Prologue
Le vieil homme resserra la couverture autour de ses épaules, essayant de réprimer la quinte de toux qui secouait son corps amaigri.
Le froid de la nuit s'insinuait dans ses os ; ni les flammes qui crépitaient dans son brasero de fortune, ni même le soleil qui se déversait par la trouée au-dessus de lui ne parvenaient plus à le réchauffer.
Pour un grau, il manifestait une remarquable longévité. Du moins, à ce qu'il semblait, car il n'était plus très sûr de son âge. Ce qui restait de son passé flottait dans sa mémoire comme les tourbillons du Nebel, la brume porteuse de folie qui couvrait le monde. Il se rappelait l'avoir sillonné jadis, à la recherche de nouveaux territoires.
Avant l'anéantissement de sa guilde.
Avant le second désastre qui avait détruit son existence.
Parfois, ses souvenirs étaient aussi nets et tangibles que les murs de pierre et les poutrelles métalliques autour de lui. Mais presque aussitôt, ils s'enfuyaient comme des fochebels effarouchés ou perdaient toute substance, redevenant fantômes parmi les fantômes qui peuplaient son esprit.
Un nouvel accès de toux déchira sa poitrine et sa gorge, secouant sa fragile carcasse. Il était comme cette ville, comme ce monde tout entier : il dépérissait, partait en lambeau, sous le poids de l'âge, de l'irréversible décadence de la vieillesse. Il resserra son manteau râpé par-dessus sa veste d'uniforme, si usée qu'elle ne tenait plus par endroit que par un maigre réseau de fils.
Le vert était interdit dans les Trois Empires depuis plus de cinquante ans : pour les vêtements, pour tout le reste. En porter représentait un délit lourdement sanctionné : confiscation de tous les biens, réclusion dans une ilande pénitentiaire. Malgré tout, il l'avait conservée, en signe de révolte face à l'injustice qui l'avait frappé. Au fil du temps, il avait vu s'enfuir les possessions comme les années ; sa résistance privée avait perdu tout son sens. À présent, la veste élimée, plus grise que verte, n'était plus qu'un lambeau de souvenir parmi les autres.
Sa survie reposait désormais sur les frêles épaules d'une adolescente. Elle était arrivée trois ans plus tôt sur sa terrasse, comme un fochebel tombé du nid, avec sa tignasse rousse, ses yeux d'ambre et sa lippe boudeuse. Elle avait fait ses premiers pas dans le sombre univers des graus avec une détermination qui brûlait comme une flamme dans la pénombre de son existence ; une flamme ténue, fragile, mais chaude et vivante.
C'était pour elle qu'il avait entretenu les dernières braises de sa vie. Pour ne pas lui laisser la solitude en héritage.
Mais à présent, plus que la solitude, il craignait de lui léguer un corps roide sous un cabanon de planche, un matin un peu plus froid que les autres ; de transformer en sépulcre la terrasse qui était devenue son refuge, juste sous l'ouverture du ciel, où les étoiles et le soleil semblaient si proches. Il ne pouvait désacraliser son dernier rêve...
Il se leva péniblement et traîna les pieds jusqu'à son abri. De ses mains fripées, tremblantes, il écarta la pile de chiffons, d'objets cassés, de rebuts qui ne pouvaient plus servir qu'à un grau décati.
Enveloppé dans un morceau de drap jaune, reposait son seul et unique trésor.
L'Arche de la Guilde.
Un nom bien pompeux pour ce qui ressemblait au coffret à bijoux de quelque riche demoiselle : du bois noir que les années patinaient de mystère, de l'argent terni tenant lieu de ferrures, un cabochon de serpentine au centre de son couvercle. Une serrure qui avait depuis des lustres perdu sa clef. Ce qui n'avait aucune espèce d'importance : ce n'était pas tant ce que contenait l'Arche qui comptait que ce qu'elle représentait.
Il la tint un long moment entre ses deux mains, la tête légèrement penchée en signe de révérence, comme une prière silencieuse en l'honneur de ses compagnons. Earnest et Syria, Yeris, Jorje... Lars et Augustus... Alon et Marnie... Loric...
Morts ou dispersés aux quatre coins de ces empires fragmentés.
Ceux qui avaient lutté pour que leur monde survive et se relève de son interminable agonie. La jeune rousse ne possédait peut-être aucun des dons d'Handesel, mais il avait trouvé en elle le même cœur, la même vitalité profonde.
Il replaça délicatement le coffret dans son enveloppe de toile. Sa résolution était prise.
Ce soir, il lui parlerait.
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