V - La Convocation
Assis sur le bord du lit étroit, dans le dortoir des apprentis, Loys tournait et retournait entre ses doigts la grande enveloppe de papier brun.
Il suivit machinalement de l'index l'écriture élégante qui le désignait comme destinataire de ce courrier inattendu. Le pli ne céderait rien de son mystère tant qu'il ne serait pas ouvert.
Il se laissa tomber en arrière, grimaçant légèrement quand son dos rencontra la dure paillasse sous la couverture de laine grossière. Jusqu'à présent, il avait mené une vie relativement calme. Certes, il était sunder, mais la réalité du métier de pilotier, mis à part de l'ivresse des voyages dans l'unnon, s'était révélée affreusement routinière. Voire franchement déplaisante parfois, comme celle de la matinée... Il avait l'impression que l'odeur du vomi lui collait à la peau et s'attardait dans ses narines.
Même les cours théoriques, qui initiaient les apprentis aux diverses spécialités représentées dans les équipages des skifs, commençaient à l'ennuyer. Il avait déjà décidé de ne se consacrer ni à la technique ni à la navigation : l'art du pilotage des majestueux engins l'attirait plus que toute autre carrière.
Il s'imaginait volontiers, les différents leviers entre les mains, guider un aérostat le long des rodes, les yeux fixés vers les profondeurs blanc-verdâtre du Nebel. Mais pour le moment, il devait se contenter de répéter ces gestes sur un simulateur mécanique censé reproduire les mouvements du skif, mais qui amplifiait – fort commodément pour les instructeurs – chacune des maladresses et des erreurs des élèves.
Il demeurait cependant conscient de sa chance : il mènerait une vie bien éloignée de celle de sa mère, humble composeuse dans les imprimeries de l'administration calicienne, ou de sa cousine, qui suivait un apprentissage de couturière auprès de la fondation de bienfaisance de l'empire. Et bien différente de celle du père qu'il n'avait jamais connu, mort d'un accident dans la forge où il travaillait, avant même que Loys n'ait poussé son premier cri.
Il sourit en songeant au désarroi de Clélie, lorsqu'elle avait réalisé que son cousin ne porterait plus que du noir, tout le reste de son existence. Elle avait appris à assortir les diverses teintes de rouge, de l'orangé au pourpre, du corail à l'incarnat, afin que ses futurs clients aient le sentiment d'arborer tout un arc-en-ciel et non la seule et unique couleur de leur nation. Elle savait choisir avec soin les nuances pour qu'elles avantagent les teints pâles comme les peaux bistre, les cheveux blonds comme les boucles brunes. Pouvait-on seulement en faire autant avec le noir ?
Loys n'avait pas osé lui avouer qu'à ses yeux, le rouge était bien plus ennuyeux que ce noir qui chatoyait de possibilités. Ne lui permettait-il pas d'échapper à la banalité et la quasi-pauvreté de son enfance ? L'horizon bouché et les murs fissurés d'Amarine, l'ilande où il avait grandi, étaient devenus pour lui aussi étouffants que les parois d'une prison. S'il ne s'était pas révélé sunder, il n'aurait pas eu le moindre espoir de découvrir le reste du monde. Pas quand le prix d'un voyage en skif représentait six mois entiers de salaire pour sa mère.
Et peu importait si les bâtiments des autres ilandes étaient aussi décrépis, les couleurs des tenues nationales aussi fanées, les horizons aussi fermés par la pierre, le fer ou la brume...
Mais voilà qu'à présent, en l'espace de quelques heures seulement, son univers s'était trouvé subtilement chamboulé : la conversation qu'il avait surprise sur le Brisevent l'avait plongé dans une terrible indécision, mêlée de crainte et de culpabilité. Aucun des choix possibles n'épargnerait sa conscience.
Cet étrange courrier risquait-il de compromettre un peu plus son avenir ? Il ferma les yeux, plaquant la lettre contre son cœur en pensant à sa mère : elle lui manquait terriblement en cet instant, avec ce bon sens et cette résolution qui avait toujours permis à la petite famille de garder la tête haute. En dépit de son veuvage, elle avait le sourire facile, riant des râleries perpétuelles de son fils et des rêveries de Clélie. Il crut entendre sa voix un peu pointue résonner dans le vaste espace du dortoir, juste sous les poutres noircies :
« Tu devrais ouvrir cette lettre, Loys... Elle ne va pas te mordre et ce n'est pas en la regardant de travers que tu vas changer son contenu. Au lieu d'imaginer des choses, autant que tu saches ce qu'il en est réellement, tu ne crois pas ? »
Il esquissa un léger sourire et se redressa. Après avoir lancé un regard autour de lui, pour vérifier que les quelques camarades présents dans le dortoir ne lui prêtaient aucune attention, il tira à lui sa sacoche et en sortit son couteau de poche. Avec précaution, il glissa la petite lame brillante sous le rabat et trancha le papier épais d'un mouvement régulier. Il le posa sur son meuble de chevet avant d'écarter doucement les deux moitiés de l'enveloppe. À l'intérieur, il aperçut une grande feuille de vélin crème, pliée en deux. Les volutes d'une écriture calligraphiée apparaissaient par transparence sur la surface visible du courrier.
Il la dégagea et la déploya lentement. Un en-tête représentant deux mains enserrées dans un cadre ovale l'accueillit. Sur la gauche, nettement imprimée sous le dessin, une rangée de petites majuscules indiquait : « Lukas Fetter, Tabellion Impérial, Silberleut. »
Il fronça les sourcils : qu'est-ce qu'un tabellion, Erdan de surcroît, pouvait bien lui vouloir ? Intrigué, il baissa avidement le regard vers le reste de la missive, composée de formules traditionnelles élégamment tournées :
« La présence d'Aloysius Reinan BLANCHERIVE, membre de la Guilde des pilotiers, fils de Reinan Pierre BLANCHERIVE et d'Armince Léodine SOULEVENT, épouse BLANCHERIVE, né le douzième jour du mois de septre de l'an 472, est requise au troisième jour du mois de maïa de l'an 489, à la dixième heure après la mi-nuit, à l'occasion de l'ouverture du testament de messer Earnest SEASTRAND, honorable citoyen de l'Empire saxe.
De par son statut d'apprenti de la Guilde des pilotiers, le ci-dessus Aloysius Reinan BLANCHERIVE est considéré comme émancipé de son statut de mineur : il lui sera par conséquent possible de se représenter lui-même.
Donné le vingt-deuxième jour du mois d'apris, en l'ilande de Silberleut, Empire erdan. »
Loys secoua légèrement la tête pour dissiper la confusion qui s'était emparée de lui. Qui pouvait bien être cet Earnest Seastrand ? Il avait beau se creuser la cervelle de toutes les manières possibles, il ne se souvenait pas avoir croisé un jour quelqu'un de ce nom. Avant d'entrer chez les pilotiers, il n'avait pour ainsi dire jamais côtoyé de Saxes – ni d'Erdans, d'ailleurs. Même au sein de la guilde, il ne se rappelait aucun « Seastrand », que ce soit parmi les apprentis, les compagnons ou les mestres. Il y avait forcément un problème... Peut-être devait-il aller voir ce tabellion pour le lui expliquer.
Il passa une main lasse dans ses boucles noires. Une simple erreur. Rien de plus, rien de moins. Le jeune homme se sentit un peu déçu : le mystère de l'enveloppe se résumait finalement à peu de choses.
Le rendez-vous devait se tenir le surlendemain. Il n'était même pas sûr qu'à cette date, il se trouverait encore à Silberleut : tout dépendrait de la gravité de la panne qui affectait le Brisevent. Dans la mesure du possible, il se soumettrait à la convocation, en espérant qu'il était bien la personne concernée et que cet étrange messer Seastrand avait eu l'idée saugrenue de lui léguer un bibelot de sa collection ou de soutenir à titre posthume les apprentis déshérités.
Il replia soigneusement la feuille et la replaça dans l'enveloppe, qu'il rangea dans le tiroir de son chevet. Après un instant de réflexion, il saisit la petite clef dans la coupelle de son bougeoir pour verrouiller le meuble, avant de la glisser dans sa poche. Il n'y avait aucune raison que quelqu'un d'autre soit au courant de cet incident bizarre.
Son regard erra sur la grande pendule qui ornait les murs blancs du dortoir : il ne lui restait que dix minutes avant d'écoper d'une nouvelle corvée pour le bien de la communauté. Il avait échappé à la cuisine et à la vaisselle, mais sans doute se trouverait-il bientôt avec un balai entre les mains, ou en train de reclasser les livres de la bibliothèque.
Il esquissa une grimace : les maisons des guildes n'avaient pas besoin de serviteurs, elles disposaient d'une main-d'œuvre bon marché et totalement soumise. Malgré tout, ce serait toujours mieux que de nettoyer les dormeuses ! Et après ces trois heures de travail d'intérêt commun, il bénéficierait de deux heures de liberté totale.
S'étirant comme un chat, le jeune Calicien se leva et se dirigea vers le hall, même s'il n'était pas spécialement pressé de découvrir à quelle tâche assommante il passerait son après-midi.
***
Les mains appuyées sur le rebord de la fenêtre, Nigel goûtait la vision sereine de la petite place devant la caserne.
Sous le couvert des frondaisons désordonnées, enfoui dans un manteau trop grand dont le jaune avait viré au beige verdâtre, un vieil homme barbu donnait du pain aux turdes. Par vols entiers, les oiseaux convergeaient vers lui ; de temps à autre, la forme plus légère d'un fochebel se frayait un passage avec agilité entre les gros volatiles gris pâle. Certains considéraient comme scandaleux le fait de gâcher une nourriture précieuse pour des animaux qui n'avaient pas la moindre utilité, mais Nigel trouvait cette vision rassurante et paisible.
Le jeune homme ferma les yeux et frotta machinalement ses paupières alourdies du dos de la main. Une fatigue insidieuse pesait dans ses membres et le tiraillement de son côté s'était transformé en une douleur sourde, bien que supportable. Il s'arracha à la contemplation du dehors pour examiner ses nouveaux quartiers : le lieutenant Coperdyne s'était excusé de l'exiguïté de la pièce, mais Nigel appréciait cette petite chambre aux murs chaulés, meublée d'un lit, d'un tabouret, d'une table et d'une armoire d'un bois vernissé brun-rouge. Dans un coin, un paravent délimitait un cabinet de toilette équipé d'une coupelle et d'un broc de faïence bleue. Mais ce qu'il aimait le plus, c'était cette vaste fenêtre vitrée de carreaux légèrement troubles, qui laissaient pénétrer à flots la lumière tamisée par le Nebel. Au-delà de la place, la paroi de brume agitait ses lents tourbillons.
Le cadet saisit la besace abandonnée sur son lit et en tira les quelques effets personnels qu'il avait apportés avec lui de Grinwats. Sur son chevet, il disposa trois livres, ainsi que sa pendulette de voyage offerte par Elin Montland, sa mère adoptive trop tôt disparue. Il déposa à côté la petite boîte d'étain dans laquelle il conservait un médaillon d'argent en forme de nuage stylisé, la seule chose qu'il lui avait reçue de sa véritable mère. Le nécessaire d'écriture, cadeau de Willem Montland, trouva place sur la table.
Le reste de ses possessions se limitait à quelques vêtements qu'il rangea soigneusement dans l'armoire. Une fois cette tâche achevée, il prit un peu de recul pour juger du résultat : le passé, qu'il ne pouvait – ni ne voulait – oublier, se mêlait discrètement à un avenir encore difficile à cerner.
Malgré la légèreté de ce travail, il était épuisé, autant physiquement que moralement. Il aurait sans doute dû aller se restaurer au mess, comme on le lui avait suggéré, mais il se sentait incapable d'avaler quoi que ce soit. Il avisa la carafe et le gobelet posés sur son chevet et réalisa combien sa bouche était sèche après ce long séjour en dormeuse. Il remplit le godet et savoura le liquide qui coulait dans sa gorge ensablée.
Après avoir bu, Nigel se laissa tomber sur la chaise, en proie à un doute étrange : avait-il dormi durant tout le voyage ? Il gardait le souvenir confus de minutes passées dans la pénombre, sous la lueur maladive des veilleuses, écoutant dans une demi-torpeur le vrombissement des machines et la respiration régulière de ses compagnons de cabine.
Avait-il rêvé qu'il était éveillé ? Était-ce seulement possible ? La logique lui soufflait que s'il était sorti accidentellement du sommeil induit par la dormeuse, il aurait aussitôt sombré dans la démence, l'esprit assailli par des hordes de démons, le cœur torturé d'indicibles frayeurs. Il aurait probablement mis des jours, voire des semaines à se rétablir, non seulement mentalement, mais aussi physiquement, compte tenu de sa santé encore affaiblie par sa blessure récente.
En s'efforçant d'écarter ces pensées parasites, il se prit à songer à la messagière blonde qui s'était éveillée à ses côtés, dont la beauté si pure contrastait dramatiquement avec sa froideur et son absence de compassion. Son attitude envers l'apprenti pilotier pouvait prêter à sourire, mais la façon dont elle avait repoussé la jeune grau – Framke, s'il se souvenait bien – avait indisposé le cadet. À ses yeux, les infortunés méritaient autant de respect que les plus éminents représentants du gouvernement impérial.
Il ramassa la petite boîte décorée d'un relief végétal et en sortit le médaillon, caressant tendrement les motifs spiralés taillés dans le métal argenté : Willem Montland le lui avait solennellement remis le jour de ses quatorze ans, la veille de son passage par le Cadran d'affinités.
Son tuteur n'avait pas douté une seule seconde que Nigel serait doté de l'un des dons miraculeux d'Handesel, mais avait été surpris d'apprendre sa nature de perceveur. Sans doute avait-il espéré que son doux pupille, qui aimait tant le seconder dans son hôpital, le suivrait dans la carrière de médicant. Mais le Cadran avait révélé le plus effrayant, le plus meurtrier des dons d'Handesel. Celui qui lui avait imposé son engagement dans l'armée, qu'il n'avait jamais souhaitée ni envisagée.
Le jeune homme ne se sentait pas assez fort, ni assez dur pour répondre aux exigences de sa vocation. Certes, il se conduisait de façon exemplaire, il s'entraînait avec régularité et ferveur sous la direction de ses mestres. Il dissimulait son inconfort sous un sourire charmeur et une attitude désinvolte. Pour ceux qui le côtoyaient, Nigel Deepriver était un garçon agréable, un peu léger, qui aimait profiter de la vie sans toutefois se livrer aux abus auxquels s'adonnaient parfois d'autres cadets. Seul son tuteur connaissait les secrets de sa conscience.
Par une tragique ironie, en dépit de tout cet entraînement guerrier, il n'avait pu protéger Willem Montland contre l'agresseur qui lui avait porté un coup mortel. Il n'avait même pas pu se défendre contre cet homme mystérieux, qui l'avait laissé pour mort avant de fuir par les ruelles obscures.
Nigel essuya ses yeux embués, sans réellement s'étonner des larmes qui maculaient ses doigts. Il avait promis de passer voir la médicante de la caserne ; rester reclus dans ses quartiers ne servirait qu'à le faire sombrer dans un gouffre d'impuissance et de culpabilité. Prenant une grande inspiration, Nigel se leva, lissa son uniforme bleu et se dirigea vers le couloir, tâchant de se remémorer les indications données par Coperdyne.
Son regard retomba sur la large enveloppe de papier brun qui lui avait été remise par le commander Jameson, posée sur la table de travail. Il espéra que ce courrier n'était pas en rapport avec le décès de Willem Montland – il avait traité assez de formalités administratives pour une vie entière.
Avec un soupir résigné, il s'empara du coupe-papier de son nécessaire d'écriture et ouvrit soigneusement l'enveloppe, puis en tira le feuillet : il reconnut immédiatement, avec une certaine appréhension, la convocation d'un tabellion. Voyant ses craintes vérifiées, il s'assit, les épaules tombantes : il avait pensé que toutes les affaires relatives à la succession de son tuteur étaient bouclées.
Cependant, le contenu de l'acte le surprit : une fois, deux fois, trois fois, il relut la teneur du document, sans parvenir pleinement à réaliser sa signification :
« La présence de Nigel Alander DEEPRIVER, citoyen de l'Empire saxe, fils de Sofia Margrit DEEPRIVER, né le quinzième jour du mois de febre de l'an 472 de père inconnu, pupille de feu Willem Lancel MONTLAND, recteur général de la Guilde des médicants de Grinwats, est requise au troisième jour du mois de maïa de l'an 489, à la dixième heure après la mi-nuit, à l'occasion de l'ouverture du testament de messer Earnest SEASTRAND, honorable citoyen de l'Empire saxe.
De par son statut de cadet de l'armée impériale saxe et le décès de tuteur, le ci-dessus Nigel Alander DEEPRIVER est considéré comme émancipé de son statut de mineur. Il lui sera par conséquent possible de se représenter lui-même.
Donné le vingt-deuxième jour du mois d'apris, en l'ilande de Silberleut, Empire erdan. »
Quand, enfin, le sens de la missive se fit clair dans son esprit, il fut saisi d'un sentiment de stupéfaction, bientôt suivi de folles suppositions. Certes, il ne connaissait aucun Seastrand, mais le fait qu'il soit convoqué pour l'ouverture de son testament pouvait-il signifier qu'ils étaient liés, d'une façon ou d'une autre ? Du côté de sa mère, trop tôt disparue ? Ou de son tuteur, qui n'avait, à sa souvenance, plus aucun parent proche ? Voire... de ce père sans nom ni visage ?
Si tel était le cas, il ressentit un intense regret à la pensée qu'Earnest Seastrand était mort sans qu'il ait eu le loisir de le rencontrer. Mais serait-il le seul héritier sur les lieux ? Peut-être se découvrirait-il des cousins, même indirects ou éloignés ? Cette perspective fit naître une pointe de chaleur dans sa poitrine. Avec un léger sourire, le cadet rangea le feuillet dans l'enveloppe, qu'il glissa dans son nécessaire d'écriture.
***
Cornelli détestait mentir ; plus encore, elle ne parvenait pas à réagir naturellement sous la contrainte.
Mais le vieil homme possédait un caractère doux et patient ; sans doute attribuait-il les balbutiements et les hésitations de la jeune fille à une évidente timidité. Il s'efforçait de ne pas l'effaroucher et s'adressait à elle comme à une enfant un peu lente.
L'apprentie se sentait profondément mortifiée ; elle devait se raccrocher à l'image digne et détachée de son père pour se donner le courage de rester en présence du messagier honoraire, de ne pas prendre ses jupes à pleines mains et fuir vers les quais à la recherche du prochain skif en partance.
Quand elle était entrée sous la conduite d'une auxiliaire, le vieil homme lisait à son bureau, une paire de lorgnons en équilibre sur l'arrête fine de son nez. Il n'avait pas semblé surpris quand elle avait invoqué le besoin de parler à quelqu'un d'expérimenté, pour surmonter l'appréhension liée à sa première véritable mission.
Il s'était levé et incliné devant elle, en un geste étrangement suranné, presque flamboyant malgré les années qui avaient fragilisé sa silhouette. Il s'était aussitôt enquis de son origine, des conditions de son voyage – qu'il espérait des meilleures, avant de renvoyer l'auxiliaire de quelques mots polis.
Cornelli se sentait perdue face à tant d'attentions. Comme tout enfant de l'élite erdane, elle était habituée à ce qu'on la traite avec respect. Cependant, la distance que sa position instituait envers ses pairs, par souci des convenances, ou ses inférieurs, par obligation hiérarchique, ne laissait aucune place à la bienveillance.
Mestre Alon Fairweather l'avait reçue dans le petit bureau attenant à ses appartements, au premier niveau de la maison de la Guilde. Après l'ambiance pesante et solennelle de la Préfecture, la jeune fille ne pouvait que goûter la simplicité apaisante des murs jaune pâle et des tentures de damas or et bleu tendre. Le siège sur lequel le mestre honoraire l'avait fait asseoir s'enfonçait confortablement sous son poids léger. Une odeur subtile d'herbes aromatiques flottait dans l'air, aussi ensoleillée que le parquet de bois blond et les vitres légèrement teintées d'ocre et d'azur.
« Tout va bien, mon enfant ? » s'inquiéta le charmant vieillard installé dans le fauteuil à côté d'elle, négligeant la barrière symbolique du petit bureau couvert de cuir fauve.
Cornelli hocha la tête silencieusement. Un sourire étira les lèvres fripées d'Alon Fairweather. Encore mince et droit dans sa tunique et son pantalon aussi blancs que sa longue chevelure, il posait sur sa visiteuse un regard limpide comme la trouée du ciel au-dessus d'une ilande, un jour de beau temps. Il joignit ses doigts effilés et reprit d'une voix douce :
« Que disions-nous, déjà ? Ah oui... Nous abordions ce moment délicat où vous restituez le message... »
Il hocha la tête d'un air entendu :
« Ce n'est pas toujours aisé, je le reconnais volontiers. Malgré l'entraînement et les mises en condition, rien ne prépare vraiment à cet instant où l'on perd toute conscience de soi face à de parfaits étrangers, tandis que l'on délivre le message occulte dont on ignore tout... »
Des décennies d'expérience assombrissaient son regard. Les mains de la jeune fille se serrèrent involontairement sur l'étoffe de sa robe blanche, ses lèvres crispées réduites à une mince ligne pâle.
« Est-ce cela qui vous fait autant peur, mon enfant ? demanda-t-il avec douceur. De perdre le contrôle de la situation ? »
Honteusement, la jeune Erdane détourna les yeux : cette entrevue n'aurait jamais dû prendre une tournure aussi sérieuse, encore moins lui donner conscience de faiblesses bien réelles. Comment pourrait-elle accomplir son devoir, si elle laissait sa cible exercer sur elle un tel ascendant ? Certes, le vieux mestre semblait sincère ; il ne pouvait se douter de la véritable raison de sa présence. Même si cette idée lui était à peine supportable, elle devait donc poursuivre dans la voie de l'honnêteté, si elle ne voulait pas risquer de se faire découvrir.
« C'est... pire que de s'endormir, s'entendit-elle prononcer presque malgré elle. Comme si une étrangère parlait à ma place...
— C'est un peu le cas, mon enfant. Votre mémoire occulte restitue le message qui lui a été dicté sans que vous en soyez consciente. Mais vous savez cela. Un peu de crainte au début n'est pas irrationnel, c'est même parfaitement naturel. Mais si vous me permettez, je pense qu'en ce qui vous concerne, le problème se situe à un autre niveau. »
Elle releva la tête et le fixa avec étonnement :
« À... un autre niveau ? Lequel, mestre Fairweather ? »
Il esquissa un sourire un peu triste :
« Je pense que votre éducation entre en conflit avec votre formation. Si je ne me trompe, vous êtes une jeune fille de très bonne famille ? »
Cornelli cligna des paupières, troublée par cette question.
« Allons, mon enfant, dit le Saxe en riant, ce n'est pas une accusation. Mais quand on a vécu aussi longtemps que moi, il est aisé de déterminer l'origine sociale de quelqu'un à travers sa façon de parler et d'agir. »
Une vague d'irritation submergea l'apprentie messagière, qui releva le menton avec toute son arrogance retrouvée. Sa timidité envolée, elle lâcha avec froideur :
« Avec tout mon respect, mestre, vous ne pouvez insinuer, sur la base d'une simple supposition, que mes origines peuvent affecter mes performances ! En quoi pourrais-je devenir une moins bonne messagière que... que n'importe quel membre du peuple ? »
Alon Fairweather ne se formalisa pas de la subite transformation de Cornelli. Il secoua légèrement la tête, entre résignation et amusement :
« Ce n'est pas ce que j'ai dit, mon enfant. Prenez la peine de m'écouter... je vous prie. »
Il garda le silence un instant, pour lui donner le temps de se calmer. Honteuse de cette réaction peu digne, Cornelli hocha la tête :
« Veuillez m'excuser, mestre. Je suis prête à vous entendre. »
— Oh, c'est peu de chose. Je suppose que depuis que vous êtes enfant, on vous a toujours appris le contrôle. De vos émotions, de votre attitude... Même si, bien souvent, vous ne vous sentez pas assez forte pour faire face à ce défi, vous faites ce que vous pouvez pour vous montrer à la hauteur de la tâche. Mais à la vérité, vous n'avez jamais eu vraiment le choix, entre ces personnalités impérieuses qui dirigent votre vie et la structure rigide de la guilde. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi perdre le peu de contrôle que vous possédez encore peut vous effrayer. »
La jeune fille aurait voulu clore ses oreilles pour ne pas écouter cette mise à nu de ses doutes profonds. Elle sentit un poids se former au creux de son estomac. Elle pouvait encore prétendre que cette analyse était erronée, même si le mestre approchait dangereusement de la vérité.
Je ne suis pas faible, se dit-elle avec toute la fermeté dont elle se savait capable.
« Cela ne signifie pas que vous êtes faible, reprit le vieil homme, comme s'il avait pu lire dans ses pensées. Vous faites preuve de beaucoup de volonté et vous pouvez tirer de la force de cette situation, si vous le voulez vraiment. Qu'attendez-vous de l'avenir ? »
Cornelli le fixa, confuse. En une autre compagnie, elle aurait sans doute répondu qu'elle désirait servir au mieux son empire... mais pas face à un messagier fidèle à sa guilde. Le regard clair de mestre Fairweather demeurait posé sur elle, étrangement énigmatique :
« Je ne pense guère me tromper en supposant que transférer des messages confidentiels d'une ilande à une autre n'est pas une perspective qui vous passionne. »
La jeune fille baissa les yeux : elle n'y avait jamais accordé plus d'une pensée furtive, vite chassée. Quand aucune alternative n'était possible, il ne servait à rien de s'attarder sur les aspects négatifs d'une situation.
« Même au cœur de la guilde, il existe des vocations sensiblement différentes, reprit le vieil homme. Vous n'êtes pas sans savoir que les capacités des messagiers vont bien au-delà du transport des messages dans leur mémoire occulte. Nous pouvons acquérir une mémoire visuelle et auditive absolue. Emmagasiner dans notre esprit des sommes de savoir considérables. »
Cornelli fronça les sourcils :
« Ces possibilités nous ont été exposées... Peuvent-elles se révéler utiles ?
— Pourquoi pensez-vous qu'aucun des trois gouvernements ne dispose de messagiers attitrés, comme c'est le cas pour les médicants ? Nous pourrions nous révéler redoutables dans le domaine des affaires et de la politique. C'est la raison initiale de l'indépendance absolue de notre guilde. Mais bien peu de gens s'en souviennent... la plupart ne voient en nous que des enveloppes à forme humaine. »
Elle secoua la tête avec confusion :
« Et vous pensez que je peux choisir... de développer ces capacités ? À quoi cela peut-il me mener ? »
Il la regarda gravement :
« À mieux servir la Guilde, principalement. Mais seulement si c'est votre choix. Il vous faut peser l'intérêt de votre nation, de votre vocation, d'Handesel tout entier... et ne laisser personne vous contrôler. Sinon vous-même. »
Le mestre la fixait toujours de ce regard serein, empli de cette douceur paradoxale. Comme s'il n'avait pas fait allusion au fait qu'il l'avait percée à jour. Mais peut-être n'était-ce qu'un effet de son imagination.
Était-ce cette clairvoyance qui avait attiré l'attention du préfet ? Fallait-il y voir plus que la sagacité d'un vieil homme ? Savait-il déterminer quels apprentis messagiers se sentaient toujours tenus par leur loyauté à leur empire de naissance, à leur famille, à leur sang ? Sans doute se plaisait-il à instiller, avec une bienveillance apparente, le doute en eux... Mais elle ne pouvait croire que c'était la seule et unique raison pour laquelle l'Empire erdan souhaitait garder l'ancien mestre sous surveillance.
Le subtil Saxe se pencha pour poser une main fine et ridée sur le poignet de Cornelli :
« Je vous fais confiance pour suivre votre voie, mon enfant. Vous avez plus de détermination que vous ne le supposez vous-même. »
La jeune fille hocha la tête, étrangement touchée par cette affirmation. Peut-être parce que mestre Fairweather ne lui avait donné aucune directive sur le choix qu'elle pouvait être conduite à effectuer. Parce qu'en un sens, il la comprenait et ne la jugeait pas.
Elle se leva et s'inclina devant le vieux messagier :
« Je vous remercie, mestre Fairweather, de m'avoir aidée à alléger mes doutes.
— N'hésitez pas à revenir, si d'autres questions venaient à vous troubler...
— Je n'y manquerai pas, mestre Fairweather ».
***
Contrairement à ses habitudes, la jeune fille souriait presque en traversant le couloir de la maison de la guilde.
Pour une fois, elle oubliait de se préoccuper des injonctions de sa mère, qui l'avait toujours obligée à garder une façade de circonstance, toute en froideur et en neutralité. Quoi de plus inconvenant que de révéler ses émotions en public ?
Elle devrait délivrer son message dans trois jours, à un certain Ludvik Harst. Elle espérait que le délai lui laisserait le loisir d'en apprendre plus sur mestre Fairweather et de déterminer comment elle pouvait entraîner ces autres capacités, puisqu'elles semblaient bien plus utiles que ne le prétendaient les mestres d'Herdeswelt...
Mais avant toute chose, elle devait retourner à la petite cellule qu'on lui avait dévolue, comme à tous les messagiers de passage. Elle comptait s'y installer aussi confortablement que possible, prendre le temps de compulser de façon exhaustive le règlement intérieur et se faire à cette nouvelle routine. Même si son départ n'était prévu que dans cinq jours, la durée la plus longue qu'il lui avait été donné de vivre hors de la maison familiale et des locaux de la Guilde d'Herdeswelt.
Heureusement, elle n'avait aucune peine à s'orienter dans les escaliers et les larges couloirs bien éclairés ; le siège de la Guilde de Silberleut était organisé en tout point comme celui de la capitale. Elle vit apparaître avec soulagement la porte blanche marquée du numéro 322. La poignée tourna sans bruit ; la vision qui l'attendait lui rappela douloureusement qu'elle avait à peine pris le temps de poser ses affaires en tas au milieu de la chambre. Un fait d'autant plus embarrassant que les cellules n'étaient jamais verrouillées – du moins celles des apprentis et des simples compagnons.
Comme le reste du bâtiment, la pièce était claire et lumineuse, alliant peinture blanche et bois doré. Sa sacoche et son manteau abandonnés au milieu du petit espace bien agencé heurtaient sa nature méticuleuse. Elle se pencha pour poser son bagage sur le banc fourni à cet effet, puis accrocha le vêtement à la patère fixée à côté de la porte.
La seconde tâche à laquelle elle s'astreignit fut de s'occuper de l'enveloppe qu'on lui avait remise à son arrivée : aucune formalité administrative ne devait demeurer en souffrance.
Quand elle souleva le grand rectangle de papier brun, elle se sentit un peu démunie en réalisant qu'elle ne disposait d'aucun ustensile pour l'ouvrir : ni coupe-papier, ni quoi que ce soit d'approchant. Finalement, en désespoir de cause, elle se trouva contrainte de tirer de son sac son mince peigne d'argent dont elle se servit pour décoller le rabat, en s'efforçant de ne pas ployer les dents.
Le résultat manquait de netteté, mais lui permit d'accéder au contenu du mystérieux courrier : une convocation rédigée par un tabellion de Silberleut. Elle en parcourut attentivement les lignes calligraphiées, vaguement surprise d'être concernée par l'affaire en question :
« La présence de Cornelli Hilda Elsbet BLAUBRUNNEN, membre de la Guilde des messagiers, fille d'Alfons Deiter BLAUBRUNNEN et de Hilda Branhild Elsbet VOLKEREN, épouse BLAUBRUNNEN, née le troisième jour du mois de juli de l'an 472, est requise au troisième jour du mois de maïa de l'an 489, à la dixième heure après la mi-nuit, à l'occasion de l'ouverture du testament de messer Earnest SEASTRAND, honorable citoyen de l'Empire saxe.
De par son statut d'apprentie de la Guilde des messagiers, la ci-dessus Cornelli Hilda Elsbet BLAUBRUNNEN est considérée comme émancipé de son statut de mineure : il lui sera par conséquent possible de se représenter elle-même.
Donné le vingt-deuxième jour du mois d'apris, en l'ilande de Silberleut, Empire erdan. »
Cornelli n'avait jamais rencontré auparavant ce nom de « Seastrand ». En quoi était-elle concernée par le testament de ce Saxe ? Peut-être s'agissait-il d'une relation de son père ? Mais dans ce cas, pourquoi était-ce elle qui était convoquée et non Alfons Blaubrunnen ? Était-ce un moyen détourné du préfet pour lui transmettre de nouvelles consignes, plus confidentielles ? Ou la manœuvre d'un empire concurrent pour la piéger ?
Même si sa mission ne revêtait pas une importance capitale, elle présentait, en tant que fille de dignitaire, une certaine valeur comme otage. Un ennemi de son gouvernement ou de sa famille pouvait fort bien avoir orchestré ce stratagème pour mettre la main sur une pièce intéressante dans le jeu des pouvoirs.
Les messagiers sont inviolables. S'en prendre à l'un d'entre eux est un crime majeur, même s'il ne se trouve pas dans l'exercice de ses fonctions, se remémora-t-elle sévèrement.
Elle relut attentivement la missive : rien n'indiquait qu'elle devait venir seule au rendez-vous. Peut-être pouvait-elle solliciter une escorte du préfet ? Oui, cela semblait la chose la plus raisonnable à faire.
Rassurée, elle replia la feuille et la rangea soigneusement dans sa sacoche.
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