Partie 53 (2)
Nous arrivons sous l'énorme porche, écrasés par la hauteur titanesque des murs du palais. C'est magnifique mais pas moins effrayant.
Püpe montre son badge de domestiques et fait comprendre aux gardes que je suis avec elle. Ils ne s'en formalisent pas plus, considérant les gnomes comme un rebus sociétal inoffensif.
— Je ne peux pas te faire monter aux étages supérieurs, explique-t-elle.
— Je vais me débrouiller.
— Morgal ne t'a pas demandé d'assassiner quelqu'un, j'espère.
— Non, ne t'en fais pas. Je vais juste tenter de décrocher quelques documents importants dans les appartements de la reine.
Je lui tourne le dos et part en quête d'un passage dérobé. Il doit bien y avoir quelques conduits d'aération dans ces murs.
— Binou...
Püpe me rattrape.
— Tu vas te perdre, je t'accompagne.
— Mais c'est si aimable !
— Ferme-là ! Te connaissant, tu risques de te faire coincer. Comment veux-tu que j'explique à ta fille pourquoi tu pends aux portes de la ville avec les autres mécréants !
Je hausse les épaules et la laisse me suivre : j'espère qu'elle ne me ralentira pas. Le passé m'a montré qu'elle savait se montrer redoutable mais avec le temps, elle s'est sans doute ramollie avec ses kilos en trop.
Je me demande si c'est vraiment pour notre fille qu'elle s'est jointe à moi. Peut-être désire-t-elle se rapprocher de moi parce que je suis un être exceptionnel. Ou alors elle tente de me rendre redevable auprès d'elle...
En aucun cas je dois baisser ma garde, on ne sait jamais.
Nous parvenons tous deux dans un immense hall, noir de monde. D'interminables tapisseries recouvrent les murs clairs, alternant avec d'imposantes statues. Mes yeux s'attardent sur les reliefs en or et en ivoire. C'est diablement luxueux ici. Sans parler des dallages luisants qui reflètent les passants. Je trouve ce lieu bien plus lumineux que les Falaises Sanglantes. Cela ressemble un peu à la capitale d'Elaglar mais avec une teinte plus chaleureuse et plus orientalisante.
— Morgal m'a dit que tu te rendais souvent au palais, remarqué-je à ma partenaire, pourquoi faire ?
Après le passage d'une fontaine de bronze, elle se tourne pour me répondre :
— Devrais-je m'inquiéter que le Dégénéré connaisse ma vie ainsi ? Laisse tomber. En fait, je cumule deux professions : lingère au palace et colporteuse au château de la reine.
— Ah... Tu as les clés ?
— Pas toutes... Allez, c'est sur la droite.
— Encore des escaliers ?
— Quoi ? Tu ne t'es pas habitué à ceux des Falaises Sanglantes ? Je ne comprends pas comment tu n'as pas pris dix kilos avec ta paresse légendaire.
— Oh si tu savais... Par contre dans ton cas... Tu aurais eu besoin d'Arquen en tant que diététicien.
Elle souffle d'exaspération alors que je la suis dans les longs escaliers de service.
— Toujours aussi porté sur les compliments, à ce que je vois.
— Tu as vu ça ! Bon, ils sont encore loin les appartements de la reine ?
— D'ici vingt minutes.
J'en peux plus de ces bâtiments gigantesques ! En parvenant à une fenêtre, je remarque que le soleil se couche déjà. À en juger les échos qui résonnent à mes oreilles, une fête se prépare. Je rage intérieurement : pendant que je fouine aux côtés d'une gnome fermée, d'autres s'apprêtent à s'amuser toute la nuit.
Il ne me reste plus qu'à ronger mon frein jusqu'à ce que la chambre royale se présente.
Après un crapahutage intense, nous débouchons en catimini dans le boudoir.
— J'ai l'habitude de déposer le courrier ici, assure Püpe en me montrant un petit secrétaire en acajou.
— Au moins, ils ne seront pas surpris si on se fait surprendre.
— Oui mais je te rappelle que tu es marqué. Et le sceau de Morgal est reconnaissable...
— Ah...
Je hoche la tête et m'active dans la pièce en fouillant les tiroirs. Je tourne la poignée de la porte et pénètre dans la chambre, suivi de la lingère.
— Que cherches-tu exactement ? chuchote-t-elle.
— Pas la moindre idée. Mais je n'ai pas été envoyé pour rien.
— Un vulgaire pion...
— Pardon ?
— Tu en as pas assez de te faire manipuler comme une marionnette ?
— Je... Je suis marqué !
— Et tu n'as jamais cherché à retirer cette marque, imbécile ?
Mais de quoi je me mêle ! Quelle petite garce !
Je lui tourne hostilement le dos et continue ma fouille dans les armoires. Un pion...
Bon, concentrons-nous. J'ouvre les penderies mais à part une lingerie d'un érotisme qualifié, il n'y a rien à tirer. Je me demande si c'est du gout de Momo, ça...
— Binou ! s'énerve l'autre à voix basse, pourquoi je t'aide si tu perds ton temps à contempler la dentelle ?
— Quoi ? J'essaie de comprendre certaines facettes de mon maître.
Püpe fronce les sourcils, la bouche entrouverte :
— Il porte ce genre de trucs ?!
— Mais non !
Trop tard j'ai déjà une image en tête. Foutue imagination. Je referme la penderie et m'attaque au matelas. Je me demande où se trouve la surveillance dans ce palais... Peut-être appelée ailleurs.
Je soulève un oreiller et découvre un poignard en évidence :
— Bah tiens ! Voilà ce dont elle aurait eu besoin pendant l'ambassade !
— Dépêche, Binou.
Je récupère la pièce à conviction et la range dans ma botte. Mon regard balaie la chambre avant de s'arrêter sur un coffret. Tiens, je l'ai déjà vu, celui-là. Il était là lors de mon intrusion sur le bateau, il y a quinze ans. Je le saisis et le coince sous le bras.
— Il est temps de partir, déclare Püpe, rongée par l'angoisse.
— J'arrive, j'arrive. On aurait pu baptiser le lit de Luinil, mmh ?
Elle roule les yeux, fatiguée par ma lenteur et mon humour douteux.
Nous nous dirigeons vers la sortie mais avant d'atteindre le boudoir, des pas se font entendre. Merci la chance ! Solution : trouver une cachette.
Je commence à croire que le métier ne change jamais. Sauf qu'à l'ordinaire, je suis seul : là, il faut trouver une planque pour deux.
— La pendule ! s'écrie Püpe comme si elle lisait dans mes pensées.
Je m'y précipite pour l'ouvrir et rentrer dedans :
— Allez, bouge !
La gnome me rejoint et rabat la porte dans son dos. C'était moins une : une femme apparait à en juger le son des talons. Elle est suivie d'un homme, probablement :
— Je ne peux vous faire entrer, seigneur Varen. Si vous voulez attendre la reine, il faudra demander une audience.
— Ferme-là, tu veux ? Jamais Luinil n'accepterait. Mais je dois absolument lui parler sur un sujet fort intéressant.
— Eh bien, je vous écoute et je lui transmettrai.
— Tu n'es que sa camériste, Hyola !
— Et je suis au courant de tous ses problèmes ! Alors soit vous déguerpissez, soit vous me partagez ce sujet si palpitant !
Pourquoi ne suis-je pas étonné de savoir Varen ici ? Il essaie tout bonnement de balancer Morgal. Bonjour la confiance avec Arquen : il avait juré de se taire, ce petit salaud.
Je me tortille en essayant de voir quelques bribes de la scène par une fente mais Püpe m'en empêche. Nous sommes trop serrés dans ce caisson !
Mais vraisemblablement, Varen se retire en grognant.
— Pauvre imbécile, murmure la dénommée Hyola.
Je retiens de râler : pourquoi la camériste reste-t-elle ainsi devant la pendule ? Pas moyen de sortir avec ça.
Peut-être attend-elle quelqu'un ?
Les minutes s'égrènent lentement et je trouve ma position très inconfortable en plus de la chaleur qui s'accumule dans ma prison de bois. Mais après tout, la présence de la gnome n'est pas si embêtante bien que déstabilisante. Dommage qu'elle ne se vêtisse plus de la même façon que jadis, je me serais trouvé un moyen de passer le temps plutôt plaisant. Ah, j'oubliais qu'elle n'était plus réceptive à ce genre d'attention ; madame veut devenir respectable. Ridicule !
Mais cette proximité a le don de réveiller tous mes sens.
— Majesté ! Majesté ! Vous voilà enfin.
— Qu'est-ce qu'il y a Hyola ? La fête ne commence que dans une heure, ce n'est pas suffisant pour me préparer ?
— Le seigneur Varen a essayé de vous contacter... Sur un sujet important, a-t-il précisé.
— Oui, oui. Je les connais, les sujets importants des hommes avec moi.
— Vous me semblez pâle, Madame. Puis-je vous donner quelques médecines ?
— Non, inutile... C'est juste que... Ces bals et ces orgies me lassent. Je voudrais... Je voudrais simplement sortir de ce palais.
Dit comme cela, ça ressemble à n'importe quelle princesse d'un conte foireux.
Je reconnais bien la voix de la Reine Vierge : toujours aussi magnifique et profonde.
— Vous ne pouvez échapper à votre charge, Majesté, je suis désolée.
Silence.
— Être reine est peut-être ma plus grande croix, Hyola. Je me souviens pourtant avoir échappée l'espace d'une soirée à ce carcan et d'être partie comme une personne normale dans ma propre ville. C'était un moment inoubliable...
— Dois-je vous rappeler que l'homme qui vous accompagnait est le même qui vous a empoisonnée et violée ?
Luinil ne répond pas. Je ne sais pas si Püpe est sensée savoir tous ces détails et fautes de parcours de mon maître. Tant pis.
— Excusez-moi, Madame. Avez-vous des nouvelles de votre... Fils ?
— Féathor est occupé dans je ne sais quelle dimension. La dernière fois que je l'ai vu, il se rendait en Calca pour le mariage de Morgal.
Sa voix est amère, à n'en pas douter. Je crois que le poison ne s'est pas totalement écoulé de son corps.
— Parfois, assure-t-elle, j'ai l'impression que son maudit père compte plus pour lui que moi. Mais c'est moi qui étais là pour lui. C'est moi qui l'ai élevé... Féathor est ingrat. Et il ne trouve rien d'autre de mieux que de créer une liaison avec une elfe ! Comme si l'exemple de ses parents n'était pas suffisant !
— Ne vous faites pas de soucis, Madame, votre fils est un homme droit et fort, soyez en sûre. Jamais une elfe ne le blessera.
— Tu es ignorante, Hyola ! Cette garce saura le séduire et lui retourner la tête comme le prince Morgal avec moi ! Si tu savais à quel point je ne parviens à sortir cet homme de ma tête. J'ai été ensorcelée. Je ne parviens même plus à trouver le moyen de le diaboliser ni...
Cette petite conversation est somme toute très intéressante : je tends l'oreille pour écouter la suite :
— Tu sais, Hyola, si je le recroise un jour dans ma vie, j'ignore comment je réagirais ni même quels seront mes sentiments pour lui. Je devrais avoir honte !
Eh bah ! Si je m'attendais à ça ! Luinil qui malgré toutes ces entreprises de meurtres, est encore amoureuse du Dégénéré. J'en connais un qui serait heureux de le savoir ! Il a vraiment dû lui retourner l'esprit pour qu'elle l'aime après tout ce qu'il a accompli contre elle. Chapeau bas !
— Trêve de discussion, partons m'habiller.
Les pas disparaissent dans la chambre.
— Tu étais au courant ? chuchote Püpe.
— Yep.
— Pauvre femme.
— Yep. Elle ne comprend pas son malheur.
Nous nous taisons pour laisser passer les deux astres : nous allons enfin pouvoir sortir d'ici.
— Vas-y Püpe, ouvre la porte.
— Deux secondes, je n'ai pas beaucoup de place... Heu... Binou ?
— Oui ?
— Petit soucis...
— Quoi ?
— La porte ne s'ouvre pas de l'intérieur.
Hein ? Je ne me suis jamais senti aussi bête. On est coincé ?
— Non, je sais ! Essayons de basculer l'horloge.
Je la devine hocher la tête dans la pénombre et tous deux nous faisons osciller la pendule. Nous y sommes presque... Et puis dans une chute soudaine, notre prison s'abat bruyamment sur le parquet, intact. Inutile de préciser que la porte est la face au sol !
— Merde !
— Binou ! Tu m'étouffes !
— Désolé... Avec un peu de chance, Morgal sentira ma situation avec la marque.
— Vraiment ? Il se moque de toi comme une chaussette trouée.
— Pas si j'ai des informations pour lui.
— D'ailleurs le coffret me rentre dans le tibia et tu me gènes pour respirer.
Je constate que mon torse écrase ses seins. Heureusement qu'elle ne remarque pas mon visage rougir dans le noir. Parce que la dernière fois que j'étais dans une position comme ça avec elle, elle ne portait pas de vêtements, mais bon... Il y a peut-être plus urgent à faire que de penser au bon vieux temps.
Je suis trop serré pour pouvoir effectuer un coup de pied assez fort ou même un coup de genou. Püpe par contre pourrait.
— Tu ne veux pas frapper dans le plafond ? Tu as un recul suffisant.
— Je suis en robe, imbécile !
— Cela aurait été plus simple si tu étais en mini-jupe !
— C'est ma faute maintenant ? Je te signale que c'est toi qui as choisi cette planque et que dans une pareille tenue, tu serais déjà au bord de la syncope.
— Tu as vraiment confiance en tes charmes !
— En effet : ton pouls est bien trop rapide ! Je te préviens : la moindre main baladeuse et tu pourras dire adieu à ce à quoi tu penses.
— Bah tiens ! Tu n'es plus amusante...
— Essaye de te pousser sur le gauche... Non, l'autre gauche. Voilà, je vais tenter de briser le bois.
Elle relève un pan de sa longue jupe et donne un violent coup dans la planche.
— Aïe !
— Plus fort !
— Je saigne !
— Si tu ne casse pas ce cercueil, nous allons tous les deux saigner à flot. Je te rappelle que la pendule git au milieu du tapis du boudoir !
— Je ne suis pas assez forte !
— Je sais : faisons sauter les clous avec la dague de Luinil !
Je lui tends l'arme après un numéro de contorsion. Elle aura plus de visibilité que moi.
Alors qu'elle s'attèle au travail, je tente de décrypter ses émotions. Difficile. Mis à part qu'elle ne semble pas heureuse de me retrouver. Ou c'est ce qu'elle veut faire paraitre. En tout cas, je note que ses nichons n'ont absolument pas rétréci avec le temps, au contraire. Pour tout dire, je me fais violence pour ne pas la peloter...
Je me redresse comme je peux sur les coudes et les genoux pour la laisser respirer. Je me sens inutile, c'en est affligent. Et il fait diablement chaud dans ce caisson. En fait, j'ai bien envie de la détrousser et de la prendre sans attendre mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Je respire bien le même parfum d'antan et ça me met dans tous mes états.
— Encore deux clous et la planche cédera ! lance-t-elle victorieusement.
Un craquement et nous émergeons de la pendule, complètement ébouriffés.
— Il serait temps de s'éclipser, maintenant, dis-je innocemment.
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