Partie 52

Alors que le navire s'avance vers le cœur d'Arminassë, la nuit nous rattrape et des milliers de petites lucioles voltigent dans les airs, se reflétant sur la surface houleuse du large fleuve. Déjà, la ville s'éclaire d'immenses feux, allumés sur le haut des tours de la muraille.

La première capitale de Fanyarë est une cité militaire mais aussi culturelle et cosmopolite. Une quantité indénombrable de palaces, d'auberges et de commerces se superposent en ses murs. La cité reprend vie la nuit avec les sorties festives de ses habitants : c'est tout simplement magique. Et la douce chaleur du soir pousse d'autant plus les citadins à stationner dans les vastes avenues ainsi que sur les terrasses verdoyantes.

Arquen ne se sent plus : son esprit semble bouillir de joie en retrouvant son chez-lui. Au contraire, les elfes sont beaucoup plus sur leurs gardes et c'est compréhensible : ils ne sont guère appréciés ici et c'est pire depuis l'ambassade.

— Tu as une adresse sûre ? interroge Morgal à son ami en tirant sur sa capuche épaisse, pas question que l'on nous dénonce...

— T'en fais pas, j'ai un grand nombre de contacts à Arminassë. Si je leur demande de garder le silence, ils ne divulgueront pas ta présence à la reine.

— Parfait.

— Et sinon, que cherches-tu à la capitale ?

— Cela ne te regarde pas.

— Si tu essaies d'empoisonner Luinil, je te jure...

— Je n'ai aucun motif d'agir de la sorte, Arquen.

Il hoche la tête, satisfait.

Et puis, l'hybride fait signe aux matelots d'amarrer la jonque à l'esplanade d'un palace. Nous sommes arrivés au pied d'une imposante architecture de style oriental avec colonnes et tympans sculptés. Les longs voilages des fenêtres dansent dans le vent alors qu'une lumière chaleureuse s'échappe des fenêtres ogivées.

Aussitôt, les gardes du corps de Morgal descendent pour sécuriser le périmètre alors que les espions disparaissent dans la ville, telles des ombres.

Arquen incite son ami à le suivre dans l'entrée du palace. Je ne me fais pas prier pour leur emboiter le pas, accompagné de Selnar et du mage.

Le séjour, bien que luxueux, est désert.

— J'ai demandé au propriétaire de réserver la demeure pour nous seuls.

— Tu as bien fait.

— Je fais toujours tout bien !

C'est à ce moment qu'apparait un astre, vêtu dans une longue toge bleu turquoise qui cache mal sa panse énorme. Sans cheveux ni barbe, il bénéficie d'un visage joufflu, extrêmement expressif et jovial. Il trottine vers l'hybride en écartant chaleureusement les bras en signe de bienvenue :

— Mon petit Arquen, s'exclame-t-il, cela faisait si longtemps !

Il lui donne une sérieuse accolade avant de se tourner vers mon maître.

— Vous devez être le Prince Morgal ? demande-t-il d'un air impartial.

— Miruvar, je vous présente Morgal, dit Arquen, mon ami.

— Votre ami ?

Notre hôte semble se retenir une réflexion acerbe mais comme si cela ne correspondait pas avec son personnage, il reprend son large sourire et ajoute :

— Je suis le propriétaire du Lotus Blanc, le palace que voici. Je suis le père adoptif de ce grand garçon.
Il désigne mon chef du doigt.

— Que de temps ont passé, continue-t-il en caressant sa bedaine avec nostalgie, et dire qu'hier encore tu n'étais qu'un enfant. C'est si rare d'en croiser ici... Et puis, il a fallu que tu t'enrôles dans l'armée... Oh mais je vous fais attendre à parler ainsi.

— En effet, lâche Morgal d'impatience.

Miruvar hausse ses gros sourcils en sa direction mais ne se formalise pas sur le comportement discutable de mon maître :

— Vous êtes mes invités de marque. Ah ! Mais qui est cette charmante dame ?

— Ma femme, répond l'elfe, la princesse Selnar.

— Une véritable perle, si je peux me permettre, sourit-il en faisant le baise-main à la jeune épouse.

— Enchantée, cher monsieur, minaude-t-elle en papillonnant des cils.

Son mari la rappelle à l'ordre par un regard sévère.

— Suivez-moi, déclare Miruvar dans de grands mouvements, un bon diner vous attend. Ah voilà mon assistant, Varen.

Un astre, plutôt bien de sa personne, fait irruption dans la salle et affiche un grand sourire à la vue d'Arquen.

— Alors ? commence-t-il en le rejoignant, t'as enfin pu te débarrasser de l'emprise de l'autre psychopathe ?

Oupsi...

Morgal se racle la gorge :

— Le psychopathe te conseille de déguerpir avant qu'il ne t'arrache la tête.

Ce serait amusant, haha.

Varen se pince les lèvres, réalisant la situation. Cela ne l'empêche pas de retrouver son sourire séducteur : il lance un clin d'œil à Selnar sans se soucier des retombées.

— Bien, conclut Miruvar, allons diner.

— Sage idée ! lancé-je, je meurs de faim.

— Qu'est-ce que c'est que cette chose ? demande l'assistant en me fixant, le mélange d'un troll et d'un nain ?

— Je suis un gnome, connard !

Arquen ricane alors que Morgal assure :

— Évitez de provoquer mon gnome, seigneur Varen, il serait capable de vous rendre fou rien que par ses paroles.

Le concerné glousse avec une teinte de mépris : j'espère qu'ils ne s'entretueront pas avant la fin du séjour.

Enfin, tel le porche du paradis, les lourdes portes de la salle à manger apparaissent. Je me précipite derrière une chaise de la longue table et attends que les autres prennent place. Une fine nappe blanche recouvre le bois du meuble, garnie de plateaux fumants. Je sens que je vais rattraper mes journées de diète.

— Asseyez-vous, enjoint le maître de maison.

Des domestiques s'affairent autour de nous : je souris bêtement. C'est bien la première fois que je me fais servir. Tous les autres gnomes ainsi que les gardes et les espions se restaurent dans les salles du bas, réservées expressément pour ça.

Sans attendre Miruvar, j'engloutis mon assiette et vide mon verre sous le regard légèrement gêné d'Arquen.

— Alors comme ça, remarque notre hôte à Morgal, vous êtes toujours, mmh... Disons, « associé » avec Arquen ?

— Effectivement.

— Pourquoi ne lui enlevez-vous pas la marque si vous êtes amis ?

— Parce que la marque n'apporte pas seulement des sensations douloureuses. Elle crée un lien entre le marqueur et le marqué. Cela peut éviter bon nombre d'accidents.

Tiens ! Je ne connaissais pas ce revers de la médaille !

— Mais c'est une question de liberté, s'indigne Varen, vous n'avez aucun droit à user de ce pouvoir sur vos hommes !

Morgal lui lance un large sourire hypocrite, laissant apparaitre ses canines :

— Mais, je fais ce qu'il me plait, seigneur Varen, tout simplement.

— Eh bien ici, rétorque-t-il, c'est différent. Vous n'êtes qu'un prince incognito qui devrait éviter de se faire remarquer.

— Serait-ce une menace ? relève mon maître en commençant son repas.

L'astre allait parler mais est coupé par mon chef :

— Varen, souffle-t-il, inutile de l'ennuyer.

— Bien ! Je ne suis même plus chez moi.

Il se lève en raclant les pieds de sa chaise et quitte la pièce. Bon débarras.

Le repas se finit en silence, parfois interrompu par les bruits de déglutition et d'argenterie.

Je monte en vitesse les marches et toque à la porte. Currunas m'ouvre, étonné de me trouver sur le paillasson.

— Binou ?

— Vous avez cinq petites minutes ?

Il hésite et me laisse finalement entrer.

Je lui tends le flacon de Neisse et il l'attrape pour le retourner dans ses mains de médecin. Un reflet bleuté apparait à la lumière des chandelles ; le mage s'assoit à un secrétaire et verse quelques gouttes sur un mouchoir.

— Où t'es-tu procuré ça ?

— Le majordome. Elle m'a demandé de le tester.

— Et tu as accepté ?

— C'est ma fournisseuse de drogue...

— Tu es irrécupérable, le gnome... Tu sais que ce liquide t'aurait statufié en l'espace de dix secondes ?

— Hein ?! Elle a tenté de me liquider ?

Chapeau Pointu hausse les épaules :

— Faut croire... Attends, je vais essayer.

Il se lève et rejoint ses bagages, entassés sur les dalles froides. Il en sort une cage de colibris à gorge rubis. Les trois volatiles gesticulent en tous sens, rapides comme l'éclair. Je tiens à préciser que Currunas voyage toujours avec sa ménagerie. Poils de chats, moustaches de rats ou écailles de morues sont indispensables pour ses étranges potions.

Il saisit brusquement un des oiseaux et l'enferme dans ses mains pour l'attacher au pied d'une lampe. Le chant du colibri, si aigu, s'est tut de terreur. Il a de quoi. Le mage engloutit quelques gouttes du flacon dans son bec et regarde le résultat. L'oiseau se débat quelques secondes avant de se raidir et s'immobiliser, tel un animal empaillé. Flippant.

— Et prends cette potion, assure-t-il en me tendant une flasque d'argent, ça te nettoiera le corps des drogues.

— Ah... Utile.

Je prends mon médicament et pars en quête de ma chambre. Après avoir monté tous les escaliers du palace, je me retrouve sous les toits : ma vie ne changera jamais... Au moins, l'endroit est cosy, ce n'est pas un vieux repère de chauves-souris et de rats. Je m'assois sur mon petit lit et retire mes bottes afin de pouvoir m'installer bien confortablement, en tailleur sur les draps. Je scrute la petite gourde, retire le capuchon et avale le contenu. Espérons que je sois sevré après ça.

Je n'ai pas l'impression qu'un quelconque changement s'opère...

Et puis mon ventre commence à gargouiller, et de plus en plus fort. Je vais réveiller tous ceux qui dorment dans cet hôtel ! Je cours à la fenêtre, m'agrippe au balconnet et recrache toutes les substances drainées par la médecine. Tout retombe dans le fleuve pour être charrié vers la mer : je sais maintenant pourquoi il ne faut pas se baigner dans les rivières.

C'est diablement efficace, ce truc ! Je claudique jusqu'au coin toilette et me débarbouille avec la serviette. Je n'en reviens pas que Neisse ait voulu me supprimer ; je croyais qu'elle voulait faire de moi son petit chien soumis. Mais apparemment, elle préférait me statufier. La colère commence à monter : je n'aime pas que l'on me prenne pour une victime. Je suis un espion, pas une potentielle cible. Décidé d'en découdre, j'attache ma petite épée à ma ceinture et me munis d'un poignard. Je vais gentiment lui régler son compte. Tant pis s'il faut trouver un autre majordome.

Je m'aventure dans les combles par un petit couloir étroit. La lumière de la lune éclaire faiblement le passage par les oculi. Ma lame luit comme une étoile mortelle, prête à occire mon adversaire. Dans la pénombre, je distingue une silhouette féminine. J'accélère le pas, aussi silencieux qu'une panthère et me jette sur ma proie. Projeté contre le vieux parquet grinçant, je la plaque, le couteau sous la gorge. C'est à ce moment-là que je reconnais la chevelure blonde de Püpe.


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