IV - Le Récit de Fridrik
Framke volait de marche en marche.
Portée par un nouvel enthousiasme, elle ne sentait pas la fatigue. Par la trouée du ciel, un rayon de soleil dorait délicatement les tours et les coupoles. Des nuées de fochebels tournoyaient gaiement dans un air pur et clair.
Elle n'aurait su dire ce qui la rendait si joyeuse : ce moment de camaraderie inattendue avec le jeune militaire, ce don si généreux, qui les mettrait à l'abri du besoin une bonne dizaine de jours, ou sa fierté de montrer à Fridrik qu'elle était capable de prendre soin non seulement d'elle-même, mais aussi de lui.
Quand elle prit pied sur la terrasse, une odeur âcre la prit à la gorge. Du bidon métallique qui servait de brasero au vieil homme montait une volute couleur de suie, au travers de laquelle elle aperçut vaguement la frêle silhouette de son compagnon.
« Fridrik ? »
Elle s'arrêta à quelques mètres et réprima une quinte de toux ; malgré la fumée qui lui brûlait les yeux, elle le vit lui faire signe à travers les nuées visqueuses. Essuyant les larmes qui lui frôlaient les joues, elle s'approcha du feu et distingua au creux du bidon ce qui ressemblait à un paquet de chiffons où subsistait le souvenir d'une trame verte, chamarrée de galons d'or noircis.
« Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu as perdu la tête ! » s'écria-t-elle en tentant d'attraper ce qui restait de la veste d'uniforme.
D'une poigne étonnamment solide, le vieil homme agrippa son bras, l'éloignant brusquement du brasier. Il la tira vers lui, plongeant ses yeux gris, ternis par l'âge dans les prunelles d'ambre de l'adolescente :
« Non, Framke... J'ai peut-être quelques absences, mais je n'ai pas encore sombré dans la démence. »
Avec plus de douceur et une nouvelle lassitude, il l'entraîna vers les marches où ils s'asseyaient si souvent côte à côte.
« Tu le sais aussi bien que moi, tortchen, poursuivit-il avec une tendresse douloureuse. Le temps que nous passons ensemble est précieux, mais il se rapproche chaque jour un peu plus de sa fin. Que se passera-t-il, crois-tu, si un matin, je ne me lève pas ?
— Je m'occuperai de toi. Je te soignerai... plaida-t-elle d'une voix d'enfant, celle qu'elle oubliait si souvent d'être.
— Il y a des maladies dont on ne guérit plus, tortchen. La vieillesse en fait hélas partie. »
Framke ne le savait que trop, mais elle refusait de l'entendre. Elle se blottit contre lui, essayant de ressentir chaque parcelle de sa présence, la chaleur de son corps, les os qui pointaient à travers la chair vieillissante et les haillons, l'odeur douceâtre qui émanait de lui et qui témoignait de sa difficulté croissante à se maintenir propre, mais qu'elle ne pouvait trouver désagréable parce que c'était aussi un peu de lui-même. Le bras maigre encerclait ses épaules, avec un reste de vigueur qu'il puisait dans le brasillement de sa tendresse. Au-dessus d'eux passa un nuage d'altitude, obscurcissant la tache de soleil qui baignait la terrasse. La fraîcheur soudaine lança un frisson dans la carcasse de Fridrik.
« Alors, chuchota-t-elle tout près de son oreille, sans même vraiment savoir s'il l'entendait ou pas, je ferai en sorte que tu reposes tout près du ciel, dans la Lanterne... »
Il prit gentiment son menton entre ses doigts osseux et la força à le regarder en face :
« Framke... Je sais que ce que je te dis te cause de la peine... et c'est ce qui me fait le plus mal. Mais je ne veux pas te condamner à partager ton royaume avec un mort. »
Elle se dégagea, contrôlant au tout dernier instant sa brusquerie pour ne pas blesser le vieil homme, et s'adossa au mur de pierre que le soleil avait imprégné d'une douce chaleur. Diverses émotions bataillaient au plus profond d'elle-même, attisant sa colère contre Fridrik, contre le temps, contre le destin, contre l'ilande et contre l'empire qui avait fait d'eux des parias. Un fochebel passa au-dessus d'eux en piaillant quelques trilles, qui la firent sourire tristement tant elles dissonaient avec son humeur du moment. La joie qu'elle ressentait à son arrivée s'était dissipée comme les écharpes de brumes que le Brisevent avait emportées avec lui. Elle serra ses deux poings l'un contre l'autre sur ses genoux repliés et laissa son regard errer vers le mur de Nebel :
« Quelle est la solution, alors, Fridrik ? demanda-t-elle avec amertume. Tu comptes partir ? Me laisser seule ici ? »
Le vieil homme appuya ses avant-bras sur ses cuisses et fixa le bout de ses bottes, si usées qu'elles ne tenaient plus que par les bandes d'étoffes soigneusement enroulées autour des endroits les plus détériorés.
« Tu as brûlé ta veste, Fridrik... Ta veste ! », s'écria-t-elle brusquement, avec une rage désespérée.
Elle sentait les larmes lui monter aux yeux, picotant dangereusement ses paupières : elle savait tout ce que cet habit représentait pour son ami. C'était comme s'il avait jeté au feu une partie de son âme.
Il passa une main tavelée dans ses mèches blanches :
« Framke, j'ai décidé de me faire admettre à l'hospice des indigents, avant qu'il ne soit trop tard. Un vieux grau en plus ou en moins, cela ne changera pas grand-chose... Mais ainsi, je ne serai plus un fardeau pour toi. »
Elle sentit sa mâchoire s'affaisser sous l'effet de la stupéfaction :
« Alors... tu crois vraiment que c'est tout ce que tu es pour moi ? »
Elle sauta sur ses pieds, tout le corps tendu, prête à fuir une réalité qui s'effondrait sous ses pieds, comme si la Lanterne elle-même s'écroulait subitement par pans entiers.
Lentement, péniblement, Fridrik se hissa sur ses jambes, dominant l'adolescente de toute sa taille, même s'il s'était affaissé au fil des années. Dans le contre-jour, elle pouvait presque voir, comme un fantôme fugace, le jeune homme vigoureux et plein d'assurance qu'il avait été plus d'un demi-siècle plus tôt, quand il portait un uniforme flambant neuf d'une couleur désormais interdite.
Une main se posa sur son épaule, la serra avec une telle intensité qu'elle sentit comme un courant d'énergie parcourir son corps.
« Framke, tortchen... dit-il d'une voix vibrante. Si je te donne ce nom, c'est parce que tu es la petite-fille que je n'ai jamais eue. La seule personne devant qui je n'ai pas éprouvé le besoin de fuir, de me cacher... J'ai fait de toi l'héritière de mes secrets. Je les pensais bien trop lourds pour tes épaules d'enfant, mais depuis, j'ai su réaliser à quel point tu étais forte. C'est pourquoi je ne te quitterai pas sans te laisser tout ce que j'ai. Y compris mes souvenirs, avant qu'ils ne soient perdus à jamais. Je les sens déjà pâlir... Mais il faut que tu saches que tu ne devras révéler à personne ce que je vais te confier. À moins, bien sûr, de trouver quelqu'un en qui tu pourras avoir une confiance absolue ! »
Avec douceur, il la guida de nouveau vers les marches, la fit asseoir à côté de lui ; elle se laissa faire, non par soumission, mais par affection... et parce qu'elle se sentait soudain si confuse et perdue qu'elle avait besoin de tout ce à quoi elle pouvait se raccrocher.
Même de dangereux secrets enfouis sous la poussière des âges.
***
Pendant un long moment, ils restèrent assis, l'un à côté de l'autre, laissant le silence les veiller.
Un tourbillon de fochebels passa à côté d'eux, les heurtant presque, avant de s'élever dans une gracieuse spirale autour de la Lanterne. Les deux graus les regardèrent glisser sur les airs, vers la trouée du ciel. Dérangés par les frôlements de dizaines d'ailes, quelques lambeaux se détachèrent du Nebel pour s'évaporer dans le jour limpide.
Fridrik prit une longue inspiration, puis demanda d'une voix hésitante :
« Dis-moi... tortchen, tu sais ce que signifiait cet uniforme vert ? »
L'adolescente acquiesça, préférant ne pas se fier à ses cordes vocales, engourdies par sa gorge nouée.
« Lorsque j'avais ton âge, reprit Fridrik, ou un peu moins, peut-être, j'ai été convoqué pour passer par le Cadran d'affinités. Comme aujourd'hui, à l'âge de quatorze ans, tous les jeunes citoyens d'Handesel étaient convoqués pour que le Cadran détermine s'ils possédaient le don de sunder, de médicant, de messagier ou de perceveur... mais pas seulement. À leur insu, d'autres dons... disons, moins connus étaient recherchés. »
Il marqua une pause, s'assurant que Framke avait bien saisi toute l'importance de ce fait, avant de poursuivre :
« J'ai été reconnu comme sunder, mais au lieu d'être dirigé vers la Guilde des pilotiers, comme ce serait le cas à présent, je me suis vu affecté à la Guilde des exploreurs. J'ignorais alors quel mystérieux critère en avait décidé ainsi... Je savais juste que tous ceux qui possédaient un second don, en plus de celui de sunder, étaient systématiquement intégrés à cette guilde, mais pour les autres... les critères de choix étaient bien mystérieux. Le bruit courrait que les exploreurs avaient le droit de choisir les éléments les plus prometteurs, et que les autres atterrissaient par défaut chez les pilotiers ! »
Il esquissa un sourire ironique :
« Bien entendu, les pilotiers n'étaient pas enchantés de cette situation... La rivalité entre les deux guildes n'était pas vraiment un secret. »
Il se détourna, laissant son regard errer vers des horizons dissimulés dans les profondeurs du Nebel, tout en poursuivant :
« Le prestige des exploreurs était alors immense. Tout le monde pensait qu'ils étaient le seul salut de ce monde, parce que leur tâche était de découvrir de nouvelles terres au milieu du Nebel. Une mission périlleuse... mais tellement passionnante ! »
Ses lèvres fanées s'étirèrent en un mince sourire en songeant à ses premiers pas dans la Guilde des exploreurs. Il se laisse emporter par ses souvenirs, ceux d'un temps où il vibrait d'espoir, où il était prêt à faire face à n'importe quel danger pour ouvrir de nouvelles rodes...
***
Le jeune garçon s'avança sur le quai de bois, qui grinça légèrement sous son pas ; le vent, telle une main invisible, vint ébouriffer ses cheveux pâles.
Pour la toute première fois, Fridrik prenait pied sur une autre ilande que celle de Sdahlstat, l'un des principaux pôles industriels d'Erde, où son père travaillait au cœur des boyaux rougeoyants d'une usine. Ses capacités récemment révélées de sunder lui avaient évité de voyager allongé dans une dormeuse, une expérience qu'il n'aurait jamais à connaître. Comme le reste de sa promotion, il avait eu le droit de se tenir dans la salle de commandement, derrière la grande verrière du skif.
Sous ses yeux émerveillés, un véritable paradis s'était lentement dégagé de son cocon de blancheur verdâtre, comme un rêve dans la lumière opalescente. Par la trouée au-dessus de l'ilande, un rayon de soleil tombait sur les façades immaculées, les teintant d'un reflet doré. Les bâtiments de pierre claire ne dépassaient pas une quinzaine d'étages ; leurs balcons et leurs terrasses communiquaient par des passerelles de bois ajouré d'où s'écoulaient des cascades de verdure. Le long du quai, de petits skifs aux formes effilées s'alignaient comme autant de joyaux ouvragés.
Contrairement aux autres guildes, les exploreurs avaient refusé d'installer leur maison mère dans l'une des trois capitales impériales, préférant un site moins prestigieux, mais plus accueillant. Landawn semblait épargnée par la lente décrépitude qui rongeait impitoyablement le reste d'Handesel ; elle avait été surnommée l'« Ilande verte », autant pour la couleur emblématique des exploreurs que pour cette végétation foisonnante. En théorie, elle appartenait à l'Empire saxe, mais il en avait abandonné le contrôle à la guilde. Un arrangement que tout le monde appréciait d'autant plus que l'essentiel de la population était constitué par les exploreurs et leur famille.
Une fois l'appareil arrimé, l'équipage du skif avait fait descendre en priorité leurs jeunes passagers, avec douceur, mais fermeté. Fridrik releva le menton, tentant d'adopter une attitude digne de l'occasion. Une rangée dense de compagnons et de mestres souriants, resplendissants dans leurs habits verts, formait leur comité d'accueil. Une grande femme aux yeux pétillants, ses longs cheveux mordorés tressés en couronne, se détacha du groupe et s'avança vers les nouveaux arrivants.
« Soyez les bienvenus à Landawn, mes enfants ! Je suis Milena Chavelle et je serai votre préceptrice durant votre apprentissage théorique. »
Face au mutisme des dix adolescents debout sur le quai de bois, dont les yeux larges comme des soucoupes se gorgeaient de toutes ces nouveautés, elle éclata de rire :
« Allons, n'hésitez pas à vous présenter. Vous ne voulez tout de même pas que je vous donne des numéros ? »
L'enthousiasme et l'énergie de la mestress-exploreuse Chavelle semblaient si communicatifs que les intéressés ne purent réprimer un timide sourire.
« Eh bien, quels sont vos dons, à part celui de sunder ? »
Son regard se fixa sur une fille grande et mince, aux cheveux châtains coupés court, comme ceux d'un garçon. Cette dernière se mordit la lèvre, avant de déclarer timidement :
« Mar... Marnie Longstride. Je suis sunder, mais aussi... médicante. »
Avec un peu plus d'audace, un garçon blond, le visage long et les yeux rêveurs, déclara gravement :
« Alon Fairweather. Sunder et messagier. »
Enfin, un solide Calicien brun de poil et de peau s'avança pour annoncer :
« Loric Haltevent. Je suis sunder et perceveur. »
Un léger frisson parcourut l'assemblée : les perceveurs étaient jugés terriblement dangereux, en raison de ce don singulier qui faisait d'eux des guerriers inégalés, de véritables machines à tuer.
Fridrik ne put s'empêcher de ressentir un peu de jalousie envers ses trois camarades, qui avaient reçu la grâce non d'un seul, mais de deux dons essentiels. Les messagiers pouvaient emmagasiner dans leur mémoire un nombre infini d'informations. Les médicants étaient capables de déterminer tout ce qui pouvait aller mal dans le fonctionnement d'un corps humain, comme s'il leur était transparent. Et les perceveurs...
Soudain, il se sentait sinistrement ordinaire.
« Merci à vous, mes enfants. Vos dons seront extrêmement utiles à la Guilde des exploreurs. Cependant... »
Son regard chaleureux se tourna vers les sept autres futurs apprentis, qui affichaient une mine un peu déconfite :
« Cependant, ne croyez pas que vous déméritez d'une quelconque façon. Vous non plus n'êtes pas seulement des sunders... Vous possédez chacun un don unique, un don capital à la survie de notre monde, mais juste... moins connu. »
Fridrik sentit sa respiration se bloquer sous le coup de l'émotion : ainsi, lui aussi avait... deux dons ? Lui aussi faisait partie de ces êtres rares, de ces personnes exceptionnelles ?
« Un don invisible, soumis à aucune guilde, poursuivit leur tutrice. Un don que vous employez déjà inconsciemment, pour le bénéfice de tous, mais que vous apprendrez à renforcer. »
Elle les fixa intensément avant de reprendre :
« Suivez-moi à présent. Vous allez découvrir le siège de notre guilde, qui sera désormais votre logis. »
Le jeune Erdan sentit comme une bulle de joie monter du plus profond de lui-même. Une existence passionnante, emplie de promesses débutait pour lui. Il allait sillonner l'unnon, ouvrir de nouvelles rodes, trouver des terres à peupler et cultiver, des ressources pour les habitants exsangues d'Handesel.
Et surtout, il allait découvrir la vérité sur ce mystérieux don inconnu dont il était porteur.
***
Fridrik souriait largement à l'évocation de ces précieux souvenirs.
Les années pesantes semblaient être tombées de sa frêle carcasse comme des couches de haillons. Il était de nouveau cet adolescent plein d'espoir et d'enthousiasme, auréolé de rêve.
Framke posait sur lui de grands yeux interrogateurs :
« Les... exploreurs étaient donc si respectés, si aimés... ? »
Fridrik sourit amèrement en percevant la stupéfaction dans sa voix. Oui, les exploreurs, avant d'être accusés d'une monstrueuse faute, déconsidérés et finalement annihilés, avaient symbolisé l'espoir d'un peuple dont les chances de survie s'amenuisaient un peu chaque jour. Cela semblait impensable à présent, et pourtant...
***
Le jeune exploreur aimait les filders pour l'espace qu'ils offraient au regard ; là seulement, les yeux pouvaient errer sans se heurter à un mur ou à la masse ondoyante du Nebel.
Le Dragonfly, le skif où il servait depuis trois mois à présent, avait fait relâche sur l'île agricole pour se réapprovisionner en eau et en vivres. Les aérostats des exploreurs différaient grandement de ceux de la Guilde des pilotiers : déjà, ils ne contenaient aucune cellule de sommeil, puisqu'ils n'emmenaient pas de passagers, mais juste leur équipage de sunders. Généralement, les voyages des engins de ligne ne pouvaient excéder vingt-quatre heures, au-delà desquelles le séjour en dormeuse pouvait se révéler dangereux. Quand les appareils des exploreurs plongeaient dans le brouillard, ils ne savaient jamais combien de temps s'écoulerait avant qu'ils puissent faire escale. Même s'ils rebroussaient chemin si au bout de dix jours, ils n'avaient rencontré que le vide, la mer et le Nebel...
C'était à ce moment que les boussoles prenaient une importance capitale, en l'absence d'autres manières de déterminer sa route, en particulier la nuit. Le jour, on pouvait toujours repérer le soleil derrière la chape du Nebel, même si ce n'était que par une vague lueur filtrant à travers les couches de brume. Mais il n'y avait aucun moyen d'apercevoir les lunes ou les constellations, dont la lumière était trop faible pour percer le brouillard.
Fridrik avait choisi de devenir navigateur : il passait désormais l'essentiel de sa vie au milieu de dizaines de cadrans de toutes formes et de toutes tailles. Les indications qu'offrait chacun d'entre eux se révélaient nécessaires pour garder le skif dans la bonne direction et noter avec précision les rodes ouvertes par l'engin. Une seule erreur, et le Dragonfly pouvait se retrouver perdu à jamais dans l'unnon.
Bien entendu, cette responsabilité ne reposait pas que sur lui, mais sur une équipe de quatre navigateurs : un mestre, deux compagnons, et un apprenti – statut qu'il avait abandonné trois mois auparavant pour acquérir celui de compagnon de seconde classe.
À son pupitre au cœur du skif, il regardait la brume s'écarter comme par miracle devant le nez de l'engin, laissant une visibilité de plusieurs dizaines de toises tout autour d'eux, comme une bulle d'air limpide au sien de laquelle le Dragonfly progressait. Ce phénomène, qui caractérisait les appareils des exploreurs, leur permettait de scruter les flots à la recherche des hauts-fonds ou d'affleurements de récifs qui pouvaient indiquer l'existence d'un archipel, ainsi que de percevoir les vols d'oiseaux qui se massaient souvent dans les alentours d'une terre vierge.
Seuls les exploreurs et les autorités supérieures des Trois Empires en connaissaient la raison. Certes, la colonisation d'un nouveau territoire entraînait toujours le recul du Nebel, dégageant les territoires perdus dans l'unnon et les rendant à la vie – à la vie humaine du moins, car les animaux n'étaient jamais affectés par la brume de folie. C'était un miracle sur lequel la plupart des habitants des filders ne semblaient pas s'interroger... pas plus que sur les critères sur lesquels se basaient les empires, quand ils choisissaient les individus destinés à investir les terres vierges qu'on leur confiait.
Une ou deux fois par an, une nouvelle île susceptible d'être proposée à l'exploitation et au peuplement était tirée du néant par les exploreurs. S'ensuivaient de longs mois d'arbitrage entre les trois grandes nations, en fonction de l'évolution de leur population et de l'état de leurs ressources. Parfois, l'affaire se réglait avec des compensations en argent, en vivres ou en matières premières. Mais c'était toujours le conseil aux Affaires tripartites qui tranchait en dernier lieu.
Fridrik n'avait jamais eu la chance de participer à une découverte aussi prestigieuse... Mais même un écueil auréolé d'écume blanche, ou la gracieuse courbe d'un vol de veissmoves émergeant de la brume prenaient un caractère magique, une aura de perfection absolue.
Mais ce n'était pas le seul attrait de la carrière d'exploreur : aucune guilde n'était si universellement appréciée, ouvertement admirée que celle de ces courageux voyageurs qui sillonnaient le ciel et le jeune navigateur ne pouvait s'empêcher de goûter à la sympathie que tous lui témoignaient, ainsi qu'à ses camarades, dans les ilandes et les filders.
Le filder de Vertelande appartenait à l'Empire calicien, mais les exploreurs n'accordaient aucune attention particulière à ce détail. Le Nebel avait laissé place à une vaste étendue vallonnée, précédée d'une aire de sable et de gravier où plusieurs aérostats, deux skifs de la Guilde des pilotiers et un de leur flotte, s'étaient posés. Lentement, le Dragonfly se rapprocha du sol pour atterrir non loin des autres. Fridrik ressentit à peine un soubresaut quand les patins touchèrent la surface du filder. Il attendit patiemment que les manœuvres soient terminées pour suivre le mestre-navigateur en direction de la passerelle.
Il fut un peu surpris de n'apercevoir aucun comité d'accueil, comme en attirait d'habitude l'arrivée d'un skif dans les communautés agricoles isolées. Un petit groupe d'exploreurs en uniforme vert discutait de façon animée avec des pilotiers tout de noir vêtus. Il semblait régner entre les deux partis une tension inhabituelle.
Le jeune homme demeura en retrait, le temps que son ami Lars vienne le rejoindre. Les cheveux cendrés du technicien, encore électrisés par l'énergie des turbines, pointaient dans toutes les directions.
Les deux compagnons mirent pied à terre après leurs collègues plus âgés, restant prudemment à l'écart. Seuls des fragments de conversations leur parvenaient : ni franchement hostiles, ni exactement paniqués, mais empreints de colère et de peur difficilement réprimées. Lars, qui possédait le tempérament le plus fougueux, voulait rejoindre le groupe, mais son ami le retint par l'épaule :
« Reste là... Nous saurons bien assez tôt ce qui se passe ! »
Leur camarade de promotion Syria, assistante d'intendance à bord du Dragonfly, se glissa à côté d'eux, le regard sombre :
« Vous croyez qu'il se passe quelque chose de grave ? » demanda-t-elle nerveusement.
Fridrik leva les yeux au ciel, en dépit du sentiment d'appréhension qui tordait ses entrailles. Il inspira profondément, s'efforçant de garder son calme. Les trois jeunes gens demeurèrent à l'ombre du skif, sans oser bouger. La Saxe brune avait posé sa main fine sur le bras de Lars ; son épaule frôlait celle de Fridrik.
La discussion, à une vingtaine de toises d'eux, avait fait place à un profond silence, aussi écrasant que le Nebel, aussi effrayant, aussi débilitant pour les sens. À cet instant, en dépit de leur statut de compagnons, ils n'étaient plus que trois enfants que la tension ambiante précipitait dans les affres d'une crainte irrationnelle. Leurs dix-huit ans semblaient bien peu de choses face à l'immensité du monde.
***
Fridrik se tut, comme écrasé par la gravité de ce moment.
À côté de lui, Framke demeurait silencieuse, respirant à peine de crainte de troubler son recueillement.
Les secondes s'égrenaient. Un nouveau vol de fochebels avait surgi du cœur du Nebel et s'était abattu sur la Lanterne, se perchant en ligne sur les poutrelles apparentes. Au bout d'un long moment, la jeune rousse éleva la voix :
« Ils venaient d'apprendre pour Landsden, c'est cela ? »
Fridrik hocha tristement la tête.
***
Le sort tragique du filder de Landsden devait changer dramatiquement le destin de tous les exploreurs.
Quand le conseil aux Affaires tripartites apprit le désastre, il exigea dans un premier temps le secret le plus complet. Mais c'était impossible... Tous les habitants d'un filder massacrés, hommes, femmes, enfants... et même le bétail, un tel événement ne pouvait rester méconnu très longtemps : les victimes possédaient de la famille, des amis dans les autres ilandes. Comment ne pas s'étonner d'une absence totale de nouvelles ? Ou du fait que les skifs de transport qui passaient habituellement par Landsden s'étaient vus interdire le secteur ?
Les exploreurs se trouvèrent dans l'obligation de cesser leurs recherches de nouvelles îles tant que le mystère ne serait pas éclairci. Comme les liaisons régulières des pilotiers étaient jugées trop importantes pour être suspendues, ce furent leurs appareils que le conseil réquisitionna pour vérifier que les différents ilandes et filders d'Handesel n'avaient pas subi d'autres drames.
Pendant ce temps, les gouvernements des empires se soupçonnaient mutuellement, qui de tenter de récupérer les terres pour lui, qui de s'efforcer de mettre secrètement la zizanie entre les trois états. Un conflit international manqua plusieurs fois d'éclater. Finalement, chacun finit par convenir qu'aucune des trois puissances n'avait réellement d'intérêt à se lancer dans une machination de ce style. Mais surtout, un fait nouveau avait modifié le point de vue général.
Les autorités avaient caché au reste du monde l'existence d'un survivant au terrible massacre. Un garçon d'une dizaine d'années qui, au moment où l'enfer s'était déchaîné, se trouvait dissimulé entre deux meules de paille pour échapper à ses corvées de la journée. Quand il était sorti de la torpeur dans laquelle le choc l'avait plongé, il avait tenu un chapelet de propos incohérents sur des créatures recouvertes d'une carapace, qui avaient émergé des eaux en brandissant de longues piques auréolées d'un feu bleuté. Elles n'avaient pas échangé la moindre parole tandis qu'elles se livraient à leur sinistre tâche, anéantissant tous les êtres vivants dont elles croisaient la route. Sans doute avaient-elles délibérément laissé l'enfant en vie, pour témoigner de leur puissance impitoyable et de leur profonde cruauté.
Finalement, quand les Caliciens cessèrent d'accuser les Saxes, les Saxes de soupçonner les Erdans, les Erdans de pointer du doigt les Caliciens, les regards se tournèrent vers d'autres responsables potentiels, dont l'imprudence avait fait sortir du Nebel non pas des fantasmes et des cauchemars, mais de véritables monstres. Il ne pouvait s'agir que de ceux qui parcouraient régulièrement les rodes traversant l'unnon... nommément, les pilotiers et les exploreurs. Dans leurs pérégrinations, ils avaient très probablement dérangé ces créatures qui avaient alors décidé de se venger.
Après s'être craché tout leur venin à la figure, les puissances impériales prirent un peu de recul pour mieux observer les deux guildes faire de même, avec une pieuse neutralité.
Les pilotiers n'eurent aucun mal à trouver un axe de défense : les trois nations étaient intégralement dépendantes d'eux, que ce soit pour les communications ou le transport de personnes et de ressources à travers le monde fragmenté. Ils avaient déjà obtenu la dissolution d'une autre guilde, celle des inventiers, sous prétexte qu'elle épuisait les précieuses matières premières d'Handesel en recherches stériles. Juste au moment, étrangement, où ses techniciens étaient sur le point de mettre en œuvre un système de correspondance rapide à longue portée, qui aurait permis aux différentes parties des empires de rester en contact sans l'intervention des pilotiers.
Les dix jeunes gens de la promotion de Fridrik avaient été les derniers à recevoir le plein statut de compagnons : les apprentis des promotions suivantes furent renvoyés à leurs foyers. Depuis le massacre, aucun skif d'exploreur n'avait quitté Landawn pour s'enfoncer dans l'unnon. Ses engins avaient effectué des transports d'hommes, de matériel, mais leur routine était devenue plus ennuyeuse encore que celle des pilotiers.
Et pendant ce temps, au conseil aux Affaires tripartites, les combats politiques, les jeux d'influence faisaient rage. Au fil des restrictions toujours plus lourdes imposées aux exploreurs, il n'était pas bien difficile de prévoir la tournure des événements. Les pilotiers, plus nombreux, plus puissants et jugés indispensables à la survie des empires, prenaient irrémédiablement le dessus. Ils bénéficiaient d'une alliée de poids : la peur. Avec toute la cohorte de ses valets : la jalousie, l'égoïsme, l'avidité...
Si ces mystérieux ennemis caparaçonnés se révélaient réels, aucun des Trois empires ne pouvait se résoudre à mener un peuple exsangue dans une guerre contre des adversaires impitoyables, dont on ignorait la puissance. Personne ne voulait prendre le risque de découvrir qu'un des empires avait peut-être été à l'origine d'une machination criminelle. Oui, pire encore, que la guilde des pilotiers avait espéré, par une manœuvre particulièrement sordide, nuire à ses populaires rivaux.
Un jour, la nouvelle tomba : la guilde des exploreurs avait été reconnue responsable par les Trois empires et par le conseil. Les Saxes, peut-être en raison de leur souveraineté sur Landawn, avaient préconisé la fusion de la guilde des exploreurs avec celle des pilotiers, en vain. Elle fut donc simplement dissoute, ses membres « ordinaires » affectés à des tâches subalternes dans les rangs de leurs rivaux. Les messagiers et les médicants reçurent le droit d'intégrer les guildes de leur seconde spécialité. Seuls les perceveurs ne connurent aucune indulgence : jugés trop dangereux, ils furent emprisonnés malgré les protestations de leurs familles et disparurent aux yeux du monde...
Il fut désormais interdit à tous de porter la couleur verte, symbole de l'opprobre qui était tombé sur la Guilde des exploreurs.
***
Framke resta longuement silencieuse, tentant d'imaginer le héros de cette histoire...
L'adolescent sous ce masque fripé.
Le jeune homme piégé dans ce corps affaibli.
Elle avait senti sa colère s'enflammer en réalisant l'injustice dont avaient été victimes Fridrik et les siens. Elle ne s'intéressait pas à la politique, elle n'avait rien à faire d'un gouvernement qui l'avait laissée tomber dans le gouffre d'une existence précaire. Les luttes d'influence, les rivalités de pouvoir ne la concernaient en rien.
Mais elle connaissait Fridrik, son grand-père d'adoption, qui l'avait accueillie et lui avait ouvert grand son cœur au pied de la Lanterne.
Elle connaissait sa bonté, sa générosité, sa droiture. Jamais, au grand jamais, il n'aurait accepté de servir une autorité nuisible ou même négligente. Promis à un avenir radieux, il s'était retrouvé sans ami, sans famille, sans nationalité... Il avait choisi la vie dure et humiliante d'un grau plutôt que se trouver réaffecté à un poste dévalorisant à la Guilde des pilotiers. Elle sentit la tristesse la submerger :
« Alors, c'est comme ça que tout a fini ? »
Le regard fatigué du vieil exploreur flamboya brièvement :
« Non, tortchen. Ce n'était pas la fin... mais plutôt, le début ! »
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