Partie 8 (2)

Je remonte donc les escaliers, la tête prise dans mes réflexions. Alors que j'arrive silencieusement à ma chambre, j'aperçois Arquen qui m'attend sur le seuil, sa haute silhouette forcée de se courber pour tenir dans l'embrasure de la porte :

— Ce n'est pas trop tôt, Binou ! s'exclame-t-il en réveillant les chambres adjacentes, tu peux me dire ce que tu faisais ?

Je me dandine d'un pied à l'autre :

— Je venais faire un rapport à Morgal...

— Je te rappelle que je suis sensé faire de toi un espion aguerri, murmure-t-il pour que je sois le seul à l'entendre, déjà que ce n'était pas gagné...

— Pourquoi vous obstinez-vous tant ? demandé-je innocemment en le suivant vers les caves.

— C'est à cause du taré aux oreilles pointues, grommèle-t-il, à cause de ses visions hypothétiques.

— Vous êtes au courant pour son pouvoir de médium ?

— Je suis le chef de l'escadron d'espionnage, Binou, rien ne m'échappe... Enfin, presque.

Je trottine derrière lui, curieux de savoir ce qui m'a préparé pour mon entrainement. Il va encore falloir replonger dans ce caveau obscur pour se faire railler par les espions elfes.

— Cette nuit, annonce-t-il, on part sur le terrain, toi et moi.

— Quelle est notre cible ?

— Un certain Leüca... Soupçonné de croiser un peu trop souvent le chemin de notre cher maître.

— Il faut le tuer ?

— Le tuer ? Non. C'est un baron de Marturïn en Elendor. En fait je crois que Morgal tient seulement à connaitre certaines informations sur lui pour le faire chanter.

— Bien évidemment... Mais il nous reste que six heures avant que le jour ne se lève.

— Il faut agir vite. Tiens attrape ça et enfile-le.

Nous sommes arrivés dans le « caveau d'entrainement » et après être rentré dans des vestiaires, il me tend une tenue noire d'assassin. Ça y est, je ne me sens plus ! Je vais avoir vachement la classe avec ça ! Je pourrai me faufiler partout comme une ombre, un poignard affuté à la main !

Je m'habille en vitesse et me regarde fièrement dans une glace qui pendait sur la boiserie. J'ai de la chance que ce soit à ma taille.

Arquen me regarde avec les sourcils haussés : je crois que j'ai vraiment l'air d'un gamin qui découvre un nouveau jouet. Enfin, bon...

Il me fait signe de le suivre et nous empruntons des souterrains secrets. De temps à autres, nous croisons des espions, revenant de leur poste. J'ignore leur regard amusé et talonne mon chef, excité par cette nouvelle mission. Ça va être bigrement amusant !

Enfin, nous sortons du palais, débouchant à même la falaise. À des centaines de mètres plus bas, les vagues se fracassent violemment contre les écueils, emplissant l'air d'un effluve salé.

Nous longeons donc un étroit chemins à flanc de falaise jusqu'à atteindre une vaste grotte.

— Où es-tu ma belle ? lance Arquen dans la cavité.

Sa belle en question sort le bout de son museau de la pénombre. Un nuage de fumée en jaillit, parvenant jusqu'à nous. Puis, elle s'extirpe dans un cliquetis de chaines, dévoilant de longues ailes et un long cou recouvert d'une carapace impénétrable.

Je déglutis : c'est bien la première fois que je croise des dragons. Ce n'est pas étonnant aux Falaises Sanglantes puisque les Fëalocen partent toujours en guerre sur le dos de ces effroyables montures. Tu m'étonnes qu'ils en sortent victorieux. Ces créatures sont presqu'immortelles ! La famille d'Elaglar en fait des élevages dans les montagnes mais l'attribution de dragon de combat aux soldats se fait de manière très particulière et rien n'est choisi au hasard.

Le dragon est désormais devant nous, nous surplombant de ses plusieurs mètres. Même dans l'obscurité je parviens à déceler sa couleur d'écailles : elle est violette. Comme les yeux d'Arquen d'ailleurs.

Mon chef enfourche la bête déjà sellée et me tend la main pour que je grimpe à mon tour. Après maintes tentatives réduites à l'échec, je parviens à l'attraper et me hisse derrière lui, m'accrochant à ses côtés.

Il scande un ordre dans une langue étrange et en trois battements d'ailes, le dragon se propulse dans le vide. Je pousse un cri à en déchirer les tympans de mon pauvre coéquipier. Je crois que je vais lui vomir dessus. Heureusement, notre monture se stabilise dans les airs. Je détache mon regard du dos d'Arquen et observe le paysage qui s'offre à nous : éclairées par la lumière de la lune, les vagues noires scintillent de mille feux. Je me blottis contre le demi-dieu, les membres glacés par la bise.

Le dragon file à tout allure dans les nuages, se dirigeant vers une destination qui m'est inconnue. Au bout de plusieurs heures, il se pose enfin sur une plateforme, repliant ses ailes à l'atterrissage.

Mon chef descend prestement et m'attrape sous les aisselles, comme si j'étais un enfant empoté, pour me déposer à terre.

Laissant notre monture, nous nous engageons dans une forêt.

— Où sommes-nous ? chuchoté-je.

— Quelques centaines de kilomètres plus au Sud, me répond-il avec le même ton, nous devrions rencontrer notre cher Leüca.

— Pourquoi n'est-il pas au solstice avec le reste de la noblesse ?

— Il s'y rend dès demain. Il a annoncé son retard mais Morgal tient bien à savoir ce qui le retient.

Je hoche la tête, évitant les racines et les troncs d'arbre qui bloquent mon chemin. Pourtant, j'entrevois des lumières, au travers des branches.

— Fais attention aux gardes, me chuchote Arquen en s'avançant toujours aussi furtivement, leurs bêtes sont ensorcelées et seraient capables de t'arracher la tête en un coup de mâchoire.

— Ah... Nous sommes dans une propriété privée ?

— Exactement...

Il soulève une branche trop basse pour passer et ajoute :

— Les dépendances de luxe comme celle-ci sont entourées de champs magnétiques et magiques puissants. Ce ne sera pas aisé de passer. Mais l'avantage, c'est qu'il y a toujours une foule de convives qui brouillera notre piste.

On continue notre avancée dans la forêt épaisse et je perçois désormais les échos d'une fête : des rires et de la musique résonnent mélodieusement sur les troncs âgés des arbres. Une percée me permet de visualiser les lieux : dans une vaste clairière garnie d'une pelouse à la coupe parfaite, je distingue les silhouettes bariolées des invités, éclairées par la multitude de cierges et foyers. Ils gravitent d'un banquet à un groupe, leurs voix joyeuses emplissant cette atmosphère féérique. Des escaliers en bois de peuplier, taillés sur les larges troncs, s'élancent vers la bâtisse suspendue : conçue avec les branches même des arbres millénaires grâce à des enchantements, la maison surplombe la clairière resplendissant de mille feux.

Je suis scotché : avec l'élégance de la carpe sur le rivage, je contemple cet exploit architectural extrêmement complexe. Je me demande bien combien de pièces il peut s'y trouver. Cinquante ? Soixante ? Cent ? C'est immense, tel un navire volant qui se serait emmêlé dans les ramures possessives de la forêt.

Arquen ne prend pas autant de temps à s'ébahir, apparemment : il agrippe les premières branches d'un arbre et monte aussi rapidement qu'une panthère, sa tenue d'assassin le rendant bientôt invisible. Bon... Je n'ai pas assez de force pour me hisser. Il faudrait peut-être mieux que je reste là... En plus, j'ai le vertige !

Et puis je me rappelle que si je ne parviens pas à devenir un espion digne de ce nom, Morgal décidera sûrement d'expérimenter encore son déficit mental sur moi. Donc, je me mets à suivre l'hybride. Je n'ai qu'une peur, c'est que les branches cèdent sous mon poids... Heureusement, elles sont larges et me permettent de prendre un appui assez stable. Mais l'escalade est rude et je manque plus d'une fois de me briser la nuque en tombant.

Bientôt, nous nous élevons au-dessus de la bâtisse sylvestre et Arquen saute souplement sur le toit. Je l'y rejoins en m'écrasant sur une surface lisse. Aïe : c'est une vitre transparente. Elle s'est légèrement fissurée sous l'impact de ma chute. En-dessous, j'aperçois des invités, discutant autour d'une fontaine. Heureusement, ils n'ont pas dû remarquer ma présence grâce à la musique des orchestres.

Lentement, je me relève... Et ce que j'appréhendais se produit : la vitre continue à se fissurer. Elle cédera avant que je n'aie pu m'extirper de sa surface fragile.

Bon sang ! Où est Arquen ? Il ne pourrait pas m'aider ? Apparemment, non. Je suis condamné à rester immobile, de peur de briser le verre.

Allez, à trois je me précipite vers le toit. Un... Deux...

La vitre se fend et se dérobe sous mon poids. Je suis instantanément précipité dans le bassin et atterri dans les bras d'un ange de pierre qui décorait la fontaine. La statue ne semble pas supporter ma charge et tombe à son tour dans l'eau, emportant avec elle d'autres angelots de marbre.

Pour passer inaperçu, c'est réussi ! Je viens de leur ruiner leur jolie fontaine.

Comme personne n'a vu ma chute dans ce bazar, je m'empresse de m'extirper du bassin pour me cacher derrière les rideaux, laissant derrière moi une trainée de flaques. Les elfes n'ont pas fait attention à moi : ils se préoccupent plutôt des dégâts et de leurs tenues mouillées. Bien fait pour eux !

Profitant du désordre, je me glisse furtivement vers un recoin de la réception. Je ne sais même pas où retrouver Arquen ou ce stupide Leüca... Je décide donc de m'engager dans les grandes salles, passant inaperçu dans la foule agglutinée. Tous me prennent pour un gnome de service. S'ils savaient...

Je pénètre enfin dans un salon où des aristocrates conversent à propos de sujets politiques. La cible est sûrement ici. Je me faufile derrière un pot de fleur imposant et écoute la conversation. Cela semble assez houleux mais je ne comprends rien : j'ai l'impression qu'ils essaient tous de résoudre un problème mais qu'aucune de leurs solutions n'est valable.

— La guerre est à nos portes, finit par ajouter un aristocrate aux cheveux roux, et nos forces ont fortement diminué à cause des dernières batailles. Si nous continuons à ce régime, nous ne pourrions même plus défendre nos propres territoires.

— Ce n'est pas un problème que rencontrent les Fëalocen, objecte un autre au visage anguleux, leurs armées sont capables de protéger toute la côte Est de Calca.

— Là est le problème, Seigneur Varon, nous devenons complètement dépendants de cette famille. Le jour où les elfes mettront la main sur les gemmes blanches de l'Île Bénite, le « Roi en Blanc » gardera ces richesses pour lui ! Pourquoi sacrifierons-nous des hommes pour ne rien récolter ?

— Soyons clairs, intervient un troisième après avoir vidé son verre, sans eux, même nous, le royaume des Wenmors, ne parviendrons pas à soutenir l'assaut des astres et des lumbars. La reine Luinil a multiplié les raids aux frontières sud. Les monarchies elfiques sont bien trop divisées pour faire face aux légions de la Reine Vierge...

— Nous devons nous écarter des conflits, assure le rouquin, un traité de paix avec les différentes races est nécessaire pour ne pas sombrer dans le chaos. La seule solution serait de nous reclure sur nos terres et ne plus sortir de notre isolement. Nombreux sont ceux qui aspirent à une vie sans guerre. N'avons-nous pas assez donné ?

— Le sujet de l'isolement est une question qui sera sans doute abordé au Solstice, ajoute un elfe aux cheveux d'ébène, je m'y rends demain. Toutefois, je ne cautionne pas ce projet. Ce serait signer notre perte. Comment faire confiance à Elaglar et à ses fils ? Ils veulent s'accaparer les gemmes blanches ? Très bien, qu'ils envoient tous leurs soldats sur l'Île Bénite pour les récupérer. À leur retour, ils seront affaiblis. Ils seront forcés de faire des concessions et nous en profiterons pour les calmer une bonne fois pour toute !

Eh bien ! ça devient diablement intéressant même si je ne comprends pas tout. Cet elfe doit être le dénommé Leüca. Il a l'air plutôt intelligent mais il reste diablement moche. Enfin, j'imagine que ce n'est pas très important pour la mission...

— Vous oubliez leurs dragons, rétorque Varon, ainsi que l'Armée Écarlate ; le Faucheur est capable de décimer plusieurs armées par la seule force de ses légions. Et je ne parle pas des hommes du prince Macar ni ceux de Falarön ou Haïront. Ensemble, ils sont invincibles. Et ils ne seront jamais assez idiots pour sacrifier tous leurs hommes.

— C'est pour cela qu'il faut s'unir pour les diviser. Et le meilleur moyen pour cela...

Les autres nobles arrêtent de respirer, comprenant très bien où Leüca veut en venir :

— Tuer le roi Elaglar, souffle Varon.

— Oui, le « Roi en Blanc », acquiesce l'elfe avec un sourire carnassier, lui et ses sept satanés fils. Leurs héritiers ne seront pas préparés à un tel coup. Il sera aisé de les contrôler si tous nos royaumes agissent ensembles.

Les autres aristocrates déglutissent : Leüca vient tout simplement de proposer un assassinat collectif contre la famille la plus puissante de Calca. Étonnamment, tous semblent pencher vers cette solution, sûrement lassés par l'hégémonie Fëalocen.

Ils en viennent même à penser à agir durant le Solstice. Je ne m'y connais guère en politique mais s'entretuer n'est peut-être pas une bonne idée si on tient à résister à des invasions...

Toute cette joyeuse bande décide de se lever pour rejoindre les autres convives. Seuls restent Varon et Leüca, assis dans leurs confortables fauteuils.

— Honnêtement, murmure Varon, ce plan convient parfaitement à vos désirs, seigneur Leüca.

— Je dirais plutôt à mes droits.

— Tuer le Faucheur ne vous ramènera pas forcément la princesse Selnar.

— C'est à moi qu'elle revient.

Je me disais qu'il devait y avoir une histoire de femme dans l'affaire. Je me retiens de sourire ; si le Duc Varon garde une certaine classe avec son air stricte et ses traits bien marqués, Leüca a plutôt l'apparence d'une corneille déplumée : il est aussi frêle qu'un adolescent chétif et son teint terne laisse apparaitre un visage à la peau flasque. Seul le reflet pétillant de ses yeux dévoile son caractère implacable.

Enfin, face à Morgal, il n'a pas vraiment ses chances. Bah oui, ce n'est pas pour rien que mon maître est connu de toutes les précieuses de Calca !

Bon tout cela est fort réjouissant de savoir que Selnar a d'autres prétendants mais je pense en avoir assez appris. D'ailleurs, les deux elfes prennent congés.

Me voilà seul dans le salon... Mais où est ce diable d'Arquen !

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