{CHAPITRE 2}

Tapie au sol, Nuage Vif observait un jeune mulot qui, n'ayant pas remarqué son manège, continuait à grignoter ses graines. La disciple s'avança lentement en prenant garde à sa position, comme le lui avait indiqué Ecorce de Chêne. Alors qu'elle allait bondir sur sa proie, une de ses pattes noires se posa sur une brindille qui craqua sous son poids, faisant aussitôt fuir le petit rongeur. Nuage Vif laissa échapper un grognement rageur et se tourna vers son mentor.

— Ne t'inquiète pas, c'est tout à fait normal. Rares sont les disciples qui attrapent une proie dès leur première leçon ! la rassura le mâle au pelage brun et noir. 

Nuage Vif ne répondit pas, déjà concentrée sur un écureuil. La jeune disciple eut à peine le temps de bondir que le petit animal avait déjà disparu en haut d'un arbre. Ce nouvel échec lui valut un sourire encourageant d'Ecorce de Chêne.

— Je n'y arriverai jamais, maugréa t-elle, sa queue duveteuse battant rageusement l'air.

— Bien sûr que si. Tu as simplement besoin d'entraînement et d'adopter la bonne position. C'est fini pour aujourd'hui, je dois te montrer quelque chose avant de rentrer au camp. 

Tous deux s'enfoncèrent dans la forêt de chênes qui recouvrait la plupart du territoire de la Tribu du Soleil. Ils arrivèrent bientôt à sa lisière, et arrivèrent près d'un sentier sinueux et escarpé, qui grimpait dans les rochers et hauteurs d'une petite montagne. Cette dernière, appelée le Mont Sacré, surplombait les territoires des deux Tribus et son sommet était l'une des frontières qui les séparaient. Après qu'Ecorce de Chêne eut conseillé à Nuage de Vif de faire attention où elle mettait les pattes, ils s'engagèrent dans la pente.

Après quelques minutes d'escalade, Nuage Vif, essoufflée, parvint à se hisser sur la dernière roche. Elle nettoya rapidement son pelage sali par la poussière, puis contempla avec admiration la vue qui s'étendait devant leurs yeux. 

— C'est magnifique ! s'exclama t-elle, toute mauvaise humeur envolée. 

En contrebas, les arbres du terrain de chasse de leur Tribu se dressaient fièrement, contrastant avec le lac qui donnait son nom à la Tribu voisine et qui s'étendait jusqu'aux frontières du territoire de celle-ci. Contrairement aux combattants du Soleil, habitués à chasser des rongeurs et des oiseaux dans les tréfonds de la forêt, la Tribu du Lac se nourrissait essentiellement de poissons pêchés dans les eaux limpides de la vaste étendue d'eau. La prairie qui composait le reste du territoire abritait des animaux tels que des lapins, et regorgeait de plantes utiles aux soignants. 

Ecorce de Chêne s'éloigna de la corniche, bondit au sommet d'un monticule de pierres et interpella Nuage Vif, qui ne se fit pas prier pour le rejoindre. De cet endroit, la jeune disciple apercevait la base du Mont Sacré, en particulier une étrange ouverture dans la paroi. Avant qu'elle ait pu poser la question à son mentor, celui-ci déclara :

— Ce que tu distingues en contrebas s'appelle la Grotte Commune. C'est en réalité une vaste caverne qui s'enfonce dans la paroi, et à chaque pleine lune les deux Tribus s'y retrouvent pour le Rassemblement. Lorsque l'on s'aventure plus loin dans la caverne, il y a un tunnel qui mène au Gouffre du Ciel. Les soignants et leurs apprentis s'y réunissent lors des nouvelles lunes pour partager leurs songes avec nos ancêtres de la Tribu du Ciel. 

La petite femelle opina de la tête, fascinée par les nouvelles connaissances que lui apprenait son oncle. Ils restèrent un moment silencieux, leurs yeux se promenant sur le superbe paysage, jusqu'à ce que les rayons du soleil couchant se reflètent sur le lac. Nuage Vif quitta à regret ce lieu débordant de charme, après qu'Ecorce de Chêne lui eut promis qu'ils y retourneraient d'ici peu. 

Ils conversèrent joyeusement sur le chemin du retour, Ecorce de Chêne s'amusant de l'intérêt prononcé que montrait sa disciple face à tout ce qu'elle voyait. Ils se faufilèrent dans le passage qui marquait l'entrée principale du camp. Celui-ci était construit sur une base très simple mais restait difficile d'accès : une barrière de ronces entourant une clairière assez large pour abriter de multiples tanières. Le grand chêne prenait racine au centre et était utilisé par Etoile Lumineuse et tous les chefs qui l'avaient précédé pour les annonces importantes et les baptêmes. 

Nuage Vif salua son mentor et se dirigea à grand pas vers le tas de gibier. Elle s'empara d'un petit moineau pour son propre repas et d'une grive avec l'intention de l'apporter à Perle de Neige, le seul vétéran de la Tribu. Lorsqu'il la remercia chaleureusement, la petite femelle fut prise de compassion pour l'ancien combattant qui devait se sentir bien seul. Elle espérait qu'il aurait bientôt de la compagnie, sûrement Souffle du Vent, son grand-père, qui se plaignait régulièrement de douleurs dans les pattes quand il chassait.

La disciple se dirigea ensuite vers un coin ombragé du camp, où ses parents partageaient un robuste écureuil. Elle s'assit auprès d'eux, et après avoir avalé son oiseau, raconta en détails son aventure de la journée. Œil de Saphir et Belle Aurore l'écoutèrent avec attention, ne manquant pas d'inclure des sourires impressionnés et admiratifs pendant le discours de leur fille. Une fois qu'elle eut achevé son récit, Nuage Vif s'étira et bailla allégrement. 

— Je vais aller dormir, dit-elle, Ecorce de Chêne a prévu de m'apprendre quelques techniques de combat demain et je veux être au mieux de ma forme. 

— Dors bien, mon petit campagnol, répondit son père en la léchant affectueusement entre les oreilles. 

Belle Aurore fit de même, non sans jeter un regard insistant mêlé de déception à son compagnon. Nuage Vif en fut quelque peu étonnée, mais elle s'éloigna sans un mot, trop fatiguée pour y réfléchir. Elle pénétra dans la tanière des disciples, où somnolait Nuage de Lune, une femelle au pelage gris cendré connue pour sa timidité. Nuage Vif s'aménagea rapidement un nid de mousse et s'y coucha en souriant. Rien n'aurait pu gâcher son bonheur, pas même l'étrange comportement de ses parents...  

***

— Elle sert à réparer les os si on broie sa racine pour en faire un cataplasme, se murmurait Nuage d'Eclat en boucle.

Concentré sur la plante aux feuilles rêches et larges à laquelle étaient suspendues de petites grappes de fleurs, le petit mâle aux pattes blanches s'efforçait de retenir les propriétés et l'aspect de la consoude, si bien qu'il n'entendit pas l'appel de son mentor, qui fut forcé de répéter. 

— Nuage d'Eclat ! s'exclama t-il, faisant sursauter le concerné. 

— Oui, Oreilles Sombres ? répondit le jeune mâle avec empressement. 

Le soignant aux poils gris soupira, et s'assit devant son disciple, le forçant à se détourner de la plante posée devant lui. 

— Tu travailles trop, commença Oreilles Sombres. Tu n'es disciple que depuis hier soir et tu es déjà épuisé ! Je t'ai enseigné deux ou trois remèdes avant la nuit car tu as lourdement insisté, et te voilà déjà à en apprendre de nouveaux ! Je sais que tu n'as pas dormi...  

— Si, le coupa Nuage d'Eclat, mais la lueur de fatigue qui brillait dans ses yeux bleu clair prouvait le contraire. 

— Ne me mens pas, grogna son mentor. Être soignant n'a pas seulement pour but d'apprendre des dizaines de noms et propriétés par cœur. Tu dois aussi savoir être bienveillant, et attentif à tes camarades. Ce n'est pas en restant enfermé ici que tu le deviendras. Pour commencer, tu vas venir avec moi cueillir quelques remèdes, ce qui te permettra de mettre en pratique ce que tu as appris. 

Nuage d'Eclat hocha la tête, et tandis qu'ils se dirigeaient vers la sortie du camp, il réfléchit aux paroles de son mentor. La bienveillance et l'attention envers les membres de la Tribu...  Comment pouvait-il en posséder, n'en ayant jamais reçu lui-même ? Peu importe, il était déterminé à apprendre, et avait hâte de prouver à sa mère qu'il n'était pas qu'un chaton inutile et ennuyant. Oreilles Sombres, qui cheminait à ses côtes, ressentit sa détermination et lui adressa un sourire encourageant, tout en lui intimant silencieusement de ne pas se surmener. 

Les deux compagnons arrivèrent bientôt près du Lac Scintillant, situé non loin de leur camp dissimulé dans une combe de sable. À gauche de la position, le majestueux Mont Sacré pointait dans le ciel et à leur droite, un peu plus loin après le lac, se distinguait un village de Bipèdes. C'est dans cette direction qu'Oreilles Sombres entraîna Nuage d'Eclat. Un peu plus loin, le soignant s'aventura au bord de l'eau, là où celle-ci restait très peu profonde. Le disciple le suivit prudemment, et frissonna au contact inhabituel du liquide glacé qui arrivait à mi-hauteur de ses pattes. Oreilles Sombres lui désigna des petites fleurs rose clair qui dépassaient à la surface. 

— C'est de la menthe aquatique, expliqua le mâle gris. Sa pulpe est très utile contre les maux de ventre, et je n'en ai plus en réserve. Aide-moi à en cueillir. 

Nuage d'Eclat s'exécuta et imita son mentor en arrachant délicatement les tiges vertes des fleurs. Une fois qu'ils en eurent réunies une dizaine, ils s'éloignèrent de l'eau. Le soignant déposa son fardeau à l'abri et ordonna à son disciple de rester sur place tandis qu'il irait chercher des plantes un peu plus loin. Le jeune mâle s'étendit avec soulagement dans l'herbe fraiche, l'odeur agréablement piquante de la menthe lui chatouillant le museau. Il se retourna sur le dos et contempla le ciel bleu et nuageux en faisant le vide dans ses pensées. 

Cet instant relaxant fut interrompu par un léger bruissement, et Nuage d'Eclat se remit aussitôt sur pattes. Ce n'était probablement pas Oreilles Sombres, parti il y a peu, et la prochaine patrouille ne partirait qu'au coucher du soleil. Peut-être étaient-ce des chasseurs ? Nuage d'Eclat regarda autour de lui, mais aucun groupe de combattants n'était visible à l'horizon. Les rayons du soleil aveuglaient le jeune chat, mais il distingua une forme blanche à quelques queues de renard. Il plissa les yeux, et reconnut aussitôt la silhouette de sa mère. Sa gorge se seera. Pourquoi Louve Blanche se dirigeait-elle vers la ville des Bipèdes ? 

***

Kitty somnolait sur son fauteuil favori, celui en cuir rouge, et qui était encore plus confortable que son panier. En vérité, elle était incapable de trouver le sommeil depuis les évènements de la veille et restait plongée dans ses pensées. La petite chatte s'était dépêchée de rejoindre la maison d'Hélène avant Vanille, pour que celle-ci ne se doute de rien ; mais la femelle crème lisait en elle comme dans un livre ouvert et avait tout de suite compris que quelque chose n'allait pas. Pourtant, Vanille était loin de se douter que sa petite protégée avait surpris sa conversation avec Louve Blanche... 

La chatonne soupira. Vanille lui avait raconté qu'elle avait été séparée de sa mère quand Hélène l'avait adoptée. Apprendre qu'elle avait été en réalité abandonnée lui avait brisé le cœur, et le mensonge de Vanille n'arrangeait pas les choses. Alors, quand cette dernière s'approcha de la jeune chatte pour lui demander - une énième fois - ce qui la mettait dans cet état, Kitty se leva avec la ferme intention de l'ignorer. 

— Kitty ! S'il te plaît... 

— Laisse-moi tranquille, grogna la femelle blanche. 

-Tu sais que tu peux tout me dire, murmura Vanille en posant ses grands yeux ambrés sur elle. Je serai toujours là pour toi, Kitty. 

Quand elle entendit ces paroles, Kitty ne put se retenir un instant de plus et cria :

— Menteuse ! Je t'ai vue, hier soir, dans la forêt. Tu parlais à ma mère ! 

Les yeux de Vanille passèrent de la tendresse à la surprise, et elle eut un mouvement de recul. 

— Je peux tout t'expliquer...  Louve Blanche et moi sommes amies depuis longtemps et le jour où elle est arrivée ici, avec deux chatons dans la gueule, et qu'elle m'a priée de m'occuper de toi, je n'ai pas pu refuser. 

— Pourquoi m'avoir menti tout ce temps ? 

— Louve Blanche ne voulait pas que tu découvres tes origines. Elle vit dans une Tribu de chats sauvages, dans la forêt. Tu as déjà du en entendre parler, beaucoup de rumeurs circulent à leur sujet. 

Un élan de peur traversa la jeune femelle, qui chassa toute la rancune qu'elle ressentait envers Vanille. Le jeu préféré de Lucky était de lui conter des histoires effrayantes qui avaient de nombreuses fois hanté son sommeil. La plupart d'entre elles décrivaient ces étranges chats résidant dans la forêt et ses alentours, qui seraient cannibales et qui tortureraient tous ceux osant s'aventurer sur leurs précieux terrains de chasse. Kitty frémit d'horreur rien qu'à l'idée que sa mère fasse partie de ces horribles meutes. 

— Je ne veux pas qu'elle m'emmène avec elle ! cria t-elle. Je veux rester avec toi...

La chatonne aux pattes crèmes se blottit contre Vanille qui lui rendit son étreinte avec tendresse. 

— Je le sais...  murmura la femelle plus âgée. C'est pour ça que tu dois te cacher, sinon Louve Blanche te prendra de force. 

— Me cacher ? répéta Kitty, abasourdie. 

— Ecoute-moi, Kitty, reprit gravement Vanille. Je vais te confier à deux amis qui s'occuperont de toi pendant un moment. C'est le seul moyen, insista t-elle face à la mine apeurée de sa protégée. 

Un peu plus tard, les deux femelles s'engageaient sur un petit sentier non loin de la ville. Vanille avait entraîné Kitty hors du nid d'Hélène en lui promettant qu'elle viendrait la chercher très vite. La chatonne avait fini par la suivre, trop effrayée à l'idée d'être dévorée par les camarades de sa mère. 

Le soleil n'allait pas tarder à se coucher quand une vieille cabane , qui semblait pouvoir s'effondrer à tout moment, apparut devant elles. Vanille y pénétra avec détermination, suivie de Kitty, plus craintive. Toutes deux s'habituèrent rapidement à la faible luminosité qui régnait à l'intérieur, et la chatonne faillit s'évanouir de frayeur lorsqu'une silhouette féline bondit devant eux. 

— Qui êtes-vous ? tonna une voix grave et puissante qui résonna dans la petite pièce. 

— Du calme, Eddy, ce n'est que moi, rétorqua Vanille en s'avançant dans une des flaques de lumière formées par les rayons orangés du soleil qui filtraient par la fenêtre brisée. 

— Vanille ? Oui, c'est bien toi ! Cela fait longtemps que tu ne m'as pas rendu visite, déclara le dénommé Eddy.  

C'était un chat assez maigre, au pelage roux et emmêlé. Ses yeux bleus étaient ternes et délavés. Il faisait peine à voir, et Kitty recula vers l'entrée de la cabane. Elle poussa un petit cri lorsque le mâle roux bondit à nouveau pour se retrouver à ses côtés. Tapie sur le sol poussiéreux, tremblante d'effroi, elle laissa Eddy lui tourner curieusement autour. 

— Je te présente Kitty. Dis-moi, Eddy...  Te souviens-tu de la dette que tu as envers moi ? déclara Vanille d'une voix insistante. 

— Ou...  Oui, bien sûr...  marmonna l'interessé, qui ne semblait guère ravi. 

— Très bien. Alors tu ne vois pas d'inconvénient à t'occuper de Kitty quelques jours ? 

Eddy voulut protester, mais le regard noir que lui lança le femelle crème le dissuada de le faire et il accepta à contrecœur. Vanille lécha tendrement la tête de Kitty et sortit de la cabane sans se retourner. 

— Vanille ! cria la chatonne. 

Seul le vide lui répondit, et Kitty se retrouva seule avec un inconnu qui n'était pas plus ravi qu'elle de sa présence. 

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