Partie 6(2)
C'était sans compter le véritable bazar dans le parc : une dizaine d'enfants fourmille dans tous les sens, manquant de me renverser. Saleté de Fëalocen ! Même au berceau, ils se permettent de considérer les gnomes comme un ramassis de fientes.
Mon irritation est vite remplacée par la surprise : Clark, ce gros balourd, se précipite sur moi en écartant les bras. Dans une main, il tient une pâtisserie et dans l'autre, une fourchette. Ah, il ne changera jamais ce brave ventre sur pattes !
— Binou ! me lance-t-il en me serrant, tu m'as manqué !
Ouch ! Il m'étouffe ! Et tout cela est trop émouvant pour moi.
— Bon et comment tu te portes, grosse branche ? lui demandé-je.
— Super ! J'ai vraiment eu de la chance !
— Je vois ça : tu as pris combien de kilos pendant mon absence ?
Il hausse les épaules et ajoute :
— La famille d'Arlin est vraiment gentille. Ils vont même me donner des jours de congé. Et puis, les enfants sont adorables !
Comme pour confirmer ses dires, une tomate moisie s'écrase dans son cou. J'aperçois deux gamins rigoler au fond du jardin, derrière une statue.
Clark s'essuie avec un mouchoir en leur adressant un signe de la main. Il a l'air de plutôt bien prendre le fait qu'il n'est absolument pas respecté par ces mioches.
Sous le porche d'une entrée, j'aperçois Arlin et sa femme, Prudënse, entourés de courtisans. La princesse enceinte a un gosse dans les bras et un autre dans ses robes. Elle semble totalement épuisée mais apparemment heureuse. Son mari Arlin est le seul Fëalocen à être sain d'esprit. En fait, il est excessivement bon. Résultat des cours : il est aussi redoutable qu'un mouton dans une arène de loups.
Mais au moins, tout le monde l'apprécie. Par contre je ne sais pas si beaucoup l'envient : tous ses enfants doivent lui donner une migraine d'enfer !
— Regarde ! m'appelle Clark.
Il sort un loir de sa poche :
— Je l'ai sauvé de la noyade et il ne me quitte plus, maintenant !
Super ! Mon ami a toujours aimé les animaux que ce soit pour les domestiquer ou les manger. Je me demande comment réagirait Dame Lina si je me trimbalais partout avec une bestiole. Ce n'est sûrement pas permis par le Grand Règlement Suprême.
— Ça ne te dérange pas si je m'installe dans ta chambre ? demande Clark en caressant son loir, Arlin m'a permis.
— Comme tu veux mais la nuit, il y a des rats qui mangeront ton loir et des fantômes empalés qui festoient sur les toits...
— Ah... Eh bien je ferai attention pour Touffu ; il dormira dans mes draps. C'est vrai qu'il y a des fantômes ?
Je soupire. Ce séjour va être fatigant. En plus, Clark ne doit pas savoir que je suis espion. D'ailleurs je me demande bien comment va réagir Falarön lorsqu'il va s'apercevoir que Visève est morte. Morgal va sûrement lui faire savoir son mécontentement.
Je plonge malgré moi dans mes pensées : pourquoi autant de luttes fratricides ? Quoiqu'il en soit, mon camp est déjà déterminé pour moi. Et dire que je pensais vivre loin de tous ces conflits politiques... En plus de cela je risque d'être impliqué dans les déboires avec les autres races. Vais-je finir moi aussi sur un champ de bataille ? Ma curiosité apprécierait bien mais mon courage risquerait de me manquer. Et puis, Morgal ne me l'a peut-être pas fait comprendre explicitement mais je suis sûrement devenu son gnome.
— Binou ?
Clark me sort de ma rêverie.
— Suis-moi, je te conduis à ma chambre.
Tout guilleret, il empoigne son sac de voyage et m'emboite le pas dans les étroits escaliers après avoir essuyé une cuisante attaque de fruits pourris.
En cette saison, il fait tout particulièrement froid sous les combles. Je pousse ma vieille porte vermoulue et montre à mon ami mes royaux appartements.
— Je suis occupé la nuit, certifié-je, tu pourras dormir dans mon lit.
Il arbore sa plus belle grimace en découvrant ma paillasse infestée de puces. Bah oui, faut pas trop m'en demander non plus ! Je laisse donc Ventre-sur-Pattes s'installer et pars m'activer dans les cuisines. Avec tout ce travail, je me demande comment je pourrais rejoindre mes « cours d'espionnage ». Arquen va râler...
Alors que j'empile des assiettes sur le coin d'un buffet, dans le réfectoire, je remarque un groupe de gnome inactifs, assis à une table. Je ne les connais pas. Sûrement les serviteurs des princes. Vu leur uniforme, ils appartiennent tous au même maître. Assis sur les genoux de celui qui semble être le supérieur, Püpe roucoule comme une dinde et sourit bêtement. Je grince des dents : finalement, je préférais Visève. Elle au moins, elle ne se laissait pas tripatouiller comme ça par un gnome aussi méprisant. Je ne sais pas pourquoi mais ce dernier commence fortement à m'agacer alors que je ne sais même pas de qui il s'agit. À peine arrivé, il se croit déjà comme chez lui.
— Va me chercher une bière, souffle-t-il à l'oreille de la mijaurée.
Püpe se lève avant de se prendre une magnifique fessée. Elle fustige son cher amant du regard et se retire sans répondre à sa requête. Elle l'a bien cherchée ; je ne la plaindrais pas. Je la regarde disparaitre par la porte, sa courte jupe laissant apparaitre de temps à autre ses porte-jarretelles.
— Qu'est-ce que tu reluques comme ça ? résonne une voix derrière moi.
Je me retourne et contemple le gnome arrogant : il ne semble pas apprécier le fait que je pose les yeux sur la femelle.
— Pardon ? Je demande d'un ton affable, je peux savoir quel est votre rôle dans ces cuisines ? Je ne pense pas qu'on vous ait sommés de vous avachir à une table et soulever les premiers jupons que vous croisiez.
Le gnome me foudroie du regard. Oups... Il s'avance vers moi, me surplombant d'une demi-tête. Bon, c'est sûr que ma carrure de crevette ne fait pas le poids. Il remet hautainement sa vieille mèche et pointe son menton arrogant vers moi :
— T'es qui, minable ?
— Je te retournes la question vieux sac à merde.
Il écarquille les yeux, sa forte mâchoire se contracte : je crois qu'il n'a jamais été traité de la sorte de toute sa vie. Dans un excès de rage, il m'attrape le col, me ramenant contre lui :
— Écoute nabot, me postillonne-t-il, je te conseille de ne plus te retrouver une seule fois sur mon chemin. J'aime pas qu'on oublie qu'ici, comme ailleurs, c'est moi qui décide. Alors souviens-toi, évite de provoquer Borël et ça ira mieux pour tes petites oreilles.
Il me lâche enfin et me tourne le dos, décidé à retrouver sa place parmi ses sous-fifres. Je ne peux pas m'empêcher de saisir une assiette et de lui envoyer dans le crâne. La vaisselle se brise bruyamment contre sa tête et il pousse un cri, mêlé de douleur et de rage. Il se retourne sauvagement dans ma direction. T'en veux plus ? Pas de problème, j'ai toute une pile avec moi ! Et hop, une deuxième assiette, cette fois-ci en pleine figure ! Arquen aurait été fier de mon lancé. Tiens, notre ami Borël est encore debout. Il s'essuie son visage ensanglanté et se rue sur moi avec la finesse d'un taureau en rut. Je saisis la troisième assiette et l'abat sur le haut de sa tête. Il chancelle, une quatrième assiette vient le projeter à terre. Et une cinquième pour la route !
Voilà notre joli-cœur étalé sur les tomettes de la cuisine. J'ai envie de rire mais je ne devrais pas : mine de rien, il y a tout de même des éclaboussures de sang sur un périmètre de trois mètres. Je relève la tête et croise le regard de Püpe, la mâchoire prête à se disloquer. Je crois que je l'ai choquée. Enfin c'est ce que je croyais avant qu'elle n'éclate de rire. Décidément, la raison peut être enterrée au profit de l'absurdité aux Falaises Sanglantes.
Les compagnons de Borël me regardent avec effroi. Un peu comme le reste de la salle. Tous les yeux sont rivés sur moi et un silence gênant plane au-dessus des têtes. Seul le rire de Püpe résonne sur cette joyeuse assemblée.
Ramenant le reste de toute ma contenance, j'adresse un grand sourire à mes collègues, ramasse la pile d'assiettes - légèrement raccourcie - et me lance dans les couloirs, les ricanements de la petite dévergondée me parvenant toujours aux oreilles.
C'est à bout de souffle que je parviens dans l'antre de mon cher cuisinier. Un feu crépite dans le four et une lumière orangée projette une teinte chaleureuse dans la petite pièce. J'en profite pour souffler un peu. Je n'ai qu'une envie : aller dormir.
— Tu tombes à pic, petit, m'apostrophe le chauve, tu vas porter ce plat dans la salle à manger.
— Et mes assiettes ?
— Inutile, porte-moi ça en haut et tâche d'être discret : ils sont déjà en train de manger.
Il me charge d'un large plat muni d'une cloche. Le cuisinier m'envoie un clin d'œil et me fait signe de déguerpir.
Mmh... Je ne sais toujours pas son nom. Il me parait tout de même un peu étrange. Sûrement à cause de toutes ces années passées dans un lieu aussi malsain.
Je remonte donc les escaliers, mon fardeau sur les bras. Je me demande bien ce qu'il y a sous la cloche : sûrement pas de la viande ; cela choquerait les petites courtisanes elfes.
Me voilà enfin sur le seuil de ma minuscule porte, en retrait des tables. Les elfes sont là, assis à se remplir la panse. J'aperçois Morgal : ce serait drôle que je lui fasse un petit signe de salut, histoire de bien lui foutre la honte. Mais mon cher maître semble déjà assez exaspéré par le déroulement des évènements. Bah oui, vous comprenez, il est à côté de sa douce fiancée. Cette dernière arbore d'ailleurs un magnifique décolleté. Enfin, ce n'est pas son voisin qui va s'en soucier... Sa tenue est discutable à lui aussi : il est avachi avec un coude sur la table. Eh non, mon vieux ! Pas de sang ni de viande pour toi pendant tout le séjour !
Tiens ! Je découvre enfin la tête de son paternel : Elaglar et la reine Hirilnim sont en bout de table, de manière à avoir une vue sur leur grande famille ainsi que sur la cinquantaine d'aristocrates. Ses cheveux sont aussi clairs que la banquise et il n'arrange pas le tout en se vêtissant entièrement de blanc. Même sa couronne finement ciselée est d'or blanc. Le « Roi en Blanc » reste bien fidèle à son patronyme. Il foudroie Morgal du regard. Tu m'étonnes !
Je remarque aussi d'autres souverains comme le roi Vilnius - et non, ta fille n'est pas prête à épouser le malfrat qui lui est destiné -, le roi et la reine de Netil, les monarques de Telemnalda, de Coromindo, de Flamarindo et j'en passe...
Apparemment, tous les invités sont présents. Je détaille les frères de mon maître, tous accompagnés de leur épouse. Y a pas à dire, les Fëalocen sont les plus charismatiques des elfes bien qu'ils soient les plus belliqueux et surtout les plus chtarbés.
L'ainé de la fratrie s'appelle Haïront si je m'en souviens bien. À Mubalou, on disait qu'il avait avalé son sourire lorsqu'il était enfant. Son air est si strict et ses habits tellement tirés à quatre épingles qu'il ressemble plus à une statue qu'à un homme. Quant à la princesse Clinetis, elle promène son regard de fouine sur tous les invités, prête à juger les moindres détails. D'ailleurs, elle ne s'empêche pas de montrer son animosité à Isil, la femme du prince Macar. Cette dernière n'est pas de la haute aristocratie. Je crois que Macar et Isil forment le seul couple ici présent à s'être marié vraiment par amour. Tous deux sont spécialisés dans le domaine de la guerre, plus encore que les autres Fëalocen. Par exemple, je pense que Lorian n'a jamais touché à une épée de sa longue vie. Le troisième fils d'Elaglar possède sûrement la plus grande bibliothèque du Cosmos. Mieux vaut éviter de le contredire ; cet homme est si intelligent et connait tellement de choses qu'il serait capable de démontrer le cours des astres en une journée.
Je m'approche lentement de la grande tablée et distingue Falarön, le commanditaire de notre regrettée Visève : comme tous les elfes d'Horonessa, ses cheveux blancs lui arrivent jusque dans le bas de son dos. Mmh... Je me demande comment il fait pour se les laver et les coiffer. Est-ce qu'il a des gnomes chargés de ce genre de tâches ? Je crois que Falarön est aussi redoutable que Morgal, cela se sent dans son regard froid, légèrement démoniaque. À ses côtés, la princesse Sylvia discute allègrement avec ses voisins et voisines. Honnêtement, elle peut rivaliser avec Selnar en termes de beauté : sa longue chevelure violette tranche avec sa peau claire. Ses lèvres pleines et ses longs yeux de biche pourraient faire craquer n'importe qui, sans parler de sa silhouette gracile pourvue de charmantes courbes. Au moins, elle a l'air heureuse en compagnie de son détestable mari.
Mon regard se pose sur un gnome qui me fait des signes de panique. Je sursaute : qu'est-ce qu'il me veut ? Il réussit à me faire comprendre que je dois poser mon plat sur la table. C'est vrai que ça commençait à peser ! Je n'ai pas encore les muscles d'Arquen pour supporter de fortes charges. Je trottine donc jusqu'à la table, avec le plus de discrétion possible et place délicatement le plateau sur la nappe blanche.
Je recule immédiatement, comme si ma présence aurait brûlé les convives de sa bassesse. Et puis je me rappelle que c'est moi qui suis chargé de servir tout ce beau monde. Je m'approche donc du prince le plus proche, qui se trouve être Falarön, et retire la cloche qui cachait la nourriture avec mon plus grand sourire.
Je ne tarde pas à le perdre lorsque je m'aperçois de ce qui marine dans la sauce.
Je lâche maladroitement le couvercle de verre qui se brise sur les dalles froides, épouvanté par cette vision d'horreur. Et je crois que je ne suis pas le seul à être choqué. Sylvia pousse un cri aigu et se lève précipitamment de sa chaise. Les invités blanchissent tous à la vue de la tête sanglante reposant sur le plat. Qui aurait cru que Visève soit ainsi présentée à la haute noblesse elfique ?
Ses yeux vitreux et sa bouche entrouverte ont de quoi traumatiser toutes ces jolies dames qui manquent de se pâmer devant le spectacle. Alors que des protestations se font entendre, Falarön assassine Morgal du regard. Ce dernier hausse les épaules avec son sourire le plus ironique.
C'était sans compter le charmant petit mot qui accompagnait le met capital proposé :
La prochaine fois, assure-toi que tes espions savent courir !
La mâchoire de Falarön se contracte pendant que ses poings se serrent.
Ce serait si amusant qu'ils se tapent sur la figure ! Morgal ignore superbement son grand frère et continue son repas sans prêter attention au scandale qu'il a créé par son petit numéro morbide. C'est que ça ne rigole pas aux Falaises Sanglantes ! Enfin si, ça rigole mais ça reste glauque.
Fou de rage, Falarön quitte la table et se retire alors que le roi cache désespérément ses yeux sous sa main. Eh oui, mon vieux, si tu croyais que ton aimable fils n'allait pas faire des siennes, tu te fourres le doigt dans l'œil jusqu'à l'épaule ! En plus de cela, Morgal semble avoir du mal à freiner son fou-rire...
Le gnome de tout à l'heure recommence à gesticuler dans ma direction. Ah oui ! Je ne vais peut-être pas laisser la tête de notre défunte sur la table ! Je saisis le plat avec un certain dégout et me précipite hors de la salle à manger, la tête se soulevant à cause des secousses de ma course. Je prends l'escalier principal et me prends les pieds dans le tapis, m'écroulant dans les marches. La tête de Visève atterri en plein dans la figure d'Arquen qui passait par là : je vous avais dit que j'avais fait des progrès au lancé !
— Binou ! hurle mon chef d'espionnage, reviens immédiatement que je te fasse manger tes oreilles !
Ni une ni deux, je m'enfuis dans les couloirs, cherchant une porte dérobée que l'armoire à glace ne pourrait pas traverser. C'est qu'il semble très énervé de mon tir, ce bougre ! Je jette un regard par-dessus mon épaule et l'aperçois à quelques mètres de moi, faisant tournoyer la tête par les cheveux comme s'il s'agissait d'une fronde. Ah non ! pas question de m'en prendre encore dans la figure ! J'en ai assez des cadavres à la fin !
Heureusement, une petite porte se présente à moi et alors qu'Arquen me rejoignait, je me précipite dans cette souricière et disparait dans le labyrinthe de couloirs crasseux.
Je ne me rends même pas compte que je suis sauf et continue à grimper les escaliers jusqu'à ma chambre. J'ouvre brusquement la porte, la referme aussitôt, et m'affale sur ma paillasse.
C'était sans compter monsieur gras-du-bide qui dormait déjà.
Tant pis, je n'ai plus la force de bouger.
Je m'endors ainsi, la tête hantée par des fantômes cauchemardesques.
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