III - Trois missives

Nigel avait regardé le jeune... non, la jeune grau s'éloigner en bondissant vers les rues de Silberleut.

Il se sentait partagé entre une douce satisfaction d'avoir pu l'aider et la confusion de n'avoir su discerner son sexe. Rétrospectivement, il aurait dû être éclairé par la finesse de ses traits, ses mouvements gracieux et ses larges yeux d'ambre, mais il avait été trop occupé à dissimuler son inconfort sous une désinvolture forcée et des commentaires enjoués. Il ne reverrait sans doute jamais plus la jeune fille, mais sa dignité l'avait ému. Il savait qu'il était difficile, voire impossible de se tirer d'une condition de grau. Il espérait cependant que son offrande lui permettrait d'affronter plus sereinement le lendemain, pour un temps du moins.

Il prit une longue inspiration, se détacha du parapet et traversa la place, dérangeant quatre ou cinq turdes qui s'envolèrent sur son passage. L'un des gardes de faction, repérant son uniforme bleu, l'engagea du regard à approcher :

« Soyez le bienvenu, offiser. Avez-vous un acte officiel à nous présenter ?

— Bien sûr, corporal... »

Le jeune homme glissa la main dans la poche intérieure de sa veste ; il en tira une feuille de papier pliée en quatre, portant le tampon du commandement militaire de Grinwats, qu'il ouvrit obligeamment pour la sentinelle. Une lueur de réalisation joua dans les yeux pâles du garde, qui s'écarta aussitôt pour laisser le passage à Nigel :

« Soyez le bienvenu, cadet Deepriver. Le commander vous attend. Avez-vous besoin d'aide pour... »

Ses yeux se posèrent sur la gibecière qui pesait sur l'épaule du jeune Saxe.

« Non, Corporal, ça ira... Merci à vous. »

Montant les dernières marches, il pénétra dans la fraîche pénombre de la caserne. Seules deux étroites fenêtres laissaient filtrer un peu de lumière dans le hall ; sur les murs de pierre nue, des bouquets de lames et des écussons aux couleurs fanées recueillaient patiemment la poussière. Le dallage, où noir et blanc alternaient comme sur un gigantesque échiquier, avait été usé par le martèlement de milliers de bottes, des décennies durant.

Après avoir donné à ses yeux le temps de s'habituer à la semi-obscurité, il s'avança vers le fond de la salle, où quelques marches convexes menaient vers deux battants délicatement moulurés et rehaussés de dorures ternies.

Au moment de frapper, le jeune homme sentit l'hésitation ralentir son geste : il n'était pas spécialement intimidé – il avait arpenté durant son enfance d'autres institutions bien plus solennelles que cette caserne en terre erdane –, mais il savait que dès qu'il franchirait cette porte, il ne pourrait plus revenir en arrière. Il serait obligé d'accepter les changements irrémédiables qui avaient bouleversé sa vie en l'espace de quelques semaines. Il serra les dents, crispa le poing et asséna quelques coups nets sur le battant.

Il s'ouvrit aussitôt, laissant apparaître un lieutenant à peine plus âgé que lui qui le toisa avec le formalisme excessif des néophytes :

« Que désirez-vous ?

— Mon lieutenant... Cadet Nigel Deepriver. J'ai reçu pour instruction de me présenter au commander Jameson dès mon arrivée à Silberleut.

— Veuillez entrer. Je vais lui annoncer votre arrivée. »

Nigel pénétra dans une antichambre étriquée que quelques écussons frappés du lion saxe ne parvenaient guère à égayer. Il méprisa les trois fauteuils tendus de toile usée et attendit debout, son bagage posé à ses pieds, avec une patience mêlée de lassitude.

Quand le lieutenant refit son apparition, il semblait transfiguré par l'empressement :

« Cadet Deepriver, le commander vous attend. Vous pouvez laisser votre paquetage ici. Souhaitez-vous qu'il soit porté dans vos quartiers ?

— Je vous en prie, mon lieutenant... »

Ces temps derniers, un grand nombre de personnes, civiles et militaires, l'avaient traité avec cette déférence mêlée de compassion. Il avait appris à accepter ces égards, qu'il n'avait rien fait pour mériter, comme une manière de rendre hommage à son tuteur.

Le bureau du commander se présentait comme une pièce semi-circulaire, éclairée par une demi-coupole de verre ternie par les années. Derrière une table de travail austère portée par des pattes de lion, se tenait une femme brune aux courts cheveux bouclés, revêtue d'un uniforme chamarré. Elle lui parut un peu jeune pour cette responsabilité, mais le détachement de Silberleut n'était pas un poste de première importance.

Debout, les mains derrière le dos, Jameson posait sur lui le regard ferme, mais doux de grands yeux noirs. Sa peau mate et ses traits généreux, qui contrastaient avec sa silhouette fine, lui prêtaient une expression chaleureuse que Nigel apprécia spontanément.

« Soyez le bienvenu, cadet Deepriver. Le voyage ne vous a pas trop fatigué ?

— Non, commander... »

Il faillit ajouter « J'ai dormi tout du long », mais il ignorait si Jameson saisirait l'humour de la remarque... et, du reste, il avait l'étrange sentiment que ce n'était pas tout à fait vrai.

« Asseyez-vous, je vous prie. »

Il obtempéra, un peu embarrassé de voir l'officier rester debout. Jameson baissa légèrement la tête, pensive, avant de poser de nouveau ses chaudes prunelles sur le cadet :

« Êtes-vous... bien remis ?

— Autant qu'il est possible de l'être, commander, répondit-il prudemment, évitant à dessin d'entrer dans les détails.

— Vous en avez l'air. Cependant, je dois vous informer que notre médicante tient à vous examiner dès que possible. En attendant d'avoir son avis sur votre capacité à reprendre le service, je tiens à ce que vous vous ménagiez. Est-ce bien compris ? »

Le jeune homme s'agita légèrement sur sa chaise, pris d'un embarras qu'il dissimula sous un sourire, comme à son habitude.

« Bien sûr, commander. »

Il savait qu'il n'avait pas réussi à faire illusion. Même s'il avait récupéré l'essentiel de ses forces, il se fatiguait encore facilement. La longue ascension à travers l'ilande, à porter sa lourde sacoche, avait réveillé une douleur lancinante dans son flanc ; chacun de ses gestes trahissait son malaise.

« Vous devriez aller vous reposer, cadet Deepriver. Vous pourrez ensuite vous rendre au mess – le lieutenant Coperdyne vous montrera où il se trouve. »

Sa voix s'éteignit, hésita puis reprit :

« Cadet Deepriver, je sais que mes mots ne vous apporteront aucun réconfort, mais... je tenais à vous dire que nous sommes tous profondément navrés de la disparition de votre tuteur. »

Nigel laissa les mots flotter autour de lui, sans leur permettre de pénétrer totalement sa conscience. Il les avait tant de fois entendus, ces dernières semaines, qu'il savait très exactement quelle souffrance ils entraînaient dans leur sillage : une douleur bien plus insinuante et tenace que celle de la lame qui avait tailladé sa chair. La pendule sur le mur de droite faisait résonner son tic-tac monotone, rythmant le silence qui s'épaississait lentement dans le bureau, comme le Nebel au-delà de l'ilande.

Il s'obligea à regarder droit dans les yeux du commander, à accueillir encore une fois cette compassion comme le témoignage de l'estime de tous pour Willem Montland, recteur de la Guilde des médicants de Grinwats, universellement connu pour son dévouement et sa bonté profonde. Et si ce respect était le plus souvent assorti de bribes de pitié à son propre égard, il se devait de l'accepter le plus dignement possible.

« Je vous remercie, commander » déclara-t-il enfin, avec un sourire grave.

L'expression tendue de Jameson s'effaça ; d'un léger hochement de tête, elle lui fit signe qu'il pouvait se retirer. Alors qu'il se levait du siège, elle saisit sur son bureau une grande enveloppe de papier brut :

« J'ai bien failli oublier : ce pli est arrivé à votre intention voilà deux jours. Savez-vous qui peut vous l'avoir envoyé ? »

Le jeune homme cligna des yeux, surpris :

« Non, commander. À part vous, les seules personnes au courant de mon transfert vers Silberleut appartiennent au Commandement de Grinwats. »

L'officier supérieur fronça légèrement les sourcils :

« Il n'est pas dans mon intention de me montrer indiscrète, cadet Deepriver. Mais votre sécurité nous importe. Si quoi que soit dans ce pli peut vous faire penser que vous courez un danger, nous souhaiterions en être informés... »

Nigel saisit le grand rectangle bistre qu'on lui tendait ; son regard s'arrêta sur l'adresse, inscrite à l'encre noire :

« Cadet Nigel Deepriver, Détachement des forces impériales saxes, Silberleut. »

Il releva les yeux vers la femme brune :

« Je vous remercie, commander. Je ferai preuve de prudence.

— Bien. Vous pouvez disposer à présent. Le lieutenant Coperdyne vous montrera vos nouveaux quartiers. »

Le jeune homme se leva lentement, salua et pivota vers la sortie du bureau. Comme prévu, le lieutenant l'attendait à la porte de l'antichambre ; ses traits reflétaient une bonne volonté suspecte.

Les doigts du cadet se crispèrent sur le papier grossier : s'agissait-il d'ordres complémentaires du commandement de Grinwats ? Ou la communication d'un proche de son tuteur, qui aurait appris son affectation... ? Ou bien...

Il prit une profonde inspiration : depuis qu'il était entré dans le bureau de Willem Montland en ce soir tragique qui avait vu s'effondrer les fondements de son existence, il avait dû lutter pour ne pas voir de sinistres silhouettes à l'affût dans toutes les taches d'ombre. Il se força à arborer son sourire familier, le masque qu'il portait au regard du monde.

***

« Quelque chose ne va pas, Blancherive ? »

Loys releva la tête de son assiette et se tourna vers son camarade Dormont, qui était assis à sa gauche à l'extrémité de la table réservée aux apprentis. En temps normal, le jeune homme appréciait les moments passés dans les réfectoires de la guilde. Que ce soit dans les skifs ou les bâtiments des ilandes, l'espace manquait cruellement et les pièces étaient invariablement réduites et confinées. L'appartement où il avait vécu toute son enfance aux côtés de sa mère et de sa cousine n'en comportait qu'une seule, où tenaient à peine leurs trois lits, leur petite cuisine et le cabinet de toilette séparé du reste par un simple rideau. Dans la vaste salle aux murs d'un blanc immaculé, occupée par une joyeuse cohue, il avait le sentiment de respirer à son aise.

Cette fois cependant, ce n'était pas tout à fait vrai : depuis qu'il avait eu connaissance de la menace qui pesait sur le jeune militaire saxe, sa conscience ne cessait de le travailler, au point de le plonger dans un état de malaise qui le rendait indifférent à ce qui se déroulait autour de lui. Il se sentait même vaguement nauséeux – ce qui pouvait aussi être dû, cela dit, au nettoyage de la cabine. Machinalement, il promenait sa fourchette entre les tubercules qui constituaient l'ordinaire du jour, traçant dans le ragoût des rodes complexes qui relaient entre eux les morceaux de viande braisée.

« Blancherive ? »

Il releva le nez vers Dormont, rencontrant les yeux inquiets de son ami :

« Tu es sûr que tu n'es pas malade ? demanda ce dernier avec suspicion. Peut-être devrais-tu te présenter à l'infirmerie... »

Loys contempla son plat comme s'il le voyait pour la première fois, laissa tomber le couvert et regarda autour de lui ; même si, à leur entrée dans la guilde, les sunders abandonnaient derrière eux toute notion de nationalité, les recrues avaient une tendance marquée à se rassembler par origine. Toute son extrémité de la table était réquisitionnée par les apprentis caliciens, qui échangeaient bruyamment leurs impressions de la matinée. À l'autre bout de la longue enfilade, le jeune homme aperçut Colper, au milieu de ses compatriotes : le Saxe montrait une attitude réservée, ne répondant à ses compagnons que par monosyllabes, ce qui ne l'empêchait pas de faire un sort à son repas. Loys le soupçonnait de se sentir honoré par le secret qui lui avait été confié ; il ne savait s'il devait l'envier ou le mépriser.

Même si les guildes ne souffraient d'aucune pénurie, il était mal vu de gâcher la nourriture. Loys conservait le souvenir de nombreux soirs, dans sa famille, où il s'était couché le ventre à moitié vide. Il s'obligea à fourrer dans sa bouche une fourchetée de légumes et à les mâcher méthodiquement, sans pour autant cesser de retourner le problème dans son esprit. Deepriver était-il seulement conscient d'un éventuel don caché de sunder ? S'il l'était, il n'aurait sans doute pas pris le risque de se lancer dans un si long voyage à bord d'un skif : la possibilité de se faire découvrir était bien trop élevée. Sauf s'il avait une raison particulièrement sérieuse de venir à Silberleut.

L'apprenti pilotier sentit l'angoisse le saisir quand il réalisa que le Brisevent demeurerait certainement moins de vingt-quatre heures au port de Silberleut. Il devait trouver moyen de prévenir Deepriver dès que possible. La suite ne le concernait pas : il ignorait même s'il existait vraiment une solution dans les Trois empires pour quelqu'un comme le jeune Saxe, depuis que les doubles-dons doubles avaient été décrétés trop dangereux pour que leurs possesseurs soient laissés en liberté. Certes, à quelques occasions, les sujets n'avaient été trop inquiétés, mais il s'agissait généralement de médicants ou de messagiers, dont le don complémentaire n'avait pas été jugé menaçant. Contrairement à celui de Deepriver...

Il n'y avait qu'un seul et unique don dont les détenteurs n'intégraient pas une guilde indépendante, mais l'armée de leur empire : celui des perceveurs. Cette réalisation envoya un frisson dans le dos de Loys : il ne se sentait pas vraiment pressé d'approcher de nouveau le jeune Saxe. L'idée que ce garçon arrogant soit potentiellement plus dangereux qu'un soldat ordinaire n'avait rien de bien plaisant. L'apprenti maudit cette satanée conscience qui le laissait éprouver de la pitié pour quelqu'un qui ne la méritait pas.

Il s'aperçut soudain que son assiette était presque vide ; il ne se souvenait même plus du goût de ce qu'il avait avalé. Il attrapa machinalement le fruit que Dormont avait fait rouler jusqu'à lui, croqua dans la chair acidulée et rinça la bouchée avec une gorgée de vin coupé d'eau. Son ami, rassuré de le voir s'alimenter correctement, avait décidé de le laisser à ses pensées et discutait avec son autre voisin de leur dernier cours sur les rodes. Loys avait presque réduit l'apfelle à l'état de trognon quand Valencier, un apprenti plus âgé qui travaillait auprès des techniciens, s'approcha de la table, sale et harassé dans son long tablier noir.

Machinalement, ses camarades se poussèrent pour lui ménager une place, tandis que Dormont partait en quête d'une portion supplémentaire pour le nouveau venu.

« La vérification du Brisevent ne se termine que seulement ? » s'étonna Loys en se tournant vers le grand blond, qui portait encore, relevées sur son front, ses lunettes protectrices.

Valencier secoua la tête avec une expression de dégoût :

« Ne m'en parle pas... et ce n'est pas fini... »

Il s'accouda pesamment sur la table et ôta ses épais gants de cuir, en poursuivant :

« Nous étions persuadés d'avoir terminé, il ne restait plus qu'un dernier contrôle de sécurité à faire... Et voilà que nous découvrons qu'un des mécanismes de transmission de l'hélice est faussé ! J'étais pourtant certain de l'avoir vu correctement fonctionner moins de vingt minutes plus tôt. »

Les épaules maigres de Dormont, de retour avec une écuelle remplie de reliefs disparates, s'avachirent :

« Ça veut dire que nous allons encore être coincés à quai un ou deux jours de plus, geignit-il pitoyablement.

— Deux jours ? lança Valencier. Tu es bien optimiste. Le techmestre évalue la durée des réparations à quatre jours, vu qu'il faudra démonter la pièce pour la porter aux ateliers.

— Ils savent ce qu'il s'est passé ? demanda Loys, le cœur battant.

— Aucune idée, répondit l'apprenti technicien avec frustration. Peut-être que l'un des mécanismes a bougé lors du vol ; quand nous l'avons remis en marche pendant les vérifications, il a pu forcer et abîmer le mécanisme. »

Le jeune homme hocha la tête, sceptique : se pouvait-il que cette panne ait été volontairement provoquée pour permettre à la Guilde d'enquêter sur l'incident lié au cadet saxe ? Démonter la dormeuse pour la contrôler de façon plus approfondie était plus discret que la vérifier intégralement sur place. D'un autre côté, à moins d'être réquisitionné sur un autre skif, ce qui lui semblait peu probable, il bénéficierait de plus de temps pour avertir le Saxe.

Les rangs des apprentis commençaient à se clairsemer. Loys se penchait pour récupérer sa sacoche quand une voix nasale et perçante retentit dans le réfectoire :

« Un pli pour Aloysius Blancherive ! Aloysius Blancherive ? »

Le jeune homme rentra la tête dans les épaules en frémissant ; il pouvait très bien vivre sans que personne ne se souvienne de la version complète de son prénom. Sous la pression des regards qui pesaient sur lui, il se redressa légèrement :

« C'est moi... », admit-il à contrecœur, en essayant de faire abstraction des gloussements qui s'élevaient, en particulier de la table des filles.

Avec raideur, l'intendant de la Maison de la guilde vint lui remettre une grande enveloppe d'épais papier brun, sur laquelle une main soigneuse avait inscrit à l'encre noire : « Aloysius Blancherive, apprenti, Guilde des pilotiers ». Il releva la tête pour interroger l'homme, mais ce dernier s'était déjà éloigné afin de vaquer à d'autres tâches.

« C'est de qui ? demanda Dormont avec curiosité. Je ne savais pas que tu connaissais du monde à Silberleut... »

Loys faillit lui répondre que ça n'était pas le cas, mais il se mordit la langue à temps. Il retourna l'enveloppe dans tous les sens, pour vérifier qu'elle ne portait aucun tampon officiel.

« Cette lettre doit être de ma mère, ou de Clélie... dit-il après un temps de silence pensif. Je ne vois pas qui d'autre pourrait m'écrire.

— Mais comment a-t-elle pu arriver avant toi ?

— Je leur avais parlé du trajet du Brisevent. Nous avons fait plusieurs escales avant d'arriver ici, elles ont dû l'envoyer par une liaison plus directe... »

Il espérait que ses paroles seraient assez convaincantes, d'autant plus qu'il n'avait guère eu le temps de discuter de son trajet ni avec Armince, ni avec Clélie. Tant qu'il ignorait qui était l'expéditeur de cette lettre, mieux valait que tout le monde pense qu'elle lui avait été effectivement envoyée par les siens. L'abandon de l'appartenance nationale exigée par les guildes n'impliquait heureusement pas celui des liens familiaux. Les pilotiers, qu'ils soient apprentis ou compagnons, avaient le droit de correspondre avec leurs proches sans que leur autorité ne vienne s'en mêler.

Le jeune Calicien leva les yeux vers la grande horloge plaquée contre le mur : la guilde n'appréciait pas l'oisiveté, mais il disposait de deux heures avant que les membres de l'équipage du Brisevent ne se voient attribuer des tâches qui les tiendraient occupés durant leur escale forcée. Il pouvait encore se rendre au dortoir commun des apprentis, totalement vide à cette heure de la journée.

***

Le wagon jaune bringuebalait à une allure vertigineuse le long de la longue volute métallique qui l'emportait, dans une trajectoire sinueuse, vers les hauteurs de la ville.

Cornelli serrait ses mains l'une contre l'autre avec tant d'intensité que ses jointures blanchissaient. Elle ne risquait que de timides regards vers l'extérieur, qui lui suffirent à constater que Silberleut était aussi délabrée que la capitale de Herdeswelt où elle était née, malgré les efforts constants du gouvernement impérial pour maintenir le prestige de ses ilandes.

La jeune fille n'était pas naïve au point d'ignorer le péril latent dans lequel le monde plongeait un peu plus chaque jour. En tant que membre de l'élite, elle se devait de pouvoir contempler n'importe quelle situation, si dramatique soit-elle, sans se voiler la face. Elle savait que la surpopulation, l'épuisement des matières premières, la difficulté des communications minaient chaque jour un peu plus les fondements des trois empires d'Handesel.

Son escorte la regardait intensément, inquiète de son air distant :

« Tout va bien, Manfrolen ?

— Je... Oui, merci... » répondit-elle à mi-voix.

Le wagon s'arrêta enfin, au bord d'une plate-forme métallique qui jaillissait d'une tour de pierre grise à l'architecture puissante, ornée d'arcs en ogive au cœur desquels étaient percées de hautes baies aux vitrages colorés. L'homme tendit la main à la jeune passagère pour l'aider à se lever et la guida le long du plancher de ferraille, couleur de sang oxydé, vers la vaste entrée qui s'était ouverte pour eux.

Ils pénétrèrent dans un grand hall aux murs d'un beige austère, que n'agrémentaient que quelques bannières frappées de l'aigle d'Erde. Deux secrétaires en livrée jaune s'avancèrent vers eux et, sans mot dire, les escortèrent en direction d'une lourde porte capitonnée, solennellement dressée au sommet d'une volée de marches. Cornelli baissa les yeux vers le carrelage constellé de petits aigles de faïence et resserra son étole autour d'elle, s'efforçant de masquer son malaise.

Les secrétaires ouvrirent pour eux le sombre battant, révélant une pièce spacieuse, à laquelle les murs revêtus de chaudes boiseries conféraient un côté presque intime. Derrière le bureau ouvragé, au bord incrusté d'un filet de cuivre, trônait un homme d'allure confortable, doté d'impressionnants favoris grisonnants : le préfet de Silberleut, dépositaire de l'autorité impériale sur le territoire de l'ilande.

« Excellence... », balbutia Cornelli en esquissant une révérence un peu empruntée.

Le dignitaire l'arrêta d'un mouvement de la main et se leva posément : plus grand que le laissait deviner sa silhouette rebondie, il se dressait dans son uniforme ocre, constellé de broderies et de festons dorés, avec toute l'autorité de sa fonction :

« Je vous en prie, mon enfant, asseyez-vous, déclara-t-il d'un ton paternel, c'est nous qui sommes honorés de vous recevoir. »

Prise de court, Cornelli se retourna vers son compagnon, la bouche ouverte sur une remarque muette ; ce dernier hocha la tête avec encouragement.

« Nous attendions votre venue avec impatience... poursuivit le préfet. Votre mère vous a très spécifiquement recommandée à nos bons soins.

— Je... je vous remercie, Excellence...

— Vous n'avez pas besoin de me remercier. Quelle heureuse circonstance vous amène à Silberleut ? »

La jeune fille tenta d'ignorer la boule qui lui obstruait la gorge :

« Voici environ quinze jours, j'ai été convoquée par le recteur de la guilde d'Herdeswelt. Il m'a annoncé que j'avais été personnellement sollicitée pour apporter un message à Silberleut. Mais... »

Sa voix faiblit :

« Vous... vous savez déjà tout cela », ajouta-t-elle en joignant ses mains nerveusement.

Le préfet se pencha vers elle avec une expression encourageante :

« Allons, allons mon enfant, rien de ce que vous pouvez me dire n'est superflu. Est-ce une procédure courante de la guilde, de laisser un client exiger les services d'un messagier spécifique ?

— Cela arrive, votre excellence, mais... il s'agit en général de membres confirmés, considérés comme particulièrement fiables, pas... de simples apprentis.

— Certes, mon petit. Vous avez bien agi en informant les services gouvernementaux.

— Ma mère m'a conseillée, murmura-t-elle.

— Et vous êtes fort sage de l'avoir écoutée. Edelfro Hilda Blaubrunnen est une fidèle citoyenne de notre empire.

— Oui, excellence. »

Elle sentit ses épaules s'affaisser à la pensée des figures plus grandes que nature que représentaient ses parents à ses yeux : le père qu'elle voyait rarement, monopolisé un peu plus chaque jour par les affaires de l'empire ; la mère autoritaire, maîtresse incontestée de la maisonnée, qui ne supportait aucune entorse aux règles qu'elle avait édictées.

Il lui semblait inconcevable de leur désobéir ; cependant, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine culpabilité vis-à-vis de sa guilde. La jeune fille avait théoriquement renoncé à sa citoyenneté erdane quand elle était entrée en apprentissage, deux ans plus tôt. Qu'arriverait-il si les messagiers découvraient sa trahison ?

Le préfet posa ses grandes mains rougeaudes sur le cuir doré qui tapissait la surface de son bureau :

« Je ne vous cache pas, mon enfant, que nous nous interrogeons sur la raison pour laquelle vous avez été ainsi distinguée de vos camarades. Nous savons que n'avez rien à vous reprocher, en quelque matière que ce soit, pas plus que vos parents dont la conduite a toujours été au-dessus de tout soupçon. »

Cornelli regarda le préfet sans mot dire, en se demandant comment il aurait pu en être autrement.

« Nous espérons juste qu'il ne s'agit pas d'une manœuvre pour déstabiliser votre père. Vous savez au prix de quels efforts, de quel travail acharné, il a gagné l'estime de sa hiérarchie. Il ne faudrait pas que des ennemis de notre nation puissent agir à travers vous pour le déstabiliser... C'est pourquoi nous allons avoir besoin de votre collaboration pleine et entière. »

Les yeux de son interlocuteur, bizarrement clairs dans son visage rubicond, étaient devenus froids et calculateurs. Elle lissa machinalement les plis de sa robe blanche, tentant de maîtriser le tremblement de ses mains. C'était un homme d'importance, le représentant de l'autorité impériale. Il était donc tout à fait naturel qu'il examine la situation sous un angle aussi inquisiteur...

« Cela va de soi... souffla-t-elle, troublée.

— Je n'en doute pas une seconde. Il y a justement au siège de votre guilde un messagier dont le passé est quelque peu trouble... Nous souhaiterions que vous vous rapprochiez de lui, autant que possible. Et que vous nous donniez votre avis sur ses... occupations actuelles. »

Cornelli prit une brusque inspiration : espionner quelqu'un de sa guilde, pour l'administration impériale ? Elle fut tentée de demander pour quelle raison elle devrait se livrer à cette surveillance, mais les principes qui avaient été soigneusement implantés dans son esprit l'en gardèrent.

« Je... j'essaierai, votre excellence. Puis-je vous demander de qui il s'agit ?

— Du mestre honoraire Alon Fairweather. »

Un nom Saxe. Au moins, il ne s'agissait pas d'un Calicien. Le manque de rigueur et l'exubérance de ces derniers la mettaient le plus souvent mal à l'aise. Mais quel prétexte pourrait-elle trouver pour approcher un messagier à la retraite ?

« Il a certes cessé son activité, ajouta le préfet, devançant sa question, mais il enseigne aux jeunes apprentis de Silberleut. On dit que sa porte leur est toujours ouverte...

— Bien, votre excellence. Et que devrai-je... déterminer ?

— Voyez déjà comment il est considéré... ce qu'on dit de lui... vous savez, le genre de rumeur qui peut circuler sur un vieil homme de son genre. Et quand vous vous serez rapprochée de lui, essayez de déterminer s'il adopte envers vous un comportement un peu différent de celui qu'il montre avec les autres apprentis... S'il se méfie de vous ou, au contraire, s'il semble décidé à vous prendre sous son aile. Si c'est le cas, essayez de le faire parler de son passé... »

Le sourire paternel était revenu sur le visage du préfet. La jeune blonde tenta de reprendre un peu de courage en se disant que le moindre service rendu à sa patrie valait bien de mettre un peu à mal sa fidélité à la guilde. D'ailleurs, on ne lui demandait pas de trahir les principes de sa vocation, en commettant une indiscrétion sur un message, par exemple...

« Je... j'essaierai, votre excellence.

— Bonne petite.

— Merci, votre excellence... Puis-je... vous demander une faveur ? reprit-elle avec hésitation.

— Bien entendu, mon enfant... »

— On m'a dit que mon retard à me présenter à la Guilde serait justifié... »

Son escorte et le haut fonctionnaire échangèrent un regard, mais l'hésitation du préfet fut brève :

« Il n'y a aucun souci. Je connais assez bien votre père pour qu'il semble naturel que vous soyez venu me saluer de sa part. Vous n'aurez rien à cacher, mon enfant. »

Cette excuse superficielle fit sombrer le cœur de la jeune fille. Elle était persuadée que ce prétexte ne tiendrait pas l'ombre d'un instant. Pas face à quiconque connaissait son père, en tout cas : un homme sombre et détaché, uniquement préoccupé par les affaires de l'empire. Alfons Blaubrunnen avait quelques amis, généralement caractérisés par la même retenue et la même approche intellectuelle du monde, mais elle ne pouvait imaginer une quelconque relation entre lui et le préfet aussi jovial que calculateur

L'homme se leva :

« Nous allons vous faire raccompagner, mon enfant. »

Il fit signe au fonctionnaire qui l'avait accueillie, afin qu'il la raccompagne vers le monorail. Cornelli esquissa une nouvelle révérence avant de reprendre ses effets et de se diriger vers la sortie du bureau.

***

« Je... je pense que je peux y aller seule à partir de là.

— En êtes-vous sûre, Manfrolen ? »

Cornelli hocha la tête, resserra son étole sur ses épaules et agrippa fermement son bagage. Elle leva les yeux vers la façade délavée par le temps, une sobre bâtisse dans les hauteurs de la ville, dont la pâleur initiale s'était tristement grisée. Elle nota le fronton chargé de suie et les filets dorés qui jadis encadraient les portes et les fenêtres, à présent presque effacés. Le résultat avait quelque chose de digne et de poignant.

Nombre de messagiers de tout âge et de toutes origines rentraient et sortaient sur la longue passerelle qui reliait l'immeuble à une place desservie par le monorail. Cornelli salua brièvement son escorte et se dirigea vers l'entrée, sans se retourner pour voir disparaître le wagon jaune. L'issue du bâtiment n'était pas particulièrement contrôlée ; toute personne portant une tenue de la guilde pouvait circuler librement. La jeune fille pénétra dans le hall, peinant à ne pas se faire bousculer par ses condisciples affairés. Les messagiers ne manquaient certes pas de travail, par les temps qui couraient.

La vaste pièce avait subi moins d'outrages que la partie extérieure de l'immeuble : à l'abri des fumées qui encrassaient la ville, il étincelait d'une blancheur presque aveuglante ; la frise dorée longeait le haut du mur s'était légèrement patinée, ce qui donnait une plus grande profondeur à ses délicats rinceaux. Le volume spacieux surprit la jeune fille, qui ne s'attendait guère à trouver un siège aussi luxueux qu'à Herdeswelt.

Avec un peu d'hésitation, elle s'approcha du guichet où une employée, dont le simple tabard blanc par-dessus ses vêtements jaunes montrait le statut subalterne, remplissait les tâches d'accueil. Souriante, la petite femme blonde lui tendit le registre des départs et arrivées qui était méticuleusement tenu dans chaque maison de guilde. Cornelli y inscrivit ses date et heure d'arrivée, ainsi que le nom du skif dans lequel elle avait voyagé, en espérant ne pas avoir à invoquer l'excuse préparée par le préfet.

L'acolyte, toujours joviale malgré le silence réservé de Cornelli, vérifia l'entrée ; elle marqua une pause, fronçant légèrement les sourcils. La jeune messagière sentit son cœur chuter dans sa poitrine... Il semblait que ses désirs avaient été vains.

« Manfrolen, il semble que nous ayons quelque chose à vous remettre dès votre arrivée. Une missive. »

La jeune fille inspira brusquement, les doigts crispés sur la poignée de sa sacoche : elle ne s'était pas attendue à cela.

« Savez-vous quand vous l'avez reçue ?

— Hier, en fin d'après-midi, manfrolen », répondit l'employée sans se formaliser de son ton impérieux.

Elle poussa par-dessus le comptoir une grande enveloppe de papier brun, sur laquelle une main précise avait griffonné :

« Apprentie Cornelli Blaubrunnen, Guilde des messagiers de Silberleut. »

Cornelli la prit avec hésitation de sa main libre, resta un moment immobile, embarrassée par ce courrier inattendu. Elle regarda autour d'elle, incapable de décider quoi faire, quand la voix secourable de la petite femme retentit de nouveau :

« Souhaitez-vous une cellule, Manfrolen, pour vous reposer en attendant de pouvoir rencontrer un mestre messagier ? »

La jeune fille acquiesça en la remerciant, oubliant dans son trouble la position subalterne de l'employée. L'enveloppe était étrangement pesante entre ses doigts et elle avait hâte de se débarrasser de ce fardeau trop inattendu. Même si cela impliquait d'y trouver quelque chose de plus embarrassant encore...

***

Meister Lukas Fetter, digne représentant la fédération des tabellions de Silberleut, essuya de la main quelques poussières accrochées au bronze de sa pendule de bureau.

Les aiguilles couraient sur le cadran ouvragé, dont la surface ajourée révélait le mécanisme intérieur. Elle prenait un peu de retard, ces derniers temps : il devrait penser à la faire porter chez son horloger. Il rectifia son gilet rayé sur son ventre rondelet et releva les yeux vers son visiteur, un homme mince et droit, doté d'un élégant nez busqué.

L'âge avait eu peu de prise sur le visage ciselé du visiteur. Il se tenait immobile face à la fenêtre étroite, le seul espace qui échappait à l'invasion des minutes reliées de papier brun courant tout au long des étagères murales. Avec un léger sourire au coin des lèvres, les mains jointes dans le dos de sa redingote rouge, il contemplait le ciel embrumé.

« Mon'sier Augustus ? »

Il pivota vers Fetter, haussant un sourcil à l'utilisation de la civilité calicienne, quasiment inconnue en terre erdane.

« Ils se trouvent tous les trois à Silberleut, mais ils ne sont que de passage... Pensez-vous qu'ils me contacteront malgré tout ? »

Le vieux Calicien hocha la tête avec assurance :

« Bien entendu. Ils s'y sentiront obligés, chacun d'entre eux pour une raison qui lui est propre... »

Fetter rectifia quelques piles de papier sur son bureau et redressa ses lorgnons :

« Je ne vous cacherai pas, dit-il nerveusement, que je cette affaire me trouble un peu. Si les Trois empires ou les guildes venaient à s'en inquiéter...

— Et pourquoi le feraient-ils ? répondit sereinement le dénommé Augustus. Ce n'est qu'une simple affaire d'héritage... »

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