Partie 53 (1)
Je reste ébahi plusieurs secondes par cette rencontre, empêtré dans les jupes de la gnome. Perdant patience, elle me repousse et se relève pour dépoussiérer son uniforme noir. Je range rapidement mon poignard dans ma botte pour ensuite étudier la réaction de Püpe. Mais avant tout constat, je me prends une magnifique gifle sur la joue.
— Aïe ! Mais ça va pas !
— Tais-toi, tu veux ameuter tous les domestiques ?!
— Mais...
Avant d'avoir le temps de rétorquer quoi que ce soit, elle m'agrippe l'avant-bras et m'entraine jusqu'à sa chambre. Seules quelques bougies posées sur les meubles rustiques éclairent la pièce.
— Tu peux me dire ce que tu fais là ? lâche-t-elle en croisant les bras, armé, qui plus est ?
Je fronce les sourcils : qu'est-ce qui cloche avec elle ? Je ne lui ai rien fait. Je frotte ma joue rougie, mécontent de m'être fait corrigé par une donzelle.
— Morgal est arrivé à la capitale, lui répondis-je d'un ton sec, tu sais bien que je le suis partout depuis qu'il m'a marqué. Je t'ai prise pour une autre...
— Je vois que ta vie semble trépidante !
Je sens de la rancune dans sa voix mais je ne comprends pas pourquoi. Mon visage affiche une totale incompréhension. Enervée, elle s'approche de moi et pointe un doigt accusateur sur ma poitrine :
— Tu m'avais juré de me rejoindre au plus tôt ! éclate-t-elle de rage, ça fait quinze ans maintenant ! Quinze fichues années ! Et puis tu te pointes comme ça... Je te déteste !
Oulah ! Elle m'en veut vraiment...
— Bon bah désolé, marmonné-je, c'est ça que tu veux entendre ?
— Tu ne m'as même pas répondu aux dernières lettres ! continue-t-elle dans sa colère.
— C'est Selnar qui les interceptait aussi... Et puis je t'envoyais de l'argent, tu oublies ce détail.
Mon argument la calme. Elle cale ses points sur ses hanches et me scrute de ses grands yeux bleus en amende :
— Tu as changé, Binou, remarque-t-elle d'un ton incertain.
— « Tout le monde change aux Falaises Sanglantes ».
Elle hoche la tête. Püpe aussi a changé : ce n'est plus la gnome que je côtoyais dans le passé. Celle-ci est beaucoup plus sévère, drapée de vêtements sombres pour le moins austères : sa jupe lui tombe jusqu'aux chevilles alors que son col remonte jusqu'au cou. On est plus sur le même délire. Seul le maquillage reste présent mais est différemment posé, ce qui lui donne de l'âge et de la sévérité.
Physiquement aussi, je note quelques changements. Même si je discerne mal sous tout ce fatras de tissus, je devine qu'elle a un peu grossi. Heureusement, ses cheveux blonds sont restés en place, coincés dans un épais chignon.
— Tu as fini ?
— Oh, ça va, ça fait quinze ans, comme tu dis.
— Et alors ?
— Et alors t'as grossi.
Elle souffle d'exaspération et ses joues rougissent d'énervement :
— Dégage de ma chambre, Binou, tu me donnes chaud.
— Je te fais de l'impression ?
— Va-t-en !
Je souris, amusé par ces ordres : elle me plait avec ce caractère de bourrique. Elle me saisit les épaules pour me sortir de sa chambre mais elle oublie que je suis plus fort qu'elle. Je lui prends les hanches et l'embrasse brusquement. Elle écarquille les yeux, désemparée par mon initiative ; dans le temps, c'était elle qui avait recours à ce genre de détermination. Mais les rôles sont inversés et je compte bien en profiter. Elle tente de me repousser de ses petits bras mais je les attrape et la plaque bruyamment contre le mur, continuant à l'embrasser. Ses lèvres sont toujours aussi sucrées, cela me remet en tête nos anciens ébats et je baisse ma garde.
Elle en profite pour me mordre sauvagement la langue, cette petite garce ! Je recule, la bouche en sang avec un goût de fer entre les dents. Comme si ça ne suffit pas, Püpe saisit une carafe et la brise sur ma tête. Cette fois-ci, je suis sonné et j'atterris sur les fesses ; je crois que je ne l'ai pas loupée, celle-là.
La gnome replace une mèche rebelle derrière sa longue oreille et me toise du regard :
— Ne crois pas un seul instant recommencer ce genre de relation avec moi, Binou. Je ne veux pas de toi.
Violent. Je me relève difficilement, une main sur mon crâne ensanglanté :
— C'est ce qu'on verra, lâché-je en quittant sa chambre.
Püpe m'a mis en rogne et je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, trop occupé à ressasser la scène. Je me suis fait souiller, il n'y a pas à dire. Elle m'a tout simplement remis à ma place. Non, à la place qu'elle veut. Je ne compte pas en rester là. Cette gnome insupportable est l'amour de ma vie, c'est certain. Et puis c'est la seule à me mettre dans cet état. Aussi décidé-je de me changer les idées en regagnant la salle à manger.
Je descends les innombrables escaliers en prenant soin de laver le sang qui maculait mon visage.
— Binou ! s'exclame Arquen, attablé devant un copieux petit déjeuner, tu t'es battu ?
— Non, j'ai retrouvé Püpe.
— Tu t'y es mal pris à ce que je vois.
— Merci pour le réconfort.
Je tire une chaise et m'assois en face de lui. Quelques croissants appétissants me tendent les bras : ils ne sont pas ingrats, eux.
— Binou, ton ré...
— Laissez-moi noyer mon chagrin dans la nourriture.
Il soupire et porte sa tasse aux lèvres. Morgal en profite pour nous rejoindre.
— Où est Selnar ? demande l'hybride.
— Encore en train de s'habiller. Je n'allais pas l'attendre.
— Tu as mauvaise mine.
— J'ai essayé de dormir... Mais à deux dans un lit, c'est un enfer.
— Tu as enfin décidé de passer une lune de miel digne de ce nom ?
— Non, je lui ai fait avaler un somnifère pour qu'elle se tienne tranquille, mais elle gigote en dormant.
— Je confirme.
Morgal lève les yeux et saisit un saucisson pour commencer son repas.
C'est à ce moment précis que le maître de maison fait irruption, essoufflé par une course dans son palace :
— Je suis navré de me joindre à vous que maintenant, j'ai eu quelques imprévus. J'espère que la nuit a été bonne.
Je grogne une nouvelle fois, réalisant qu'elle l'aurait été si Püpe ne s'était pas montrée si prude.
Derrière notre hôte, Varen apparait, toujours drapé dans ces riches atours. Je glisse mon regard vers Morgal : il s'est déjà raidi par la vision de l'astre. Et ce dernier fait exprès de s'asseoir en face de mon maître : il cherche les ennuis, lui.
— Je croyais que les elfes ne mangeaient pas de viande.
— Cela faisait longtemps... murmure le prince en roulant des yeux.
— Morgal est atteint de vampirisme, ajoute Selnar en entrant, il ne peut s'en passer.
Elle prend place à droite de son époux, toujours aussi maquillée et vêtue de manière incorrecte. D'ailleurs, Varen ne se gêne pas pour se rincer l'œil. S'il continue, son espérance de vie risque de se raccourcir considérablement.
— Un elfe contraint de s'alimenter en viande, ricane-t-il, cocasse, non ? Vous faites objet de procès, pour cela ?
— C'est moi qui fixe les règles, grince le prince.
Selnar se pince les lèvres, sentant la situation dégénérer : Varen prend un malin plaisir à énerver mon maître et je doute de sa patience.
— Je vois, poursuit-il en glissant un regard vers la rousse, j'espère que vous êtes au courant que votre toute-puissance incontestée n'est pas valable à Arminassë.
— Varen, intervient Arquen légèrement nerveux, laisse Morgal tranquille.
L'hybride sent bien que l'elfe est à fleur de peau. De mon côté, je doute que l'astre soit si digne de confiance.
— Je ne verrais pas pourquoi, continue-t-il avec suffisance, le prince Morgal est en illégalité ici. Je ne tiens pas à honorer un meurtrier.
— Je suis un meurtrier ? relève Morgal sans se formaliser aux piques.
— Vous avez tenté de supprimer notre reine ! crache Varen en refermant ses poignes sur ses couverts.
Mon maître roule une nouvelle fois des yeux : il ne veut pas se fatiguer à répondre à cet imbécile mais les circonstances vont le pousser à prendre les mesures nécessaires.
— Mais je ne l'ai pas fait... Et je précise que nous étions en guerre à l'époque. Je n'ai jamais failli à mon devoir pendant l'alliance.
— Et vous pensez que nous allions oublier votre acte ? Qui sait quelles autres idées ont pu vous passer par la tête avec notre souveraine !
Le prince fronce les sourcils : s'il rétorque violemment, il risque une dénonciation. Surtout que monsieur Varen a raison : mon maître ne s'est pas contenté d'empoisonner la reine...
Miruvar se racle la gorge, comme pour briser le malaise présent.
— Voyons, voyons, restons civilisés, mes amis. Varen, s'il te plait, fais bonne figure à nos hôtes.
Ce dernier souffle bruyamment d'exaspération et se contente de finir sa tisane dans le silence. Un léger sourire nait sur les lèvres de Morgal. Il est incorrigible, ce mauvais garçon. Il s'est créé un nouvel ennemi et cela semble l'enchanter. Je pense au contraire que Selnar s'est faite un admirateur. Qui c'est qui va se faire voler son physique ?
— Bon, conclut mon maître en se levant, j'ai quelques obligations à régler.
— Je t'accompagne, déclare Arquen.
— Non, j'y vais seul.
L'hybride fronce les sourcils : la confiance règne ! Tous les astres ne sentent pas le départ de Morgal dans la capitale. La dernière fois, leur reine a fini pétrifiée, donc c'est compréhensible...
Je me demande comment réagirait Selnar en apprenant les écarts de Momo. Je suis sûre qu'elle lui en voudrait à mort.
Le voilà donc parti. J'attends quelques secondes pour lui emboiter le pas. Dans un couloir, j'en profite pour l'alpaguer :
— Où allez-vous, Majesté ?
— Retrouver de vieilles connaissances.
— La reine ?
Il écarquille les yeux vers moi :
— Tu veux que je finisse dans la mangeoire des aratayas ?
— Elle ne lèverait pas la main sur le père de son fils...
— Parce que ce n'est pas Püpe qui t'as fait ça ?
Il montre ma blessure à la tempe. Ah, c'est vrai, mon résonnement ne tient pas la route...
— Avouez que vous rêvez de la retrouver.
Il allait rétorquer mais on le coupe :
— De qui parlez-vous ? demande Selnar.
Morgal me foudroie du regard en serrant la mâchoire. Je hausse les épaules, tout sourire. S'il en avait l'occasion, il m'éviscèrerait.
— J'ai posé une question, s'impatiente l'autre, les mains sur les hanches.
Vas-y trouver un mensonge en l'espace de deux secondes pour la convaincre, maintenant, haha.
Il décide de la rejoindre et de la prendre dans ses bras. Hypocrite, bonjour !
— Ne fais pas cette tête, ma chérie, mmh ? Je faisais simplement référence à une vieille place de la capitale qui m'avait marqué lors de mon dernier passage. Tu ne vas rien imaginer d'autre, j'espère ?
La rousse plisse les yeux, ne croyant qu'à moitié son mari : avec le temps, elle a appris à le connaitre, et le mensonge fait partie intégrante de lui.
— Tu m'y emmèneras ?
— Bien sûr, ma chérie.
Il l'embrasse et s'esquive comme si ce contact le révulsait.
— Binou ! lance-t-il, suis-moi.
Dehors, les carrosses sillonnent les grandes avenues dans des éclaboussures de boue. Malgré le pavement, la fonte des neiges entraine des flots d'eau salie. Heureusement, plus on monte vers le palais, plus le sol est dégagé. Derrière la colline, la forêt vierge apparait, monstrueuse et hostile.
Je lève la tête vers mon maître, son visage caché sous une épaisse capuche :
— Vous vous y êtes déjà aventuré ?
— Dans la jungle ?
— Oui.
— La reine y organisait des chasses... C'est par là que je me suis enfui, poursuivi par des guerriers et ces maudits reptiles.
— Ah... Au fait, quel est mon rôle dans votre joyeuse petite virée ?
— T'infiltrer dans le palais.
Je manque de m'étrangler avec ma salive :
— Quoi ?
— Tu m'as parfaitement entendu.
— Et comment suis-je sensé y entrer ? Je suis un gnome ! Je vais être immédiatement repéré.
— Ta gnome s'y rend régulièrement. Accompagne-là.
— Mais... Mais non. En plus, on n'est plus ensemble.
— Je m'en moque : tu te débrouilles pour la rejoindre et t'infiltrer.
Je grogne, enfouissant les mains dans les poches. Dans la foule, les gens me bousculent et me marche sur les pieds : heureusement qu'il ne remarque pas ma véritable nature car ils identifieraient Morgal.
— Vous ne trouvez pas que notre histoire est assez similaire, Majesté ?
— Si ma vie était aussi simple que la tienne...
— Si ça se trouve, je suis vous en gnome.
— Tu en as d'autres des théories comme ça ?
— Allez... Si je réussis à convaincre Püpe, on a qu'à dire que vous et Luinil...
— Ferme-là et obéis : je ne veux plus te voir.
Très bien, très bien. Je me faufile dans la foule et tente de retrouver la gnome sur le chemin du palais. À cette heure, elle doit rejoindre la place des lavoirs pour nettoyer le linge. J'aperçois déjà les édifices de bois qui protège les bassins creusés des pluies. D'énormes bulles de savon volent dans les airs dans de joyeuses teintes rosées et argentées. Je suis étonné de trouver d'autres gnomes : sûrement des émigrés fuyant l'esclavage...
Et puis je trouve enfin Püpe, rinçant son linge dans les seconds bacs. Je la rejoins et me met en évidence devant elle.
— Tu as une sale tête, Binou, lâche-t-elle sans m'accorder le moindre regard.
— La faute à qui...
— Tu étais prêt à coucher avec moi, hier, se justifie-t-elle, moi aussi j'ai changé. Je suis devenue respectable au sein de cette petite communauté créée et je ne tiens pas à ce que tu gâches tout.
Je tourne la tête, remarquant que des gnomes nous regardent en chuchotant. Ah, les commérages...
— Ils ont deviné, explique Püpe.
— Deviné quoi ?
— Que tu étais le père de Mya.
— Et alors ?
— Ils savent aussi que tu es du côté des elfes. Si tu restes encore avec moi, je risque d'être assimilée à toi.
— Mais... N'importe quoi ! J'ai été marqué ! Et puis d'abord, où est ma fille ? J'ai le droit de la voir, non ?
— Non.
Je croise les bras sur ma poitrine : tout cela commence sérieusement à m'agacer. Elle me tourne le dos et continue sa tâche aquatique.
— Merde, Püpe ! C'est quoi ton problème avec moi ?!
Elle ne me répond pas alors je décide de l'attraper par le bras et de la mettre face à moi. Elle tente de me gifler mais je lui saisis violemment l'autre poignet.
— Lâchez la demoiselle, gronde un gnome derrière moi, accompagné de trois autres.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! craché-je.
Le gnome en question est bien plus grand que moi mais je n'en ai cure. Ils m'ont terriblement énervé. Leur petit air méprisant ne mérite pas tant d'attention.
— C'est lui, ton gnome ? demande-t-il à Püpe, il a une sale tête de traitre. Je ne comprends pas comment tu as pu être avec ce type. Mais ça explique pourquoi ta fille est si détraquée.
La blonde ouvre la bouche, incapable de sortir le moindre mot : elle est choquée et blessée. Cette fois-ci, c'est trop ; je la lâche pour empoigner l'autre abruti et l'envoyer se fracasser le nez contre une poutre. Et d'un.
Les trois autres se jettent sur moi : forcément, ici, les gnomes sont bien plus nerveux qu'en Calca. Mais qu'à cela ne tienne, j'ai subi un entrainement intensif et le premier ne tarde pas à piquer une tête dans le bac à lessive avec un bras fracturé.
Je saisis un battoir et le brise en deux sur la tête du deuxième. Il s'écroule, totalement sonné. Quant au dernier, je lui envoie mon genou dans le ventre et l'assomme suite à un crochet du droit.
Bon débarras. Je me retourne vers Püpe et l'emmène avec moi hors des lavoirs. Aucune résistance ne vient de sa part : elle est sans doute bouleversée par ce qu'elle a vu. Il y a quinze ans, j'étais incapable de neutraliser quiconque. Bon... Maintenant, elle doit me mener au palais.
— Stop ! lâche-t-elle.
— Quoi ?
— Que veux-tu, Binou ?
— Que tu m'emmènes au château : des informations à glaner, le travail quoi.
— Donc, je ne suis qu'un outil, une carte d'entrée, pour toi ?
— J'aurais préféré que tu sois autre chose mais tu refuses.
Je lui ai cloué le bec avec ça. Je continue à la mener vers les grandes portes d'entrée, espérant qu'elle accepte toujours de me faire entrer.
— Tu sais, murmure-t-elle alors qu'on avance dans les méandres de la foule, tu m'as beaucoup manqué.
— J'imagine, sinon, tu ne m'en voudrais pas autant.
— Désolée pour hier.
— Si tu veux on peut y remédier ce soir dans ma chambre.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Toi et moi c'est fini.
— Tu le répètes si souvent que j'en viens à croire que tu essaies de te convaincre.
— Depuis quand es-tu devenu un véritable psychologue ?
— Et toi une femme de bonne tenue ?
Je reçois un violent coup de coude dans les côtes. Mais je la devine bien sourire derrière ses jolies lèvres roses. Faut croire que le premier pas vers la réconciliation a été fait.
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