Partie 9
Je cours le plus rapidement possible jusqu'au balcon le plus proche, ainsi je pourrai regagner le toit et rejoindre mon chef. Mais je m'arrête brutalement dans ma course : le regard attiré vers l'embrasure d'une porte. À pas de loup, je pousse le battant et trouve Arquen dans un bureau, dépouillant les enveloppes d'un secrétaire :
— Binou ! s'exclame-t-il sans craindre de se faire entendre, où étais-tu ? Tu peux me dire pourquoi tu es trempé ?
Ah oui... La fontaine.
— Peu importe, ajoute-t-il, de mon côté, j'ai récolté des informations fort intéressantes. Savais-tu que notre cher Leüca entretient des liaisons avec le Conseil d'Arminassë ?
— Les astres de la reine Luinil ? Mais il soutient la guerre, pourtant.
— Exact. Mais nous parlons d'un elfe, pas d'un humain à la loyauté sans faille. Il essaie de manipuler la noblesse astrale et les pousser à prendre de mauvaises décisions stratégiques.
— Et en quoi est-ce si compromettant ?
— Il encourage les armées de Luinil à éliminer celles du « Roi en Blanc. »
— Oui, eh bien, d'après ses dernières décisions, il tient à éradiquer tous les Fëalocen avec le soutien des autres aristocrates d'Elendor.
Arquen lâche ses lettres, les yeux écarquillés :
— Pardon ?
— Vous m'avez parfaitement entendu. Et ils veulent agir pendant le Solstice. Autant vous dire que cela sera extrêmement compliqué de discerner qui sera un potentiel assassin pour notre maître et sa chère famille.
L'hybride bascule sa tête en arrière et lâche un long soupir de lassitude : il a du travail sur la planche. Il range minutieusement les documents révélateurs dans un tiroir et ouvre la fenêtre :
— Nous ferions mieux de rentrer, conclut-il.
C'est en vitesse que je renfile mon uniforme. Le matin s'est déjà levé aux Falaises Sanglantes et je suis terriblement en retard pour mes services. Dame Lina va se transformer en véritable dragon !
Dans le vestiaire des espions, Arquen ne s'arrête pas de pester : il va devoir annoncer son rapport au prince.
— Je me demande bien ce que je fais encore ici ! Entouré de ces dégénérés aux oreilles pointues !
Quelques espions se retournent hostilement dans sa direction sans pouvoir émettre la simple objection.
— Au lieu de cela, continue-t-il en fulminant, je devrais être à Arminassë ! Là-bas, au moins, il n'y a pas de complots à vous retourner la cervelle ! Là-bas au moins y a des femmes qui...
— Arrêtez un peu de vous plaindre, le coupé-je, c'est extrêmement fatiguant. Non seulement vous n'êtes pas un misérable esclave, payé une misère mais en plus vous êtes le favori de la princesse Selnar.
Il me fustige du regard, prêt à m'envoyer la plus belle rouste qu'il n'a jamais donné.
— Repars immédiatement dans les cuisines, stupide gnome !
Très bien, monsieur le demi-dieu est énervé. Je le laisse à sa colère passagère et remonte vers les couloirs des domestiques. Arquen doit souffrir du mal du pays...
L'odeur du petit-déjeuner me parvient agréablement aux narines, malheureusement, je n'ai pas le temps de m'attarder. Le cuisinier chauve m'a laissé le plateau de mon maître et c'est avec nonchalance que je me rends dans son immense bureau qui empeste le luxe. Bon, j'avoue que ça me plairait bien d'avoir une pareille pièce.
Je toque discrètement et alors que j'allais entrer, la poignée se tourne d'elle-même et la porte s'ouvre sur le visage d'une petite fille. Je suis bougrement étonné ; que fait elle ici ? Ses longs cheveux châtains tombent en cascade sur ses frêles épaules recouvertes d'une petite robe serrée à la taille dont le tissu virevolte autour d'elle. De grands rubans mauves habillent sa tenue rose pâle.
Elle sautille de joie en me regardant et m'attrape le plateau des mains pour le déposer sous le nez de Morgal, ce dernier réglant apparemment des affaires administratives.
— Il est trop mimi votre gnome, lui dit-elle sans lui faire relever son regard, il s'appelle comment ?
— Binou. Tu peux me laisser, Narlera ?
Elle s'assoit effrontément sur le bureau en balançant ses petites jambes dans le vide :
— Je l'aime bien, Binou. Il a l'air gentil...
C'est qui cette gamine ? Elle commence sérieusement à m'agacer. Et pourquoi diable Morgal ne la renvoie pas ?
— Vous voulez bien me raconter une histoire ? lui demande-t-elle en entortillant une mèche de ses longs cheveux.
— Je suis occupé, Narlera.
— S'il vous plaiiiit...
Le prince lâche sa plume et passe une main dans ses cheveux :
— Bon, ça ira pour cette fois.
Quoi ?! Je crois avoir mal entendu. Morgal va faire ça ? Il ne veut pas se transformer en nourrice non plus ?
— Super ! s'exclame Narlera, je pars prévenir mes amis !
Elle disparait par la lourde porte, me laissant seul avec mon maître :
— Heu... Qui est-ce ?
— Narlera.
— C'est votre fille ?
Il me regarde avec des soucoupes dans les yeux.
— Et peux-tu m'expliquer comment elle serait ma fille ?
— Désolé Majesté, j'oubliais votre dégénérescence...
Je n'ai pas le temps de finir : mon bras me brûle atrocement au niveau de ma marque. Une forte fièvre remonte jusqu'à mon front et me donne envie de me fracasser la tête contre le mur.
Finalement, la douleur disparait comme elle était venue. C'est la première fois que Morgal utilise son emprise magique sur moi. C'est qu'il est diablement susceptible le bougre !
— Narlera est la fille d'un ami décédé, ajoute-t-il tout simplement comme si de rien n'était, il a été massacré par des ours de guerre avec sa femme durant une bataille. Narlera est ma filleule donc elle est devenue ma pupille, si tu vois.
— Ah... Elle vous marche complètement sur les pieds en tout cas !
— Il ne va jamais s'arrêter de parler, ce gnome ? murmure-t-il.
Avant de pouvoir répliquer, une dizaine de gamins déboulent bruyamment dans la pièce et s'assoient sur le tapis, devant le bureau. Morgal soupire et tire sa chaise, de manière à être en face d'eux. Ah, mais je vais me joindre aux enfants, ça va être très amusant. J'ai hâte d'entendre l'un des plus redoutable guerrier de la dimension raconter une histoire à des mioches.
Je m'installe donc avec eux, lançant un regard sur les tenues colorées des gosses : les garçons portent des tuniques en velours alors que les filles sont habillées comme de véritables poupées avec des voiles et de la mousseline qui se perdent sur les motifs du tapis. Narlera court fermer les lourds rideaux afin de donner une ambiance plus mystérieuse. Seules les bougies éclairent la salle et tous les enfants sont suspendus aux lèvres de leur oncle. Apparemment, ce n'est pas la première fois qu'il s'adonne à ce loisir. Après éventrer ses ennemis, quoi de mieux que raconter une histoire à des enfants ? Ce prince est vraiment le mélange de tous les paradoxes !
D'où lui vient ce goût pour les enfants ? Je me le demande bien...
— Bon, commence-t-il, le premier qui m'interrompt par des questions débiles, je l'envoie dans la gamelle d'Alacamor ! C'est clair ?
Tous hochent la tête. Bah ouai faut pas pousser non plus ! Je suis curieux de savoir qui est Alacamor... Peut-être son chien de compagnie ?
— Alors ; cette histoire a lieu dans les lointaines montagnes de Gordidrogkt. Là-bas vivait un nain du nom de Gax. Gax n'était qu'un pauvre minier. Il travaillait le jour et la nuit, n'ayant même pas le temps pour se poser et boire une bière...
Il n'aurait pas pu trouver mieux qu'un nain ? J'ai en horreur cette race ! En tout cas je dois bien avouer qu'il captive drôlement bien son public.
— Un jour, continue-t-il, Gax trouva un énorme diamant. Il était si gros et était si étincelant qu'il ne put se décider à le donner à ses supérieurs. C'était très grave ; s'il se faisait prendre, il risquait de se faire pendre par les pieds jusqu'à ce que le sang gagne le cerveau.
Je me disais que ça manquait un peu d'éléments glauques...
— Il le cacha donc dans son épaisse barbe et rentra furtivement chez lui. Là, il contempla sa trouvaille, ne se lassant jamais d'une telle merveille. Il hésita à le revendre : il deviendrait indubitablement riche mais il ne put s'y résoudre. Car déjà, le diamant l'avait ensorcelé par sa beauté. Le nain perdit alors toute notion du temps et de la raison. Seul le diamant importait. Il s'enfuit des montagnes, abandonnant son peuple et ses racines... Après avoir erré pendant des années, la folie ayant eu raison de lui, il rencontra une sorcière.
Pourquoi m'attendais-je à un joli conte de fées ?
— Elle voulut s'emparer du diamant mais Gax ne se laissa pas faire et arracha le cœur de la sorcière pour prendre ses pouvoirs.
Bah tiens !
— Devenu très puissant, Gax leva une armée de morts pour envahir toute la dimension. Tous ceux qu'il tuait rejoignaient ses légions. Ainsi sema-t-il le chaos sur ces terres, faisant couler le sang et les larmes ! La terre se fractura sous le poids des batailles et d'énormes geysers de laves se répandirent dans les campagnes et les villes, brûlant toute vie ! Seul vainqueur, Gax se sacra roi et plongea les peuples dans l'esclavage. Tous les ans, il récoltait des enfants et les sacrifiait pour boire leur sang et collectionner leurs organes.
Cette histoire commençait si gentiment... Mais en tout cas, les enfants n'en ratent pas une miette. Normal qu'ils deviennent fêlés avec des histoires pareilles !
— Mais Gax oublia que le courage n'avait pas abandonné de courageux chevaliers qui se rendirent dans son palais pour délivrer la terre de ce sorcier. Fou de rage, il leur livra bataille mais dans le combat, le diamant tomba et se brisa en mille cristaux. Alors, perdant toute sa magie, il se retrouva livré à la justice des hommes. Il pleura et jura qu'il était innocent, victime de la malice du diamant. Mais il ne fut pas jugé digne de recevoir la mort, et on le laissa errer dans le désert. Au bout d'un certain temps, à force de marcher et de pleurer, sa peau s'effrita, ses os se disloquèrent et son âme damnée continua le chemin, à travers les sentiers du désespoir et de la mort....
On entendrait une mouche voler...
Les têtes des enfants sont à hurler de rire ! Ils sont aussi captivés qu'effrayés et ressemblent à un tas de carpes échouées sur le rivage. Finalement, une petite fille de cinq ans brise le silence :
— Et y a pas de princesse ?
— Heu... Non, pas de princesse.
Morgal lui envoie son sourire le plus ironique. Je crois qu'il se retient de rire. Faut dire que son histoire n'était pas vraiment adaptée, mais venant du personnage...
— Et pourquoi Gax mange-t-il des enfants, oncle Morgal ? demande un autre mioche.
— Parce que ces enfants parlaient sans cesse et surtout posaient des questions inutiles !
Silence.
— Bien ! conclut-il en claquant des mains, je suis sûre que vos jouets vous attendent. Déguerpissez, que je puisse travailler.
Tous se lèvent d'un bond et courent disparaitre derrière la porte. Je reste seul, assis sur le tapis.
— Jolie histoire ! félicité-je, je ne pensais pas que vous aviez ce talent.
Il se carre confortablement dans son fauteuil et ajoute :
— Tu sais Binou, je trouve les enfants parfois bien plus intéressants que les adultes. Ils ne sont pas hypocrites et débordent d'idées d'une étonnante pureté.
— Bah voilà ! Il ne vous reste plus qu'à en avoir !
— Ce n'est pas prévu dans mes projets.
— Et sinon vous voulez vraiment rester puceau toute votre vie ?
Il se redresse vivement, piqué au vif :
— Et moi je t'en pose des questions sur ta vie privée !? Je te demande si t'as l'intention de conclure avec la gnome qui a l'apparence d'une trainée ? Hein ? Non !
Lui aussi est énervé maintenant. C'est vrai qu'aucun gnome ne se serait permis de dire une chose pareille. Mais bon... Après tout, c'est mon caractère ! Et puis je ne suis pas amoureux de Püpe. J'espère qu'il n'a pas eu une vision prémonitoire compromettante de moi...
Tiens voilà l'hybride qui fait son apparition. Il se plante devant Morgal et lui tend sèchement son rapport.
— Tu ferais mieux de le lire, lui conseille-t-il, Leüca se révèle être une menace beaucoup plus importante que nous le pensions...
Morgal lui jette un bref regard puis feuillette rapidement le dossier :
— Un assassinat collectif ? dit-il en relevant ma tête, semblant juste agacé.
— Pour affaiblir pour de bon ta famille.
— J'y conçois, oui. Il va falloir doubler discrètement la garde et se tenir prêt.
— Devons-nous alarmer ton père ?
— Non, c'est inutile. Cela ne ferait que l'angoisser pour rien et les coupables pourraient changer leurs plans. Je me demande juste pourquoi Leüca nous en veut tant.
— Parce qu'il veut Selnar, certifié-je.
Morgal et Arquen se regardent et éclatent de rire.
Ils n'ont pas l'air de se faire du souci pour leur place auprès de la belle rousse. Pas étonnant aussi...
— Je veux être là quand ce couillon se prendra le plus beau râteau de sa vie ! ajoute l'hybride sans s'arrêter de s'esclaffer.
— Un peu comme toi avec la reine Luinil ! renchérit le prince sur le même ton.
Arquen tire une tête écarlate en direction de l'elfe : je crois que ce n'était pas le jour pour le chatouiller sur ce genre de sujets. Les femmes astres ont tellement l'air de lui manquer !
— Reparle encore une fois de ma reine et je te fais manger tes oreilles tordues !
Morgal lui lance un petit sourire mauvais avant d'étendre ses jambes sur le bureau :
— Tu sais, Arquen, le cœur et le cerveau sont deux organes. Mais l'un ne peut pas fonctionner en accord avec le second. Tu me suis ?
— Absolument pas.
— Autrement dit, ton cerveau s'arrête au moment même où tu tombes amoureux. Et étant donné que la Reine Vierge tient à garder son joli surnom encore un bon bout de temps, je crois que ça ne vaut pas la peine de soupirer après elle.
— Tu ne l'as jamais vue, Morgal, ronchonne-t-il en se servant dans le petit-déjeuner que j'avais apporté, une telle femme te ferais perdre toute notion du temps et de la réalité !
— Tiens ! interviens-je, comme le diamant avec Gax.
Mon maître hausse un sourcil dans ma direction :
— Tu as tout compris Binou.
Hoho, je vais me replonger dans ce si charmant conte : je suis certain d'y trouver des informations cachées.
— Bon, soupire Arquen, je parlerai bien de la reine d'Arminassë pendant des heures mais nous devons régler le problème de Leüca.
— Je t'en charge. J'ai d'autres soucis à régler.
— Ah oui ?
— Cela ne te regarde pas. Apporte-moi une liste des coupables.
Il hausse les épaules et se dirige vers la porte avant de se retourner vers son supérieur :
— Ah, j'oubliais, la marquise Emerwen et la duchesse Sairina veulent te voir.
— Hein ? En même temps ?!
Arquen ricane devant la mine déconfite de son ami :
— Non, toutes les deux pensent qu'elles sont la seule à être courtisée par le prince des Falaises Sanglantes. Évitez de vous réunir dans la même pièce, ça pourrait être explosif !
— J'ai fait face à pire... Je ne me doutais pas que le détroit du Vasar devait se payer à un prix aussi... incommodant.
— À séduire toutes les petites princesses, il n'y a rien d'étonnant qu'elles te collent aux semelles. Ah, Morgal ! Le trouble cœur de toutes ses dames ! Tous les moyens ne sont-ils pas bons pour s'enrichir, gagner des terres et du pouvoir ? Et dire que tu ne profites même pas des dévotions de toutes ses jolies filles.
Il roule des yeux, agacé par les propos du demi-dieu.
— Ça me fait un point commun avec ta pimbêche couronnée !
— Oui mais contrairement à toi, Luinil finira par baiser, et ce sera avec moi !
Sur ce, Arquen disparait à grand pas du salon. Au moins, il a de l'espoir. Mais d'après ce que j'ai compris, la reine astre est aussi frigide que l'autre psychopathe... Bon, tout cela est fort divertissant mais j'ai des obligations à tenir.
Je saisis le plateau et me dirige vers la porte dérobée. Avant de me retirer, je jette un regard sur l'elfe : il observe le lourd tableau où il est représenté avec son frère. Je jurerais qu'il est pris de mélancolie.
Je me demande si mon maître tient un journal intime... si c'est le cas, j'aimerais bien y jeter un coup d'œil.
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