VII - Conversations au Crépuscule

Quand le soir tombait à Handesel, le ciel embrumé devenait lumineux, comme opalescent ; d'étranges couleurs or, saumon, lavande filtraient à travers le Nebel, parant les ilandes de teintes d'aquarelle qui faisaient presque oublier leur état délabré.

Assis à côté de la fenêtre dans la salle commune de la guilde, Loys aurait aimé pouvoir profiter pleinement du spectacle, mais il ne se sentait pas d'humeur poétique. Il avait passé l'après-midi à balayer le sol du réfectoire, à laver des piles d'assiettes et à porter des monceaux de draps sales à la lingerie. Tout son corps était douloureux, du sommet de son crâne jusqu'au bout de ses orteils. Le bref repos offert par le repas du soir n'avait pas suffi à dissiper toute sa lassitude.

Mais il devait voir les choses du bon côté : au moins, personne ne lui avait fait nettoyer de vomi.

Il se trouvait à présent désœuvré pour deux heures, jusqu'au couvre-feu qui l'obligerait à regagner son dortoir. Un délai qui lui semblait bien trop court pour se jeter dans les rues de l'ilande à la recherche du siège du Détachement saxe.

Il poussa un long soupir en passant une main dans ses boucles éparses. Levant les yeux, il parcourut du regard la foule des uniformes noirs, à la recherche d'une tête aux traits aigus et aux cheveux raides qu'il connaissait bien. Au bout d'une dizaine de minutes, il la repéra à côté du poêle, penchée sur une partie de cartes avec Valencier et deux autres apprentis caliciens. En grommelant, il se mit sur ses pieds et traversa la salle encombrée de tables, de chaises et d'apprentis plus alertes qu'il ne l'était lui-même :

« Eh, Dormont ! »

Son ami leva le nez et fit un grand geste du bras :

« Blancherive ! Amène-toi, Cheminal veut se retirer, nous pourrons faire équipe ! »

Il fut tenté d'accepter, mais ce satané sens du devoir le tenaillait ; il ne voulait pas passer les jours, les semaines, voire les mois qui suivraient à se noyer dans la culpabilité.

« Sais-tu si on peut trouver un plan de l'ilande quelque part ? »

Son camarade, visiblement déçu de le voir mépriser son offre, secoua la tête :

« Non... désolé. Tu peux peut-être demander au concierge ? »

Loys grimaça :

« Tu as vraiment envie qu'il sache qu'un apprenti veut sortir de la maison de la Guilde juste avant l'extinction des feux ? D'ailleurs, en parlant de cela... »

Il se pencha, les deux mains appuyées sur la table et dévisagea tour à tour Dormont, Valencier, Cheminal et Lancel avant de poursuivre, juste assez fort pour que ses quatre amis l'entendent dans le brouhaha de la salle :

« J'ai besoin d'aller en ville ce soir... Il faut que quelqu'un occupe le concierge le temps que je puisse filer. Et qu'on me couvre si je ne suis pas rentré à temps. »

Valencier, le plus âgé des quatre, éclata de rire en posant ses cartes à l'envers sur la table :

« Tu en as de bonnes, Blancherive. Qu'est-ce que tu vas faire dehors, le soir, dans une ilande que tu ne connais pas ? Tu veux te faire couper la gorge ? Ou nettoyer des dormeuses jusqu'à la fin de tes jours ? »

Les trois autres gloussèrent, ce qui leur valut un regard courroucé de la part du jeune brun :

« Arrêtez de faire les gamins ! C'est une question sérieuse ! C'est... »

Il se mordit la lèvre et s'efforça d'inventer sur le champ un prétexte justifiant sa décision d'aller affronter les méandres de Silberleut.

« C'est pour Clélie, balbutia-t-il enfin. Elle a besoin d'un article particulier pour sa couture. Avec un peu de chance, l'échoppe sera encore ouverte et...

— À cette heure-ci ? pouffa Cheminal, haussant ses sourcils arqués. Tu te fous de nous, Blancherive !

— À moins que ce soit en rapport avec cette mystérieuse lettre... Aloysius ? » ajouta Dormont d'un ton ironique.

Le visage du jeune homme s'assombrit : s'il y avait une chose qu'il n'appréciait pas, c'était bien qu'on se moque de son prénom.

« C'est dommage, lança-t-il avec brusquerie. Je pensais que nous étions amis. Il ne faudra plus venir me trouver quand vous aurez besoin d'un service... »

Il pivota sur ses talons et s'éloigna, pas trop rapidement cependant, pour donner à ses camarades la possibilité de le rattraper. Ce n'était pas qu'il l'escomptait vraiment : il savait qu'un argument aussi grossier avait peu de chance de fonctionner. Surtout venant de lui... Ses amis ne partageaient pas sa sensiblerie.

Bien entendu, personne ne le rappela. Il se dirigea vers la porte, la tête baissée, le cœur un peu lourd, avec l'impression pesante que personne au monde ne se souciait réellement de lui. À part sa mère et Clélie, bien sûr, mais elles habitaient bien trop loin pour que cela fasse la moindre différence.

Il devait trouver un moyen de passer, coûte que coûte. Il ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à gruger le concierge : il paraissait ses seize ans, pas une année de moins, mais pas une année de plus... et il devait bien avouer qu'il n'était pas particulièrement doué pour mentir. Il s'arrêta à l'entrée du hall, frottant sa nuque douloureuse, maudissant ce bellâtre blond de Saxe qui avait réussi s'attirer des ennuis et à lui aussi, par la même occasion.

Un coup d'œil rapide lui confirma que la grande pièce tapissée de boiseries sombres était pratiquement vide : deux compagnons discutaient dans le coin opposé et une mestress raccompagnait un fonctionnaire de l'ilande vers la sortie, d'un pas nonchalant. Le concierge, en train de noter dans un registre, relevait régulièrement le regard pour observer l'entrée de la maison de la Guilde. Celle-ci ne serait verrouillée qu'à l'extinction du couvre-feu, instauré pour préserver les précieuses réserves de combustible.

Son dos s'affaissa sous le poids du découragement. Il s'apprêtait à faire demi-tour quand une main se posa sur son épaule. Il se retourna d'un bloc et sentit ses yeux s'écarquiller d'étonnement en reconnaissant Dormont et Valencier qui le fixaient, hilares, appuyés l'un sur l'autre. À grand-peine, le mécanicien parvint à retrouver un semblant de sérieux :

« Franchement, Blancherive, on peut dire que tu nous as bien fait rire ce soir ! Tu aurais tes chances au théâtre d'Elysée ! »

Loys se détourna, boudeur :

« Laissez-moi tranquille. Si c'est pour vous moquer de moi... »

Traînant les pieds, le jeune homme se dirigea vers le couloir, avec l'impression de plus en plus forte que l'univers entier conspirait contre lui. Peut-être pourrait-il tenter sa chance le lendemain, aux premières lueurs du jour, quand tout le monde dormirait encore... avant qu'il ne soit obligé d'aller étudier à la bibliothèque, puis de se livrer à toute une série de corvées plus épuisantes et révoltantes les unes que les autres.

Dormont et Valencier échangèrent un regard :

« Eh, attends ! »

Le plus jeune des deux garçons le rattrapa, tandis que l'autre traînait derrière lui d'un air indécis. Finalement, ils lui bloquèrent la route, l'obligeant à leur faire face :

« Blancherive... C'est si sérieux que ça ? » demanda Dormont avec douceur.

La bouche soudain affreusement sèche, Loys hocha la tête, incapable d'articuler un seul mot.

« Et tu ne veux pas nous en parler ? ajouta Valencier. Je veux dire... si tu as des problèmes, nous pouvons peut-être...

— Non. »

La dureté de ce simple mot surprit les deux autres apprentis. Il réalisa leur trouble et se hâta d'ajouter :

« Je veux dire... C'est gentil à vous de vouloir m'aider. Je ne peux pas en parler, parce que ce n'est pas moi qui suis directement impliqué...

— Ce n'est pas une histoire de fille, au moins ? » souffla Dormont en rougissant légèrement.

Loys sursauta violemment aux paroles de son ami :

« Bien sûr que non », répliqua-t-il d'un ton offusqué.

Il s'absorba dans la contemplation des dalles, dont il suivit machinalement les joints du bout de son soulier.

« Écoutez, j'ai besoin de sortir, c'est tout. Si vous occupez le concierge quelques minutes, assez longtemps pour que je puisse passer sans encombre, je vous raconterai tout... dès que nous serons loin de Silberleut. C'est promis. »

Les deux autres garçons échangèrent un regard ; la même idée sembla germer sous leur crâne, comme un lent sourire s'affichait sur leurs lèvres :

« C'est possible, déclara Dormont. Si tu nous soulages au passage de quelques corvées... par juste retour des choses... »

Loys pesta intérieurement : et dire qu'il avait cru à l'amitié sincère et désintéressée de ces deux-là ! Son poing frappa le montant de la porte, dans un geste de vaine frustration. Il se promit une fois encore, s'il en avait l'occasion, d'expliquer en détail à ce crétin arrogant de Saxe ce que sa sécurité lui avait coûté.

« C'est d'accord », déclara-t-il enfin, s'arrachant ces quelques mots de la bouche.

L'accord fut scellé d'une poignée de main et le plan de bataille rapidement mis en place.

***

Nigel tira sa montre à gousset de la poche de sa veste d'uniforme et réprima une grimace en constatant l'heure.

Il avait juste projeté de se détendre un moment sur son lit, le nez dans un livre ; pas de s'assoupir pendant près de deux heures. Cela n'avait rien d'anormal : il avait encore besoin de plus de repos qu'à l'accoutumée, mais il se sentait frustré de ne pas avoir recouvré sa résistance habituelle.

La faim commençait à lui tirailler l'estomac, lui rappelant cruellement qu'il avait laissé passer le repas du soir. Il était sans doute trop tard à présent pour se rendre au mess, mais il ne le regrettait pas vraiment : au moins avait-il échappé, pour une fois, aux regards curieux ou apitoyés qu'il supportait de plus en plus difficilement. Peut-être pourrait-il se présenter aux cuisines pour négocier quelques reliefs, afin de ne pas se coucher le ventre vide.

En attendant, il projetait d'aller rendre visite au médicant – non, la médicante : l'infirmerie était probablement déjà fermée, mais il était prêt à tenter sa chance. Il avait hâte de savoir s'il lui serait permis de reprendre son service, pour ne plus avoir le sentiment de n'être qu'un poids mort à la charge de l'armée. Avec un soupir, il ouvrit le petit livret sur le règlement de la caserne, trouvé dans sa table de nuit, et consulta le plan succinct à la dernière page.

À cette heure tardive, tout le monde s'était replié à la salle commune ou dans ses quartiers ; ce fut à travers des couloirs presque déserts que le cadet gagna le second étage de l'aile ouest du bâtiment. Il localisa sans difficulté l'infirmerie, clairement identifiée par une plaque de bronze gravé.

Il frappa à la porte ; quelqu'un s'affairait de l'autre côté. Alors qu'il hésitait à cogner de nouveau contre le battant, une voix de femme âgée retentit enfin :

« Veuillez entrer, s'il vous plaît ! »

Il tourna la poignée et pénétra dans une pièce spacieuse, avec une grande fenêtre qu'un simple voilage défendait des regards indiscrets. Devant un comptoir qui s'étendait tout au long du côté droit, encombré de fioles, de flacons et d'instruments étranges, il découvrit la silhouette élancée d'une femme aux courts cheveux d'un gris bleuté. Sa longue robe turquoise ne laissait aucun doute sur sa fonction. Il referma soigneusement la porte et murmura nerveusement :

« Bonsoir, mestress. J'espère que vous ne vous dérange pas... »

Lentement, elle pivota vers lui : il s'étonna de la découvrir bien plus âgée qu'il ne l'aurait pensé. Ses grands yeux pâles, qui n'avaient pas été ternis par la vieillesse, le dévisageaient avec autant de stupeur que si elle s'était trouvée face à un fantôme. Elle murmura quelques mots en posant une main sur le comptoir, comme pour se retenir de tomber.

Désarçonné, Nigel recula vers la porte :

« Je... je peux revenir plus tard », balbutia-t-il, confus.

La médicante fronça les sourcils, comme si les paroles du jeune homme l'avaient subitement rendue à la réalité. Elle s'avança vers lui, un sourire un peu gêné sur ses lèvres fines et fripées :

« Non, ne vous inquiétez pas, veuillez me pardonner, c'est juste que... »

Elle marqua une pause, détourna brièvement le regard, avant de conclure :

« Je pensais que vous aviez remis votre visite au lendemain et je ne croyais pas vous voir arriver si tard. Vous êtes le cadet Deepriver, n'est-ce pas ? »

Elle sourit plus largement en l'examinant de la tête au pied, avec une insistance qui mit le jeune homme mal à l'aise.

« Oui, mestress. Le commander Jameson souhaitait que je passe par l'infirmerie pour un rapide examen... »

Face à ce regard argenté qui semblait le transpercer, il peinait à endosser son assurance si bien travaillée. Pourtant, il ne sentait aucune hostilité de la part de la médicante, bien au contraire. À présent qu'elle était revenue de ce singulier étonnement, son expression s'était considérablement adoucie.

« Je suis au courant de vos antécédents, cadet, dit-elle gentiment. Ôtez votre veste et votre chemise et venez vous asseoir sur ce tabouret ».

Nigel dégrafa sa veste d'uniforme et l'accrocha soigneusement à la patère près de l'entrée, mais au moment d'ôter la chemise blanche qu'il portait en dessous, une vague de pudeur le fit hésiter. La vieille femme secoua la tête, amusée :

« Mon garçon – si vous me permettez de vous appeler ainsi –, au cours ma longue vie, j'ai vu à peu près tout ce qu'il y avait à voir... Ce n'est donc pas la peine de vous embarrasser de modestie, même si cela témoigne de votre excellente éducation et de vos dispositions à la galanterie... »

Le cadet la regarda un moment, incapable de trouver quelque chose à répondre.

« Je... Oui, mestress », parvint-il enfin à murmurer.

Elle attendit qu'il ait suspendu sa chemise à côté de sa veste pour le saisir par le coude et le mener impérieusement en direction du tabouret. La température dans l'infirmerie était plutôt fraîche ; Nigel se sentit frissonner au contact de l'air sur son torse dénudé.

Il s'assit un peu trop brutalement et ne put réprimer un léger frémissement de douleur quand le mouvement tira sur son côté. À son grand embarras, ce détail n'échappa pas à la médicante ; son attention se porta sur la profonde cicatrice qui marquait son flanc gauche, juste sous les côtes flottantes. Elle écarta le bras du jeune homme et se baissa pour mieux examiner la blessure :

« Cela fait combien de temps à présent ? Un mois, je pense, d'après le degré de cicatrisation ? »

Il répondit d'un hochement de tête, laissant les longues mèches qui retombaient sur son visage voiler son expression. Un mois... Un mois seulement. Hier. Une éternité.

Il lui suffisait de relâcher sa garde et de s'abîmer dans le souvenir pour revoir Willem Montland à terre, baignant dans le sang qui s'écoulait de sa poitrine, maculant son habit turquoise. Ses yeux clos dans sa face pâle, où les rides semblaient s'être creusées... Ses cheveux grisonnants étalés autour de sa tête, comme une auréole un peu folle. Ses bras écartés de part et d'autre, dans une pause si éloignée de son élégante dignité.

La vision avait empli le jeune homme d'horreur : il était resté une demi-seconde figé à côté de la porte du bureau, puis s'était précipité vers lui, pour essayer d'endiguer l'hémorragie, de le placer dans une position plus confortable avant d'aller chercher du secours...

Parce qu'il n'était pas mort.

Il ne pouvait être mort...

Et Nigel s'était conduit ce soir-là en fils adoptif, en médecin de fortune, peut-être... mais pas en perceveur. S'il avait été à l'Écoute, s'il avait senti la présence dissimulée dans un recoin de la pièce, il aurait pu éviter d'être attaqué par surprise. Il baissa la tête, s'efforçant de masquer ses tourments intérieurs à l'œil aigu de la médicante. Cette dernière ne semblait pas réaliser son trouble ; elle promena des doigts habiles et délicats le long de la cicatrice puis lui demanda d'effectuer quelques mouvements. Il s'exécuta docilement, serrant les dents quand les gestes réveillèrent la douleur latente.

Au bout d'un moment, elle se redressa et lui offrit un visage rassurant :

« La blessure guérit bien, mais il faudra encore quelques mois avant qu'elle ne cesse de vous gêner. »

Devant sa mine abattue, elle éclata de rire :

« Cela ne veut pas dire que vous devrez rester au repos tout ce temps ! Je pense que vous pouvez commencer dès maintenant à reprendre vos entraînements, mais à petites doses et surtout sans forcer. N'oubliez pas non plus de vous alimenter correctement et de vous reposer dès que vous en éprouvez le besoin. Et si vous rencontrez le moindre souci, ma porte vous sera toujours ouverte ! »

Nigel poussa un soupir de soulagement et laissa un petit sourire éclairer ses traits :

« Merci beaucoup, mestress... »

Il laissa le reste en suspens, réalisant qu'il ne connaissait pas le nom de son interlocutrice.

« ... Longstride », précisa-t-elle, amusée par sa confusion.

Il hocha la tête :

« Eh bien, merci pour tout, mestress Longstride », termina-t-il d'une voix neutre.

Il se leva d'un mouvement qui n'était pas aussi fluide qu'il l'aurait souhaité et se dirigea vers la patère, pour être arrêtée par une main sur son bras :

« Cadet Deepriver, dit la médicante d'une voix douce mais ferme, je comprends bien que vous ne devez pas avoir pour habitude de parler de vos problèmes... à qui que ce soit. Mais votre intérêt nous tient à cœur. »

Nigel cligna des paupières, préférant garder le silence que lui avouer qu'il ne désirait pas sa compassion... ni celle de quiconque. S'il ne voulait pas passer le reste de son existence à être un fardeau pour les uns ou les autres, il devait faire face à ce que la vie jetait en travers de son chemin, sans qu'on lui tienne la main à chaque instant.

« Rhabillez-vous. Ensuite, nous parlerons un peu », ajouta-t-elle en lui désignant du menton les deux fauteuils qui se trouvaient devant son bureau. Il plongea son regard dans ces yeux gris argent, emplis de sagesse... et d'une peine insondable. Il hocha la tête, troublé :

« Si vous voulez bien me laisser d'abord le temps de me rendre présentable de nouveau, mestress Longstride... »

Elle se détourna légèrement, pour lui donner un peu d'intimité tandis qu'il arrangeait sa tenue. Il mettait toujours un soin méticuleux à s'habiller ; il s'assurait qu'aucun pli disgracieux, aucune tache, aucun accroc ne déparaient l'uniforme bleu intense des troupes saxes. Il avait repéré le miroir à côté du portemanteau et étudia son image d'un œil critique en attachant les boutons de son col. Il regretta de ne pas avoir un peigne sur lui afin de discipliner un peu les mèches blondes répandues sur son visage. À l'entraînement, il avait pour habitude de lier sa chevelure en catogan sur sa nuque, mais le reste du temps, il avait constaté que le rideau doré était utile pour dissimuler ses sentiments.

En raison de ce constant souci d'apparence, il passait le plus souvent pour un individu superficiel et futile – et paradoxalement, cette illusion lui avait rapporté une certaine popularité auprès de ses pairs : à leurs yeux, pour qu'un de ces dangereux perceveurs se montre aussi détendu et attaché à son image, c'est qu'il devait posséder la force et l'assurance d'un contrôle absolu. Le fait d'être le pupille d'un notable respecté accentuait son aura.

Nigel ne les avait jamais détrompés, même s'il sentait bien qu'aucun des garçons qui se pressaient autour de lui ne deviendrait un ami fidèle. Il profitait de cette compagnie pour ce qu'elle valait ; faisant passer les services qu'il se plaisait à rendre et ses actes de générosité pour les largesses d'un prince, dont il n'attendait aucun retour.

La suite des événements avait montré toute la profondeur effective cette « amitié » : durant ce dernier mois, les rangs des camarades recherchant sa présence s'étaient dramatiquement clairsemés. Il ne s'était pas offusqué de ne pas avoir reçu de visites de leur part quand il se trouvait encore à l'hôpital. Ils n'avaient pas grandi, comme lui, auprès d'un médicant, dans un environnement terni par la maladie et la mort, et rien ne les avait préparés à l'affronter.

Mais à son retour à la caserne, il n'avait recueilli pour témoignage de soutien que quelques mots de condoléances et autres vœux de prompt rétablissement, jetés du bout des lèvres. Le malheur effrayait, surtout quand il touchait ceux qui avaient le plus à perdre, comme s'il avait été un mal contagieux aux effets dévastateurs.

Il s'était vu attribuer des quartiers séparés du dortoir commun des cadets, car il avait encore besoin de calme et de repos et n'avait plus d'endroit où habiter après la mort de son tuteur, ce qui avait contribué à l'isoler davantage.

Nigel avait reçu la nouvelle de son transfert avec soulagement : une fois loin de Grinwats, il pourrait tourner la page et rassembler les fragments de son existence. Mais il ne s'était pas attendu à ce que les stigmates du malheur le suivent avec autant d'obstination.

Il s'examina une dernière fois dans le miroir, revêtu de son armure protectrice, de cette façade qui dissimulait si bien son passé... à défaut de cacher son présent. Enfin, il pivota vers la vieille médicante, dont il avait presque oublié la présence, gêné de l'avoir contrainte à patienter. Mais loin de le blâmer, elle l'observait avec ce curieux sourire, si doux et nostalgique. À pas lents, il retourna s'asseoir devant elle.

Elle se pencha pour poser une main finement ridée sur la sienne :

« Je sais que vous vivez des moments difficiles...

— En effet, mestress Longstride, déclara-t-il en tentant de camoufler sa lassitude sous un ton résolu. Mais c'est mon devoir de les surmonter, comme mon tuteur l'aurait voulu et comme mon empire l'exige de moi. »

Les doigts minces se resserrèrent légèrement ; le regard gris se fit à la fois amusé et sévère :

« Mon enfant, si vous me permettez de vous appeler ainsi du haut de mon grand âge, votre volonté de vous montrer fort est admirable. Cependant, croyez-en mon expérience : il faut accepter parfois de laisser les autres être forts pour soi. Vous devez croire à votre propre importance, non au regard de vos fonctions et de vos dons, mais en tant que personne. Tout le monde ici est prêt à vous aider.

— Je vous remercie de cette attention, mais... je vous assure que ce n'est pas nécessaire. »

La médicante esquissa une petite grimace d'amertume :

« C'est cette fierté excessive qui a conduit jadis votre mère à une situation aussi désastreuse... »

Il sentit sa mâchoire s'affaisser sous l'effet de la surprise :

« Vous connaissiez... Sofia Deepriver ? » murmura-t-il d'une voix presque inaudible.

Mestress Longstride hocha la tête :

« Oui, cadet, j'ai connu votre mère... Trop peu, il est vrai, mais bien assez pour savoir qu'elle avait une forte tendance à garder ses problèmes pour elle et à essayer de les régler seule. Et c'est ce qui l'a conduite à tout perdre... jusqu'à sa vie. Ne commettez pas la même erreur. »

Elle hocha lentement la tête, comme pour appuyer ses paroles. Lâchant la main du jeune homme, elle se recula dans son fauteuil.

« Sofia était une merveilleuse jeune femme, poursuivit-elle d'une voix douce. Je vous parlerai un peu d'elle, si vous le souhaitez. Allez à présent, cadet Deepriver, vous avez besoin d'une bonne nuit de sommeil. »

Lissant ses robes turquoise, elle se leva un peu péniblement, accusant pour la première fois son âge par la raideur de ses gestes. Encore déconcerté par l'échange, Nigel obtempéra.

« Bien, Mestress... »

Il devait lutter contre une terrible envie de la prendre par les épaules et de la questionner sur sa mère jusqu'à ce que les interrogations se tarissent dans son esprit... mais il craignit de rompre le cadeau fragile qu'elle venait de lui offrir, cette relation indirecte qui lui rendait un sentiment d'appartenance dans un monde de profonde solitude. Il se leva et s'inclina légèrement, ignorant les tiraillements de sa cicatrice. Elle le raccompagna jusqu'à la porte, qu'elle ouvrit pour lui céder le passage :

« Une dernière chose, mon garçon : tâchez de ne jamais sortir seul. Et si d'aventure cela vous arrive, prenez vos sabres avec vous. »

Sa voix était devenue grave, son visage sérieux. Elle levait vers lui un regard intense, presque suppliant.

« Je vous le promets... », répondit-il solennellement.

***

Il faisait décidément bien sombre pour emprunter le chemin tortueux qui menait à la caserne du Détachement saxe du Silberleut.

Une fois encore, Loys sortit de sa poche les indications qu'un passant en tenue bleue avait daigné lui donner et se positionna sous le bec de gaz, tentant de relire ses notes erratiques à la lumière tremblotante. L'apprenti pilotier avait prétexté vouloir rendre à son possesseur un objet oublié à bord d'un skif : le citoyen saxe avait paru touché par ce geste et lui avait expliqué la route à suivre, sans exiger de détails supplémentaires. Mais l'aimable cinquantenaire n'était pas le meilleur des guides.

Le garçon se frotta la nuque avec lassitude. Il aurait de loin préféré le matelas dur et les draps rêches du dortoir à cette balade à la nuit tombante, qui lui vaudrait un surcroît de corvée, par courtoisie de Valencier et Dormont. Dans l'air de la nuit, l'odeur du Nebel se faisait plus forte : un mélange d'ozone et d'eau croupie, mêlé aux senteurs iodées de la mer. Il frissonna légèrement : il avait beau ne rien avoir à craindre de la brume, il ressentait au plus profond de lui la même peur atavique que les autres citoyens d'Handesel.

Il replia son papier et le rangea soigneusement dans sa poche intérieure, en se maudissant de n'avoir rien planifié à part sa sortie impromptue de la maison de la Guilde. Il n'avait aucune espèce d'idée de la façon dont il allait pouvoir rencontrer Deepriver : les sentinelles de la caserne se montreraient certainement moins ouvertes et naïves que son aimable passant. À moins de rédiger un message et le leur remettre pour qu'il soit transmis au cadet ? La solution semblait bonne, mais il ne pouvait écarter le risque d'une curiosité mal placée ou d'un oubli fatidique.

Il se morigéna en silence : chaque problème devait être envisagé en son temps. Pour se changer les idées, il jeta un coup d'œil en contrebas de la passerelle sur laquelle il progressait : elle surplombait une étroite ruelle entre deux immenses bâtiments, dont le fond se perdait dans la densité des ténèbres. Les murs verticaux se poursuivaient bien au-dessus de lui, hautes parois hérissées de corniches et de pilastres, dont les fenêtres n'ouvraient que sur la pénombre. Il hâta le pas, espérant qu'il toucherait bientôt au but.

***

En sortant de la caserne, Nigel adressa un bref salut à la sentinelle de faction devant la porte.

« Cadet Deepriver ? »

Il soupira légèrement : c'était à croire que chaque personne dans ce bâtiment avait endossé le rôle d'un chien de garde entièrement dévoué à sa sauvegarde et son bien-être. Il se retourna légèrement vers l'homme, observa sa mine ennuyée et répondit du ton le plus rassurant qu'il pouvait invoquer :

« Soldat ?

— Comptez-vous vous absenter de la caserne ? »

— Je ne projetais pas d'aller plus loin que l'autre côté de la place, répondit-il sereinement. Profiter du soir pour respirer un peu. Et j'ai respecté la consigne de sortir armé... »

Il baissa les yeux vers les deux fourreaux qui battaient ses cuisses : il ne portait pas ses sabres personnels, qui attendaient toujours leur agrément d'entrée à la douane de Silberleut, avec le reste de ses bagages, mais des lames empruntées à la salle d'armes. La sentinelle hocha la tête :

« Je suppose que ça ira, du moment que vous ne vous éloignez pas et que vous rentrez avant le couvre-feu.

— Merci. »

Il s'avança dans le parc, jusqu'à la rambarde qui dominait un à pic au-dessus de la mer. Ce côté de l'ilande était libre de toute usine ; la fraîcheur du ressac lui parvenait, teintée de rose et d'indigo par un soleil couchant invisible, dont les dernières lueurs perçaient difficilement la masse gris-verdâtre du Nebel.

À cette heure, les ruks, les turdes et les fochebels avaient trouvé un abri pour la nuit ; seuls les trilles nostalgiques d'un singerin, pleurant la disparition du jour, résonnaient dans le calme du soir. Le jeune homme se laissa emporter par le son, essayant de faire le vide dans son esprit où mille questions se bousculaient, mêlant l'étrange courrier, la médicante Longstride, Willem Montland, Sofia Deepriver, le père dont il ignorait jusqu'au nom... Ses doigts se posèrent sur la surface froide et rêche de la balustrade de pierre. Tout était confus, comme la lumière au travers de la paroi de Nebel.

Il entendit tousser derrière lui. En se retournant, il aperçut le vieillard qu'il avait vu nourrir les turdes plus tôt dans la journée. Ce dernier s'avança et se plaça à côté de lui, dans la même position. Il tourna légèrement la tête vers le jeune Saxe, toucha poliment son chapeau et esquissa un sourire.

« Vous venez souvent par là, soldat... ? »

Il considéra les insignes sur l'uniforme, avant de se reprendre :

« Je veux dire, cadet... Je n'ai pas vraiment l'habitude des galons saxes... »

Le jeune homme n'avait pas précisément envie de parler, mais la politesse l'incita à répondre :

« Je viens d'arriver, Messer... je veux dire, Manher » se reprit-il en se rappelant qu'ils se trouvaient en terre erdane et que les usages différaient un peu.

L'inconnu éclata de rire :

« Il n'y a pas de mal, mon garçon. La politesse n'a pas vraiment de langue. Vous devez vous sentir seul, si vous ne connaissez encore personne ? »

Nigel détourna légèrement les yeux :

« Comme je vous l'ai dit, je viens d'arriver... Je suppose que c'est... normal... »

Il haussa les épaules, feignant la désinvolture.

« Je suis seul moi aussi, reprit le vieil homme. Je viens souvent ici... parce que cela me fait penser au monde tel qu'il devait être... avant. »

Le cadet haussa les sourcils, intrigué. Les yeux gris-bleu de son voisin s'étaient plongés dans le Nebel, sans paraître vraiment le voir :

« ... Il y a bien dû avoir un avant. Même si personne ne s'en souvient... que personne ne veut même... savoir. »

Le jeune saxe pinça pensivement les lèvres : il n'avait jamais vraiment étudié la question, mais la réflexion de l'inconnu entrait en conflit avec tout ce qu'il percevait du monde. Handesel sans le Nebel ? Avec un horizon libre des brumes éternelles, une mer qui s'étendait à l'infini, un ciel aussi uniformément bleu que la trouée au-dessus des ilandes les jours de beau temps ? Il plissa les paupières, presque aveuglé par cette lumière imaginaire :

« Vous y croyez réellement ? » demanda-t-il avec curiosité.

Les pattes d'oies aux coins des yeux de l'inconnu se creusèrent malicieusement :

« L'absence de preuve n'est pas la preuve du contraire... et comme nous ne savons pas grand-chose de notre passé... il nous est toujours permis d'imaginer. Bonne soirée, cadet... »

Soulevant légèrement son chapeau, il s'éloigna sous le regard interloqué du jeune Saxe.

***

Loys avait déjà dû deux fois rebrousser chemin et espérait s'être enfin retrouvé dans ce dédale de rues, de ponts, de terrasses.

Finalement, au débouché d'une nouvelle passerelle, la petite place ombragée de verdure lui apparut, dans le halo de quelques lampadaires dont la lueur se réverbérait étrangement sur la masse mouvante du Nebel.

Les espaces dégagés étaient rares dans les ilandes, à moins d'être employés comme lieux de marchés ou réservés à d'autres activités. Il se demanda si cet endroit servait parfois aux mouvements de troupes du Détachement saxe : c'était peu probable, compte tenu de son exiguïté, des arbres, des buissons et des bancs ouvragés qui créaient des jeux de clair-obscur sous la lumière d'or brut des lampadaires et les derniers éclats lavande et outremer du crépuscule.

Loys s'immobilisa et se recula dans les ombres, étrangement touché par cette ambiance sereine, à peine troublée par un bruit de pas. Tournant la tête, il aperçut la silhouette d'un vieil homme barbu qui quittait la place, drapé dans un manteau râpé, le dos un peu voûté comme si le poids du monde pesait ses épaules fatiguées. Loys le suivit des yeux, se demandant s'il était venu chercher un peu de paix intérieure en ce lieu si calme.

À côté de la rambarde, observant également le départ du vieillard, une autre personne se tenait dans le champ de vision de Loys. Les lampadaires tirèrent de l'ombre un uniforme bleu, des cheveux dorés. L'apprenti pilotier sentit son cœur battre plus vite : se pouvait-il qu'il s'agisse du cadet Deepriver ? Il se tança intérieurement : parmi les Saxes, beaucoup étaient grands et blonds... du moins une proportion largement supérieure à celle des Caliciens. Il ne pouvait espérer que les choses soient si simples.

Et cependant... Il lui semblait reconnaître cette silhouette élancée, ces longues mèches pâles, ce port arrogant... Que faisait donc Deepriver dehors si tard, à... rêvasser ? Il allait s'approcher, quand un cri étouffé parvint à ses oreilles : il se tourna, assez vite pour voir que deux hommes en manteaux sombres avaient ceinturé le vieillard et lui tordaient violemment les bras derrière le dos. Leur victime laissa échapper un gémissement de douleur.

Le bruit suivant n'avait rien de familier. Il le reconnut cependant, à son plus grand effroi : celui d'une lame glissant hors de son fourreau.

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