Partie 59

Je m'assure que tout soit prêt. Püpe me regarde faire les cent pas, les bras croisés.

— Je peux rester, assure-t-elle.

— Non, c'est inutile. Les Falaises Sanglantes ne portent que trop bien leur nom : tu vas rejoindre Mya à l'auberge du Lys d'Or. Je ne prendrai pas le risque qu'un autre accident ne se produise. Morgal est devenu trop dangereux.

Elle hoche la tête et s'avance vers moi, boitant légèrement à cause de son état :

— Je ne tiens pas à ce qu'il t'arrive quoique ce soit, Binou. Imagine qu'il s'en prenne à toi.

— Tout se déroulera bien, ma chérie, d'accord ? Je ne reste pas loin... C'est mieux ainsi.

Je lui prends les mains pour la rassurer.

— De toute façon, l'accouchement approche. Le repos t'est vivement conseillé.

Et puis, la vie au château est terriblement fatigante pour une femme enceinte. Depuis quelques jours, Mya est remise sur pied mais elle parle peu, encore bouleversée par l'accident. Plus elle s'éloignera de Morgal, mieux ce sera.

Ce dernier ne semble même pas se souvenir de son acte odieux. Il continue de vivre sa vie en arnaquant et étripant ses opposants. Mes missions se succèdent à un rythme effréné. J'ai vu tellement de sang et de morts ces derniers temps que je serais incapable de me remémorer chaque séance de torture. Petit à petit, le travail m'abrutit et me transforme en machine sans émotion. Mon côté malicieux a disparu au cours des arrachements de membres et des décapitations. Quant à mon esprit rebelle, il aurait été englouti par l'habitude si Mya n'avait pas été mordue.

Plus question de se défiler, je dois prendre les choses en main.

J'embrasse Püpe et vérifie que ses valises sont bien empilées sur la charrette. Un dernier salut et je la laisse pour rejoindre l'intérieur du palais.

Quelques couloirs plus loin, je m'aventure dans l'aile est du palais. Je croise de nombreux domestiques, ne se souciant pas de leur statut d'esclave. Ils m'agacent, à ne pas se rebeller, à rester passifs. Ils pensent que leur vie est mieux ainsi, sous « la protection des elfes ». Si jamais je venais à remettre en cause le système, je ne récolterais que leur mépris. Ils me verraient comme un fou, un fanatique de la révolution.

J'enfouis ma rage grandissante en moi et continue mon chemin jusqu'à l'une des tourelles qui jouxte le corps principal du palais. C'est là que réside Arquen. Espérons qu'il soit présent et non en quête de sensations dans une autre dimension. Depuis que l'Île des Sirènes a fermé en raison de la contamination de l'air et du décès de son dirigeant – par Morgal, je précise -, l'hybride n'a nulle part pour se vider la tête.

Heureusement pour moi, j'entends ses pas sur le parquet ciré de sa chambre. Je trottine vers sa porte et le trouve huilant ses armes et armures.

— Quel bon vent t'amène, le gnome ?

— La lassitude.

— Si tu veux une potion énergisante, c'est Currunas qu'il faut consulter, ou ta majordome torchée.

Je soupire : la tâche se révèlera ardue, je le sens.

— Où est Morgal ?

— Quelques part entre Lercemen et Eressë N'Dor. Il a décidé, sous les conseils de son médecin, de voyager pour se changer l'esprit. Il m'a proposé de l'accompagner, d'ailleurs. Je le rejoins sous peu...

— Il se moque de vous.

— Pardon ?

— Je dis que notre maître se fiche de votre jolie petite gueule, chef.

Il s'assoit sur une chaise en fronçant ses épais sourcils :

— Développe, Binou.

— Morgal vous ment. Depuis le début, il vous ment. Je le sais parce que je suis son gnome. Tous ses déboires, je les connais. Il n'a plus de secret pour moi... Contrairement pour vous.

— Ah oui ?

Sa voix gronde dans sa gorge : il commence à perdre patience à mon égard.

— Ses aventures avec votre reine tant aimée, ça ne vous dit rien ?

— Bien sûr que si ; il l'a arnaquée en lui volant les documents. Une meute d'aratayas s'est chargée de lui faire payer.

— Morgal a couché avec Luinil.

Arquen arrête brusquement de respirer, les yeux écarquillés :

— Hein ?! Mensonge !

— Dans ces cas-là, pourquoi ont-ils un fils en commun ? Féathor est leur bâtard. Vous savez, le mari de Narlera.

Le demi-dieu secoue la tête, ne désirant croire ma version de l'histoire. Luinil ne saurait ainsi le décevoir. Mais en réfléchissant, il conçoit que mon information n'est pas si erronée.

— Balivernes ! La Reine Vierge n'aurait jamais ainsi trahi son pays. Elle hait Morgal plus que quiconque.

— Logique. Il l'a violée. Votre reine s'est faite salir comme une vulgaire catin. S'en parler qu'ils étaient tous deux des Réceptacles.

— Te rends-tu compte de tes accusations, Binou ?

— Tout à fait. Et vous savez que je ne vous mens pas, chef.

— Pourquoi me renseigner que maintenant ?

— Parce qu'il y a quelques semaines, ma fille fut victime de ses arriérations. Pour tout vous avouer, j'espérais que vous me vengiez.

Il médite quelques instants la situation : Morgal demeure son meilleur ami. Enfin... Jusqu'à présent.

— Que désires-tu ? que je lui tranche la gorge dans son sommeil ? Je ne parviendrais jamais à le tuer. Et... Je ne sais même pas si j'en ai réellement envie.

— Vous le préférez à Luinil ? Cet assassin qui vous utilise et qui bafoue votre amour pour cette femme en abusant d'elle ?

— Mais... Morgal ne possède aucune attirance pour les femmes, et encore moins pour celles des autres races : il est raciste.

Comme c'est mignon de le voir lutter contre la vérité...

— Je vous rappelle qu'ils sont tous deux Réceptacles, donc théoriquement, elle appartient à son espèce. Il ne l'a pas violé parce qu'il ressentait une quelconque attirance pour elle. C'était simplement pour la faire souffrir.

À vrai dire, je doute fort que ce soit la réelle version de l'histoire mais qu'importe : un mensonge enrobé de vérité est bien plus dévastateur.

Je regarde les poings de l'hybride se refermer nerveusement sous la colère. Mon plan fonctionne, haha.

— Vous savez, continué-je vicieusement, il suffirait que les dieux apprennent ses écarts pour que tous se règle. Il parait qu'un enfant de Réceptacles est un crime impardonnable. S'il s'avérait que l'existence de Féathor soit connue... Couic, Momo.

— Malheureusement, Luinil serait impactée, elle aussi.

— Bien sûr que non : la pauvre n'est qu'une victime collatérale dans cette abomination... Ne serait-il pas temps de contacter votre père, mmh ?

— Mon père ? Non... C'est inutile...

— Vraiment ? Dans ce cas, Luinil ne recevra réparation et Morgal le châtiment qui lui est dû.

Sur ces mots, je laisse mon supérieur à ses pensées. Je le sens encore dans le déni, il se persuade qu'une telle chose n'ait pu se produire, que son plus grand amour ne soit pas ainsi souillé.

Peut-être qu'il hésite fortement à agir, à se lancer sur le chemin de la vengeance. Mais, j'ai planté le germe. Le germe qui se développera pour renverser un prince elfe.

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