez rien à perdre...
Que risquait-elle ? Elle se trouvait dans la maison de sa guilde ; il n'y avait nulle part dans tout Silberleut où elle était plus en sécurité.
Elle se força à fermer les yeux ; sans vraiment savoir pourquoi, elle choisit le moment où elle s'était éveillée dans le skif, en compagnie du jeune Saxe et de cet apprenti pilotier aux boucles brunes. Respirant lentement, elle laissa son esprit s'ouvrir, comme si une vaste fenêtre béait soudain dans sa conscience... une fenêtre qu'elle ne voulait surtout pas clore. C'était aussi difficile que de sauter du haut d'une falaise et tenter de s'arrêter à mi-parcours entre le ciel et la terre.
Ses mains se crispèrent désespérément sur les accoudoirs du fauteuil, comme si elle se trouvait réellement au bord d'une corniche jouxtant le vide. Elle perçut la vague de froid intense qui la saisissait chaque fois qu'elle se préparait à recevoir un message ; elle se propageait sur son corps comme une marée de glace. Cependant, en sombrant sous sa peau, elle se transformait en chaleur profonde, à la limite de la brûlure. Un voile sombre opacifia son regard...
Cornelli était consciente de son apparence à cet instant précis, pour avoir vu d'autres messagiers effectuer une Restitution : ses paupières s'étaient écartées sur des yeux opalescents, tandis qu'une légère aura blanche émanait de son visage.
Elle ne devait pas aller trop loin ; elle devait s'arrêter avant d'atteindre sa mémoire occulte. Ses mains se cramponnaient toujours au bras du fauteuil ; se raccrochant de toutes ses forces à ses sensations physiques, elle obligea son esprit à se concentrer sur ses propres souvenirs.
Le Skif.
La Dormeuse.
Les passagers du Brisevent.
***
Loys resta un moment immobile, sans réellement voir les lumières tremblotantes de la ville devant lui.
Il ne savait comment prendre cette nouvelle : ses grands-parents paternels n'avaient jamais vraiment compté pour lui. Quand il était enfant, sa grand-mère maternelle avait partagé leur existence ; elle était morte peu après ses six ans. Il se rappelait une femme prématurément vieillie, usée par la vie, mais toujours prête à le serrer dans ses bras trop minces et lui chuchoter des histoires, comme si elle lui livrait de précieuses confidences. La disparition de mamère Marjot avait été un choc, sa toute première vraie confrontation avec la mort.
Les Blancherive, quant à eux, avaient rompu tout contact avec son père et ne lui avaient jamais témoigné la moindre attention. Mais ce nom était le sien, depuis sa naissance ; savoir qu'il ne l'avait pas acquis par le sang lui semblait étrange. Au bout d'un moment, il se tourna vers la médicante, pour essayer de trouver la logique de l'histoire :
« Adopté ? Il était orphelin ? »
— Il a perdu ses véritables parents quand il était tout jeune, dans des conditions dramatiques, expliqua-t-elle d'une voix douce. Il a fallu lui trouver une famille et les Blancherive semblaient heureux de l'accueillir. Mais son refus continuel de les considérer comme ses parents a fini par les aigrir. Je ne sais même pas s'il s'est seulement, une fois, senti calicien... »
Surpris, Loys la dévisagea :
« Vous voulez dire... que ses véritables parents n'étaient pas caliciens ? » s'exclama-t-il.
Cette révélation lui paraissait encore plus incroyable et lourde de sens que la précédente. Pour lui, les Saxes et les Erdans appartenaient à des mondes différents, même s'il les côtoyait chaque jour au sein de la Guilde. Si l'origine n'avait théoriquement aucune importance chez les pilotiers, tous ses amis étaient de purs Caliciens.
Les mariages mixtes étaient rares à Handesel, juste un peu plus fréquents dans les guildes. Quand un citoyen prenait un conjoint d'un autre empire, l'un des deux – la femme généralement – perdait sa nationalité de naissance, au même temps que tous ses droits politiques. Ce qui n'encourageait guère les unions de ce genre.
« Il venait d'où, alors ? demanda-t-il d'un ton inquiet. De Saxe... d'Erde ? »
Pour une raison qu'il peinait à s'expliquer, en dépit des conflits mineurs qui s'élevaient souvent entre Saxe et Calice, le garçon espérait qu'il ne se trouverait pas de sang erdan. Au moins les Saxes montraient-ils un brin de panache, tandis que les Erdans lui paraissaient trop sérieux, disciplinés et procéduriers. Les Caliciens, quant à eux, étaient passés maîtres dans l'art de ricaner des autres nations et Loys ne dérogeait pas à la règle.
« Erde... ou Saxe... ? » souffla-t-il, mal à l'aise.
Un petit sourire étira les lèvres fines de la médicante :
« Saxe. »
Il hocha la tête : de deux maux, il tombait sur le moindre. C'était déjà un début. Mestress Longstride rit doucement :
« Allons, jeune homme, ce n'est pas le bout du monde. Je suis saxe moi-même, et je peux vous assurer que l'on y survit fort bien ! »
L'apprenti pilotier ouvrit la bouche pour s'excuser, mais elle posa la main sur son bras valide :
« Allons, venez. Nous avons encore à nous expliquer devant le recteur de la Guilde. »
Loys frémit légèrement : il avait presque oublié ce détail. Résigné, il suivit la médicante, en ressassant toutes les révélations de la soirée.
***
Elle était couchée sur un coussin de velours d'un rouge délavé, qui avait retenu l'odeur de dizaines de corps qui y avait reposé avant le sien.
La vibration des machineries se transmettait à travers la carcasse du skif, jusque dans les parois du sarcophage de la dormeuse. Le bandeau de métal serrait douloureusement ses tempes. Ses membres étaient ankylosés par cette immobilité forcée ; elle aurait voulu bouger pour dissiper cette pénible sensation, mais elle s'en trouvait totalement incapable, comme une poupée privée de toute volonté.
Non loin d'elle, l'autre passager s'agitait dans son propre conteneur ; elle entendait le frôlement de ses habits contre le capitonnage, sa respiration irrégulière, les gémissements et les soupirs ténus qu'il laissait échapper entre ses dents...
La lumière des veilleuses éclairait le plafond métallique, soulignant les joints des plaques qui le composaient. Elle ne pouvait s'empêcher de les suivre du regard, comme s'ils avaient sur elle un effet hypnotique. Le bruit de son cœur frappant dans sa poitrine devenait assourdissant...
Elle était allongée dans la dormeuse, mais en même temps, toujours au bord du précipice.
Ses mains glissaient, inexorablement.
Elle tenta frénétiquement de se rattraper, mais elle se sentait aspirée par le vide.
Elle lâcha prise et tomba en tournoyant dans un gouffre d'incrédulité et de terreur.
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