VIII - Les Fugitifs

L'ascension jusqu'à la Lanterne n'avait jamais semblé aussi longue à Framke.

Elle remonta sa besace sur son épaule, essayant de rééquilibrer un peu le poids de son fardeau. Elle avait réussi à persuader Fridrik qu'il ne pouvait la quitter avant de lui raconter la suite de l'histoire, à défaut de le faire revenir sur sa décision de se rendre à l'hospice pour y terminer ses jours. Tout en gravissant les innombrables marches de toute la force de ses jeunes mollets, l'adolescente repensa au récit de son vieil ami.

Elle savait que Fridrik avait été un exploreur, depuis le jour où il lui avait fait assez confiance pour lui montrer la veste éculée de son uniforme vert, qu'il dissimulait sous ses oripeaux de grau. Mais elle était loin d'imaginer toutes les péripéties qu'il avait traversées : le temps de la splendeur, celui de la lente déchéance et de la chute finale, et enfin cette fuite dramatique... Elle avait senti ses yeux s'embuer de larmes quand il avait relaté le sacrifice de Loric. Qu'était-il advenu du reste des survivants ? Elle savait qu'Alon et Marnie s'en étaient sans doute sortis, protégés par leur guilde d'adoption...

Mais les autres ? Earnest et Syria, qui avaient refusé que la destinée les sépare ? Yeris, l'astucieux cartographe ? Lars, le solide mécanicien ? L'impétueux Jorje, le fier Augustus ? Et la Rose des Vents ? Qu'était-il devenu, cet antique skif qui ressemblait à une œuvre d'art, le dernier refuge des exploreurs ?

Perdue dans ses pensées, elle réalisa à peine qu'elle avait gravi l'ultime volée de marches. Quand elle prit pied sur la terrasse, Fridrik avait ranimé son brasero. Il semblait plus droit, plus vigoureux, lui qui la veille seulement n'était que l'ombre de lui-même. Elle cavala vers lui, laissant le vent du soir ébouriffer ses mèches rousses et rosir ses joues.

« Fridrik, quand tu verras ce que j'ai ramené... De quoi faire un vrai festin ! » s'écria-t-elle joyeusement.

Le vieil homme contempla son enthousiasme d'un œil attendri, secouant la tête avec un fatalisme amusé :

« J'espère que tu n'as pas trop dépensé. Il faut que tu fasses durer cet argent, tortchen, autant que possible !

— J'ai été raisonnable, ne t'inquiète pas ! »

Elle se laissa tomber sur les marches, tira une apfelle de sa besace et mordit dedans à pleines dents, sentant avec bonheur le jus couler sur son menton. En la voyant s'essuyer sur sa manche, Fridrik soupira :

« Ce n'est pas étonnant que ton Saxe t'ait prise pour un garçon, quand on voit tes manières...

— Eh ! protesta l'adolescente. Ce n'est pas mon Saxe, et puis il doit bien avoir... dix-huit ans !

— En effet, répliqua sérieusement Fridrik en tisonnant les braises, un âge vénérable. En tout cas, ajouta-t-il pensivement, jamais je n'aurais cru que l'un de ces cadets arrogants pouvait se montrer aussi généreux.

—... et drôle aussi », remarqua la jeune rousse, la bouche encore pleine d'apfelle.

... Et plutôt agréable à regarder, admit-elle silencieusement, se sentant soudain rougir au souvenir ded prunelles d'un bleu vif et des mèches blondes voilant un visage régulier. Pour masquer son trouble avant que Fridrik ne puisse à nouveau se moquer d'elle, elle plaça le fruit à demi croqué sur la rampe métallique, ôta la bandoulière de son épaule et posa son sac à côté d'elle sur la marche. Elle attrapa à l'intérieur un paquet blanc étroitement ficelé qu'elle tendit au vieil homme.

« Ce sont des saucisses de sveine fumées. On peut les faire griller un peu pour les réchauffer. J'ai du pain frais aussi ! »

Fridrik saisit le paquet, le déballa et examina l'intérieur ; il fixa l'adolescente d'un regard surpris :

« Tu n'as quand même été dans une boutique ?

— Bien sûr que non ! répliqua-t-elle en haussant les épaules. J'ai été voir Carrie, comme d'habitude ! »

Aucun commerçant régulier ne servait les graus : ces derniers se fournissaient généralement auprès des représentants du marché noir qui faisaient affaire dans toutes les villes, avec un peu de complicité des producteurs des filders, des marchands des ilandes – et, chuchotait-on, de la Guilde des pilotiers. Il était facile de fermer les yeux sur les surplus atterrissant parfois dans ses cales en dépit des quotas draconiens qui touchaient les denrées alimentaires.

La jeune rousse s'avachit sur les marches, regardant les lumières du couchant jouer une symphonie de couleurs pastel sur les dômes et les flèches de la ville. Les verrières ternies s'irisaient délicatement, le métal corrodé prenait des teintes de bronze ancien. Loin au-dessus d'eux, dans la trouée, le ciel conservait encore une lueur argentée qu'il se refusait à partager avec la terre assombrie. Les fochebels lâchèrent leurs derniers cris stridents avant d'aller se percher dans la structure de la Lanterne pour la nuit.

L'air était doux, le jus de l'apfelle picotait agréablement sa bouche ; elle savourait l'odeur des saucisses qui lui chatouillait le nez. Avec précaution, Fridrik les retourna du bout de sa fourchette édentée. Framke savait que tôt ou tard, ils viendraient à reparler de sa décision, mais pour le moment, elle profitait pleinement de ces instants magiques, soucieuse à ne pas les ternir en évoquant des perspectives douloureuses.

***

Après le repas, l'estomac plus rempli qu'il ne l'avait été depuis des années, Framke s'allongea sur la terrasse sans craindre le froid de la pierre qui s'infiltrait à travers ses vêtements.

Les bras repliés derrière la nuque en guise d'oreiller, elle observa les étoiles à travers la trouée et tenta d'imaginer la voûte sombre et scintillante, dans toute sa splendeur au-dessus de l'air cristallin de l'altitude. Si Fridrik n'avait pas été rattrapé par cette idée ridicule, s'il avait eu confiance en elle et en sa capacité à s'occuper d'eux deux, cet instant aurait été parfait. Elle laissa échapper un soupir.

L'ancien exploreur, adossé à la base de la lanterne, sa chope ébréchée entre les mains, secoua la tête :

« Nous devons ce festin à un coup de chance, tortchen, dit-il d'un ton voilé par la lassitude. Crois-tu réellement que tu trouveras d'autres personnes décidées à se montrer généreuses envers nous ? »

Framke esquissa un sourire triste et secoua doucement la tête :

« Je sais bien que non, Fridrik. »

Elle laissa un moment de silence planer avant de reprendre :

« Pourquoi m'a-t-il aidée, à ton avis ?

— Qui ? Ton Saxe ? »

L'adolescente se redressa sur un coude, les sourcils froncés :

« Ce n'est pas mon Saxe ! »

Elle se mordilla la lèvre pensivement avant d'ajouter :

« Et puis ça change quoi, qu'il soit saxe ? Il n'aurait pas agi de la même manière, à ton avis, s'il avait été erdan ? »

Le vieil homme ne put réprimer un éclat de rire amusé ; il avala une nouvelle lampée d'une bière blonde qui, pour une fois, n'était ni trop claire, ni trop amère :

« Chez les gens de notre nation, tortchen, il nous est plus simple de remarquer ce qui a trait au caractère, non à l'éducation ou à la culture... Nous avons tendance à considérer les habitants des autres empires selon la réputation que nous leur attribuons : les Caliciens sont brouillons, fougueux et arrogants... les Saxes tatillons, guindés, tout à la fois impitoyables et idéalistes. Et eux, en retour, disent de nous que nous sommes pragmatiques, casaniers et sans doute passablement ennuyeux. »

Framke roula sur le ventre, les coudes sur les dalles et le menton appuyé sur ses mains :

« Et c'est vrai ? »

L'ancien exploreur se laissa glisser le long du mur pour s'asseoir – non sans mal, et murmura avec un petit rire :

« D'une certaine façon... sans doute. Mais quand tu apprends à connaître les gens, tu réalises qu'il en est de même que pour les couleurs... Dans chacune d'elle, on trouve une infinité de nuances... et pas qu'une seule teinte de bleu, de rouge ou de jaune.

— Ou de vert... » ajouta doucement Framke.

Fridrik demeura un moment silencieux, avant d'acquiescer enfin, le visage noyé dans les ombres :

« Ou de vert... »

L'adolescente se redressa et s'assit en tailleur, les yeux fixés sur son compagnon :

« Fridrik, souffla-t-elle, que s'est-il passé... après ? »

***

L'envol de la Rose des Vents ressemblait à une plongée dans le néant.

Les sept jeunes gens, qui portaient encore le deuil de l'un d'entre eux, s'étaient lancés dans l'unnon, leur meilleure protection : personne ne pouvait prévoir leur route à travers la brume. Dissimulés à la vue des troupes du conseil, ils avaient effectué une grande boucle autour de l'ilande en attendant que Yeris, penché sur ses cartes, ne leur propose une destination.

Le choix s'était vite arrêté sur Greycove, un filder agricole à six jours de trajet, peu peuplé et dépendant de l'Empire saxe, le mieux disposé à l'égard des exploreurs. Ils espéraient y aborder discrètement, afin d'y trouver des vivres et de l'eau potable avant de poursuivre leur voyage.

Durant les deux premiers jours, aucun d'entre eux n'évoqua les événements qui les avaient conduits à cette fuite désespérée. Absorbés qui dans la navigation, qui dans le pilotage, qui dans la mécanique, ils ne se parlaient pas plus que nécessaire.

Par ironie du sort, au matin du troisième jour, alors qu'ils avaient dévié de leur route pour échapper à un orage, Syria repéra des récifs qui laissèrent bientôt place à une terre vierge. Par le passé, une telle découverte aurait suscité la liesse. Elle n'amena sur leur visage que des sourires amers. Cependant, leur trouvaille résolvait bon nombre de leurs problèmes : un filder ignoré de tous leur permettrait de se dissimuler le temps qu'il faudrait pour décider de la suite des événements.

D'un commun accord, l'île fut baptisée Loricia, en l'honneur de leur ami disparu. Ce n'était pas la plus hospitalière des terres, comme ils purent le vérifier en l'explorant sous la chape du Nebel : à part deux criques de sable grisâtre, elle était entièrement cernée de hautes falaises déchiquetées ; la partie nord se couvrait d'une végétation rase et coriace, la partie sud d'une forêt humide et rabougrie. Différentes espèces d'oiseaux constituaient toute sa faune. Fort heureusement, elle accueillait une source qui leur permit de remplir leurs réserves d'eau.

Ils découvrirent bientôt une autre caractéristique très appréciable : une caverne s'ouvrait dans les falaises de l'est, assez vaste pour y dissimuler la Rose des Vents. En rejoignant la mer, la cours d'eau avait creusé un passage qui menait à la salle souterraine depuis le cœur de l'île. C'est en ces lieux, à l'abri des éléments, qu'ils établirent leur premier campement et que le temps reprit lentement son cours.

Le Nebel s'était progressivement retiré de la caverne depuis qu'ils s'y étaient installés. Assis sur les caisses de vivres autour d'un foyer grossier, des couvertures drapées sur leurs épaules, les presque-naufragés s'aventurèrent sur les berges instables de l'avenir.

« J'espère que tout va bien pour Alon et Marnie, murmura Syria par-dessus le bruit du ressac. Qu'ils ne sont pas considérés comme des traîtres... »

Depuis leur fuite, les grands yeux clairs de la jeune femme demeuraient teintés de rouge, à cause de la fatigue autant que du chagrin.

« Je suis sûre qu'ils peuvent compter sur la protection de leur nouvelle guilde », la rassura Lars en posant une main sur son épaule.

Fridrik, qui avait ramassé un bâton près du tas de bois glané dans la forêt, traça quelques lignes sur le sol :

« Nous ne pourrons survivre éternellement ici. Maintenant que nous avons repéré les lieux, nous pouvons considérer Loricia comme un refuge où nous replier quand nous en aurons besoin...

— Et tu comptes aller où ? grommela Jorje. Bientôt, tout Handesel saura que nous sommes des renégats. Nous ne pouvons pas atterrir discrètement sur une ilande. Et sur les filders, la plupart du temps, tout le monde se connaît... Une nouvelle tête attirera forcément l'attention.

— À moins d'aborder quand d'autres Skifs sont sur place...

— Mais pour cela, objecta Syria, il nous faudrait des uniformes de pilotier ou des tenues civiles aux couleurs de nos origines. Ce que nous n'avons pas. »

Augustus se leva : même sur cette île embrumée, dans une grotte jonchée de varech où résonnait l'écho des embruns, il conservait son élégance apprêtée. Contrairement à ses camarades, il portait toujours sa veste et ses bottes semblaient cirées du matin.

« Ce dont nous avons besoin, c'est de contacts. De personnes qui pourraient nous aider, inconditionnellement. »

Il appuya la main sur la paroi et baissa la tête :

« Ma famille tient une position importante à Blancartier. Elle dispose d'une fortune conséquente... Je pourrais aisément, avec son appui, regagner la vie civile... »

Jorje lui lança un regard goguenard :

« C'est tout toi, Gus'. Toujours à te croire au-dessus du monde entier. Personne ne te pardonnera d'avoir fui avec nous, qu'est-ce que tu crois ? »

Les yeux verts de son compatriote le transpercèrent :

« Si je prétends que vous m'avez forcé à vous accompagner et que je regagne ma nation d'origine, je me trouverai au pire assigné quelque temps à résidence. »

Earnest releva brusquement la tête. Le Saxe n'était plus que l'ombre de lui-même : mal rasé, les cheveux emmêlés, les yeux cernés et injectés de sang, il n'avait plus grand-chose du beau garçon chevaleresque qui leur était familier.

« Non, Augustus. Tu n'as pas à te soumettre à cela. Et de toute façon, ils te surveilleront... Tu ne pourras même pas correspondre avec nous... »

Le Calicien haussa les sourcils :

« Il n'y a pas de limite à ce que l'argent peut procurer, Earnest. Tu serais surpris. »

Il toisa ses camarades, le visage grave :

« Si vous me laissez faire, avec le temps, vous pourriez obtenir de nouvelles identités... De nouveaux métiers, sans avoir besoin d'être à la botte des pilotiers. »

Jorje bondit sur ses pieds et envoya dans le feu un morceau de varech séché qui s'embrassa aussitôt :

« Moi, je refuse de me terrer comme un lapen. Je veux savoir ce que s'est passé à Landsden. Si c'est un sale coup des pilotiers pour nous abattre... »

Yeris releva la tête, les yeux écarquillés :

« Tu ne crois quand même pas...

— Et pourquoi pas ? Ils nous ont toujours jalousés, haïs... »

Lars plissa légèrement les yeux :

« Raison de plus pour intégrer leurs rangs, murmura-t-il pensivement. Même en tant que tâcheron. Ou en tant que nouveau recteur, qui sait ? ajouta-t-il ironiquement. Tu penses pouvoir m'acheter cette place, Augustus ? »

Le Calicien esquissa un sourire pincé :

« Vous me prenez pour qui... l'empereur ? »

Yeris éclata de rire, levant le nez de son écritoire :

« Encore faudrait-il qu'il y en ait un, d'empereur ! »

Secouant légèrement son flacon d'encre, il prit l'air pensif :

« Cela dit, il y a bien dû y en avoir un, par le passé... même si personne ne s'en souvient...

— Précisément ! »

La voix d'Earnest le fit sursauter ; le flacon répandit une partie de son contenu sur son travail en cours. Grommelant, le cartographe se pencha pour ramasser un peu de sable afin d'absorber le surplus de liquide noir.

« Cela ne vous a jamais troublé, poursuivit le Saxe, que nous sachions si peu de choses sur notre passé ? Ce qu'il y avait avant les empires ? Avant les guildes ? Avant les skifs ? »

Le navigateur fixa son ami, dont le regard semblait flamber d'une intensité presque maladive.

« Peut-être, Earnest, mais quel rapport avec notre situation ?

— Tu ne vois pas le rapport, Fridrik ? Tu ne le vois vraiment pas ? »

Earnest se leva et se mit à arpenter à grands pas leur refuge :

« Le passé ne s'oblitère pas si aisément. À moins que ce soit par volonté délibérée... »

Recroquevillée sous sa couverture, Syria fronça les sourcils :

« Tu crois réellement que ça peut être... volontaire ? »

Yeris ferma soigneusement sa bouteille et posa son écritoire à ses pieds ; le frêle Erdan haussa les épaules :

« Peut-être que nous n'avons pas de passé... »

Six regards porteurs d'expressions diverses – amusement, stupéfaction, interrogation, contrariété – convergèrent vers lui :

« Eh bien oui, ajouta-t-il en écartant les bras, mains ouvertes. Bien souvent, quand on ne trouve pas quelque chose, c'est que ça n'existe pas. »

Lars éclata de rire, se tapant le genou :

« Yeris, tu es juste... incroyable ! Donc le passé n'existe pas ? Nous sommes apparus, comme ça, un beau jour ?

— C'était juste une hypothèse... répondit sereinement le cartographe. Mais trêve de plaisanteries... si on réfléchit logiquement, nous sommes trois nations. Même si nous parlons la même langue, nous avons chacun des expressions propres à notre origine. Au début, chacune de nos nations a dû se développer sur une ilande différente... ou peut-être un filder, puis essaimer de terre en terre... »

Jorje leva les yeux au ciel :

« Je ne vois pas vraiment ce que cela nous apporte...

— Tu n'as pas envie de savoir à quoi ressemblaient ces nations d'origines ? demanda Yeris.

— Non... Oui, un peu. Enfin, je ne sais pas.

— J'en ai envie, pour ma part. Mais il y a peu de chances qu'elles existent encore... Le fait que nous ayons perdu tout souvenir de leur existence veut peut-être dire qu'elles sont devenues inhabitables. Ou qu'elles ont disparu. »

Fridrik baissa la tête, songeur : son esprit de navigateur lui soufflait une autre possibilité, qui semblait presque sage à côté des idées un peu folles de ses camarades :

« Et si nous avions tout simplement... perdu notre chemin ? »

Un lourd silence tomba sur la grotte, seulement troublée par le bruit du ressac et le crépitement du feu.

« Imaginez que des skifs soient partis de leur contrée d'origine et que les instruments de cette époque n'aient pas été assez performants pour retrouver leur terre originelle à travers les brumes ? Peut-être était-ce des terres plus vastes, mais plus isolées que celles que nous connaissons. Dans le sud, probablement : nous le connaissons si peu... Après tout, la plupart de nos implantations se trouvent dans l'hémisphère nord. »

Augustus hocha la tête avec un rictus ironique :

« Vu la façon dont le destin nous traite, je pense qu'une origine aussi ridicule est vraisemblable... »

Syria, qui regardait pensivement dans les flammes, les bras autour des genoux, leva soudain la tête vers ses compagnons :

« Et si c'était vrai, après tout ? Si notre progression avait éveillé une menace plus... ancienne ? »

Des interjections choquées accueillirent ses paroles :

« Comment peux-tu supposer une chose pareille ? Comment peux-tu même oser... »

Le rouquin s'était avancé d'un pas menaçant vers la jeune femme ; aussitôt, Earnest s'interposa entre le Calicien et sa compagne :

« Ça suffit, Jorje ! s'écria-t-il avec colère. Écoute-la au moins jusqu'au bout !

— Ce n'est pas parce qu'elle est ta bonne amie que cela lui permet de nous mettre en cause...

— Ce n'est pas ce qu'elle a fait ! »

En sentant le ton monter entre ces deux caractères dominateurs, Fridrik et Lars s'avancèrent afin de calmer les choses. Le navigateur posa sur l'épaule du Calicien une main apaisante :

« Entends au moins ce qu'elle a à dire, tu décideras ensuite si cela t'offense ou pas... »

Jorje le fusilla du regard et se rencogna dans un coin de la caverne, les bras croisés. Hésitante, Syria interrogea Earnest du regard, qui l'encouragea d'un sourire :

« Que voulais-tu dire ? »

La jeune femme, après un instant de silence, reprit :

« Si c'était cet ennemi qui avait détruit... notre passé ? Qui avait fait fuir nos ancêtres loin de ses terres d'origine ? Cela expliquerait pourquoi ils se sont... peut-être, lancés dans l'unnon sans se préoccuper de leur trajectoire d'origine... Puis nous nous sommes de nouveau étendus, île après île... et il était écrit qu'un jour, nos croiserions de nouveau la route de nos ennemis. »

Elle repoussa une mèche brune qui lui taquinait le visage :

« Nous ne sommes pas vraiment responsables. Pas plus que les gouvernements qui nous ont soutenus dans cette voie. À moins qu'ils aient su... et qu'ils ne nous aient pas prévenus ? »

Yeris, qui avait écouté attentivement les propos de Syria, plissa les yeux ; il fouilla dans sa sacoche et en tira une carte qu'il déplia :

« Le monde connu, déclara-t-il. Comme nous le disions, les ilandes et les filders que nous avons colonisés se situent tous plus ou moins dans l'hémisphère nord... mais nos expéditions se sont rendues de plus en plus au Sud... Peut-être avons-nous en effet empiété sur... leur territoire.

— Mais l'expansion est notre seul espoir de survie, remarqua sombrement Earnest. Sans compter qu'en faisant porter toute la faute sur nous, le conseil aux Affaires tripartites refuse de préparer Handesel à affronter un danger bien réel... »

Jorje s'était laissé tomber sur le sol ; il releva le menton avec agressivité :

« Et après ? Nous n'avons eu que ce nous méritions, après tout... Nous sommes devenus des couards. Sous prétexte que nos ressources se raréfient, que nos villes tombent en pièce, que la nourriture doit être rationnée... nous sommes devenus pusillanimes, comme des ratsen dans leur trou. »

Augustus dévoila ses dents blanches en un sourire carnassier :

« Eh bien, montrons-leur qu'il y a une autre façon de voir le monde... »

***

Tandis que Fridrik s'interrompait pour prendre une nouvelle gorgée de bière, Framke laissa son imagination vagabonder.

Jamais elle ne connaîtrait le visage d'aucun des compagnons de Fridrik : Alon et Marnie n'avaient fait que passer, vagues fantômes furtifs. Au fil des paroles de son vieil ami, elle voyait les autres bouger et parler devant ses yeux : Lars, calme et solide au milieu des tempêtes, Syria, intense et réfléchie... Elle adorait Yeris, le discret cartographe, comme un camarade d'enfance qu'on avait envie de protéger, mais qui finalement était celui qui vous tirait toujours d'affaire. Augustus la troublait vaguement, comme un prédateur apprivoisé qui ne pouvait cacher tous les instincts enfouis au plus profond de lui-même.

Et Jorje... Jorje l'agaçait, l'énervait, mais elle éprouvait aussi pour lui une certaine tendresse : il partageait avec elle une couleur de cheveux et... certains traits de caractère. Et enfin, Earnest. Il y avait en lui quelque chose de tendu, de désespéré, qui lui allait droit au cœur. Elle ne pouvait s'empêcher de lui prêter le visage de « son Saxe », même si le cadet en uniforme bleu n'était que sourires et propos légers...

Et cependant...

Sa main se posa à travers son manteau sur la bourse qu'elle gardait toujours dans sa poche. Quelqu'un de superficiel aurait-il agi avec autant de compassion et de générosité ?

« Fridrik...

— Tortchen ?

— Vous avez passé combien de temps à discuter avant de décider de faire quelque chose ? » demanda-t-elle malicieusement.

Fridrik passa les doigts dans ses cheveux gris et rares :

« Eh bien... Plusieurs heures avant de finalement succomber au sommeil... Mais en définitive, nous avons accepté l'idée d'Augustus. »

***

« Nous sommes des exploreurs... Continuons d'être des exploreurs ! »

Le Calicien au profil aquilin ponctua sa déclaration d'un grand geste du bras, comme s'il invitait avec panache ses camarades à le suivre.

« Cette île peut demeurer notre secret. Une base idéale pour se replier et dissimuler la Rose des Vents. Et surtout, mettre en place la suite de notre plan... »

Il se tourna vers le mécanicien erdan :

« Lars et moi prétendrons avoir changé d'avis et décidé de nous rendre aux autorités de nos empires. Lars gagnera les rangs des pilotiers, tandis que je me fondrai dans la société civile... Nous resterons sans doute toujours suspects, mais nous pourrons tisser un réseau de relations pour vous aider si besoin. Quant à vous, vous resterez le dernier équipage d'exploreurs, continuant à sillonner l'unnon à la recherche de nouvelles terres... et à les répertorier en espérant que nous pourrons un jour transmettre ce savoir ! »

Earnest, debout à côté du feu mourant, avait retrouvé un peu de sa superbe et arborait un air décidé :

« De toutes les façons, puisque l'Arche m'a été transmise, je peux en toute légitimité me considérer comme le dernier des recteurs de la Guilde. Et je ne me vois guère retourner dans les rangs des civils ou des pilotiers avec... un don secondaire tel que le mien... »

Ces derniers mots avaient coûté au Saxe, mais il les avait prononcés sans fléchir, sans baisser les yeux. Même Jorje, toujours prompt à discuter l'autorité – officielle ou non –, s'était montré impressionné par sa résolution.

« Nous disposons d'un équipage complet pour la Rose des Vents, poursuivit Earnest, avec Jorje comme pilote, Fridrik comme navigateur et Yeris comme cartographe. Syria sera notre intendante et gérera la base de Loricia. Enfin, Augustus et Lars seront nos contacts dans le reste du monde. »

Il laissa échapper un soupir, repoussant une mèche blonde de son visage :

« Il nous sera difficile de correspondre une fois que vous aurez quitté Loricia. Sans doute serez-vous étroitement surveillés dans les premiers temps. Il nous faut convenir d'un contact auprès de qui vous pourrez laisser un message dès que vous le pourrez, de préférence dans un filder. Je ne peux croire que les exploreurs n'ont plus de partisans, même maintenant... »

Fridrik réalisa que l'attention pleine et entière de chacun reposait lourdement sur le jeune mécanicien. Son autorité naturelle, autant que sa situation particulière, le portait à endosser un rôle de commandement. Malgré sa tenue négligée, en chemise, le col ouvert, ses longues mèches dorées en bataille et un léger chaume brouillant son menton, il dégageait un charisme presque palpable. Même le caractère puissant de Jorje ne pouvait jeter une ombre sur sa présence insolente.

Étonnamment – ou peut-être pas, seul Augustus, avec son orgueilleuse nonchalance et son élégance innée, pouvait se poser en rival... une place qu'il ne briguait nullement. Fridrik le soupçonnait de préférer servir d'éminence grise.

Le fait qu'Earnest leur ait révélé la nature exacte du don dont il avait eu le terrible honneur d'hériter, après ces dix années pendant lesquelles ils avaient formulé toutes les hypothèses possibles, avait également joué dans cette reconnaissance absolue. Au souvenir de la scène qui s'était déroulée sous les combles de la Tour des Cartes, Fridrik était certain qu'Augustus était le seul qui n'avait pas eu l'air particulièrement surpris. Avait-il, contrairement à eux, émis une supposition qui s'approchait de la réalité ? Avait-il eu l'occasion, de voir ce don en action ? Après tout, Earnest et lui avaient servi sur le même Skif...

Le secret qu'ils devaient tous porter à présent était certes lourd, mais il leur permettait de considérer le monde sous une perspective différente. S'ils avaient d'autres priorités pour l'instant, celle de trouver des appuis, de mettre en place cette petite résistance désespérée qu'ils se sentaient obligés de maintenir par principe et par conviction, ils ne l'oubliaient pas pour autant.

Le navigateur regarda, sans vraiment les voir, les braises de leur feu de camp lentement s'éteindre. Quand il releva les yeux, il croisa le ceux de Yeris, tout aussi songeurs : le cartographe tournait sa plume d'acier entre ses doigts, comme s'il brûlait de poursuivre sa tâche titanesque de décrire ce monde qui se dérobait à leur vision et à leur connaissance. Son frêle compatriote lui adressa un sourire grave. Fridrik se sentit un peu rassuré : même s'ils plongeaient dans un enfer pire encore que celui du Nebel, au moins le feraient-ils ensemble.

***

Framke se pelotonna dans son abri sous les marches de la lanterne, sous les deux ou trois lambeaux rapiécés qui formaient, une fois superposées, une couverture entière.

Elle se prit à songer aux exploreurs fugitifs, dans leur caverne de Loricia, blottis sous leurs propres couvertures près des restes d'un feu de camp, bercés par le bruit du ressac. Sans doute avaient-ils vécu, les premiers temps, dans la Rose des Vents.

Quand la vie de Framke était celle d'une fillette erdane ordinaire, qui se rendait dans une école cinq jours par semaine et rentrait le soir sous un toit, s'asseyait à une table à l'heure du repas et n'avait d'autres corvées qu'aider sa mère à tenir leur petit appartement, elle aimait se perdre dans des romans d'aventures... Elle avait entendu dire que tous ceux qui parlaient des exploreurs avaient été saisis et détruits après la dissolution de la Guilde.

À présent, l'adolescente avait l'impression d'avoir retrouvé l'un de ces romans oubliés et, plus encore, de voir ses personnages sortir des pages pour lui raconter de vive voix leurs expériences. Elle comprenait à présent ce que Fridrik avait perdu. C'était d'une tout autre ampleur que ce qu'elle avait connu...

Elle se tortilla un peu dans le cocon de laine usée pour apercevoir un bout de ciel étoilé. Quelque part, dans la ville, sa mère était toujours en vie. Comment avait-elle vécu sa disparition ? Avait-elle réalisé ce qui avait suscité sa fuite ? S'en était-elle blâmée ?

Trois ans déjà. Trois longues années qu'elle s'était échouée sur la Lanterne, sans nom, sans identité. Dès que l'on choisissait de quitter la place assignée par l'empire, on perdait littéralement le droit d'exister. Pourtant, Framke se sentait intensément vivante ; elle n'avait pas changé au fond d'elle-même.

Comme les exploreurs qui avaient voulu, envers et contre tout, rester des exploreurs, même s'ils devaient pour cela défier une puissante guilde et trois empires.

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