Partie 51
Comme avant chaque grand départ, l'excitation me prend et je ne peux m'empêcher de gesticuler dans tous les sens, épuisant mon entourage. Morgal m'a déjà fait comprendre que si je le croisais encore, il me plierait en quatre dans un carton jusqu'à l'arrivée. Comme si c'était lui qui préparait les bagages...
Finalement après avoir ingurgité une tisane de Neisse, ma majordome, me voilà totalement calmé, écartelé entre le monde des hallucinations et la réalité. J'ai passé trois heures à philosopher avec une statue, pour tout dire...
Et puis, Arquen m'a soulevé et calé sous son bras pour me balancer au fond d'un carrosse. Empêtré dans les valises et les coffres, je tente avec toute ma volonté de reprendre mes esprits mais dans une telle position, les jambes en l'air après un très douloureux atterrissage, cette tâche s'avère plus compliquée que prévue. Les domestiques commencent à s'activer autour, embarquant tous ces bagages dans les soutes.
Ma supérieure va m'entendre : je ne tolère guère me trouver passif. Je me demande comment je la tuerai, celle-là. Elle mourra forcément... C'est inéluctable avec moi, haha. Tous mes majordomes clamsent malencontreusement. D'ailleurs, à ce propos, le lapin diabolique rôde toujours quelque part... Je vais devoir me tenir sur mes gardes.
— Binou ! s'indigne Arquen en montant dans la voiture, un peu de tenue.
— C'est vous qui m'avez balancé comme un sac à patates.
— En même temps, tu étais aussi énergique qu'une guimauve !
— C'est toujours le cas, je ne parviens pas à bouger mes membres.
— Même après avoir pris une drogue dure, il ne m'est jamais arrivé de me retrouver dans une telle situation !
— Ce sont les drogues gnomiques, chef.
Il m'attrape par le col et m'assied sur la banquette, me mettant droit comme si j'étais une vulgaire poupée de chiffon.
— Voilààààà...
Je grommèle alors que mon maître et son épouse nous rejoignent, accompagnés de Chapeau Pointu.
Une grimace se peint sur mon visage lorsque la princesse rousse s'assoit à ma droite. Elle m'ignore totalement, se contentant de parler avec Morgal et Arquen : le voyage va être long. Encore paralysé, je vacille et échoue sur ses genoux.
— Tu peux me dire ce que fais ton gnome, râle-t-elle en tentant de me repousser sans succès.
— Il est juste torché, explique Arquen.
— C'est bien le gnome, de son maître ! siffle-t-elle.
— Si je suis ton raisonnement, rétorque Morgal, tous tes domestiques sont nymphomanes.
— Si je te trompais, c'est parce que tu ne t'intéressais jamais à moi !
Et voilà une dispute qui débute !
— Et pourquoi l'aurais-je fait ? Tu ne sais parler que de chiffons et de rumeurs ! En plus, j'ai horreur que l'on me force à faire des efforts pour une relation que je n'ai pas choisie !
— FERMEZ-LA ! beugle l'hybride, J'EN AI MA CLAQUE DE VOS QUERELLES DE MERDE !
La figure de Morgal se statufie en direction de son ami : sous la tunique la marque s'illumine, provoquant une douleur insupportable chez mon chef. L'elfe ne badine pas. Ce vieux susceptible interdit qu'on l'empêche de se chamailler comme une poissonnière.
Arquen grogne dans sa barbe et s'extirpe du carrosse.
Dommage que je sois dans cet état : je l'aurais bien suivi.
Le voyage jusqu'en Fanyarë fut effroyablement long. Selnar se plaint sans arrêt, exigeant toujours plus de pauses pour se dégourdir les jambes. Elle a aussi convaincu son époux de s'attarder quelques semaines dans la capitale d'Elendor. Morgal a râlé mais pour éviter une énième querelle, il a accepté. Grand mal lui en a pris. Ce séjour chez le roi Vilnius fut explosif : non seulement Arquen a créé un scandale en couchant avec trois danseuses du palais mais en plus, le comportement de Morgal effleurait la limite de l'impolitesse. Il a sérieusement corrigé son jeune beau-frère en le balançant dans un puits. En même temps, le petit frère de Selnar est une tête à claque pourrie gâtée. Il s'est moqué de Morgal en le comparant à un vieux loup aux crocs démesurés. Eh bien, mon maître n'a pas vraiment apprécié de se prendre des commentaires sur ses goûts et son régime alimentaire : il a fallu trois jours pour retrouver le jeune prince, gelé dans les égouts.
Suite à cette malencontreuse affaire, Vilnius a fait comprendre à son beau-fils qu'il devait quitter la capitale sinon, d'autres mésaventures se produiraient. Et puis, ce n'est pas comme si Morgal partageait leur manière de vivre beaucoup trop pompeuse pour son esprit rebelle.
Nous sommes donc repartis plus tôt que prévu avec une Selnar en pétard.
Enfin, le portail apparait au loin, énorme porche de pierre, plus haut que n'importe quel sommet. Encastré dans les montagnes, il arbore fièrement sa surface opaque, aussi lisse qu'un miroir. Je suis interloqué : comment traverse-t-on un portail ?
Morgal n'a pas l'air de s'en soucier.
— Tu crois que les nains nous laisseront passer ? lui demande Arquen en bourrant sa pipe.
— Normalement non. Mais tu oublies un détail sur moi, Arquen.
— Ah oui ? Lequel ?
— Je suis l'homme le plus riche de toutes les dimensions connues.
— Et s'ils n'acceptent pas ton argent ?
— Ce sont des nains, pas des humains pétris de bonne morale !
Bon. J'ignorais que c'était les nains qui géraient les échanges interdimensionnels.
— J'espère que le climat en Fanyarë est clément, souffle Selnar en remontant le col de son manteau, je ne tiens pas à demeurer dans ces couvertures toute notre lune de miel.
— Climat tropical, assure son mari, nous arriverons après la saison des neiges.
— Neiges ?
— Oui... D'ailleurs je précise que l'on prendra une fausse identité.
— Toujours rester dans l'illégalité avec toi, bougonne-t-elle.
— C'est toi qui as voulu te marier avec moi... En plus, je préciserai que ma tête est mise à prix. La Reine Vierge paiera cher pour me voir pendre au bout d'une corde.
— Pourquoi allons-nous là-bas déjà ?
— Parce que je profite de l'occasion de notre voyage de noces pour régler certaines affaires.
Mouai j'imagine bien ces affaires se finir dans les bras de la reine. Je ricane en pensant à l'absurdité de la situation. Morgal se tourne vers moi en haussant un sourcil inquisiteur. Comprenant sûrement mon rire, il me foudroie du regard, la mâchoire contractée, l'air de dire : si tu dis quoi que ce soit, je t'arrache la langue.
J'effectue une petite courbette et descends du carrosse pour rejoindre les voitures des gnomes. Mon maître a exigé de se déplacer en petit comité, histoire de se faire passer pour un simple elfe de la petite bourgeoisie.
Il n'empêche que ses gardes et ses espions gravitent autour du petit convoi, surveillant les environs. Au moins, on est en sécurité. Et puis, je n'ai pas de soucis à me faire avec un Réceptacle et un hybride, après tout. Il est temps d'enterrer ces craintes dans un bon repas chaud. Je m'assis à une petite table expressément dressée pour mes semblables et commence à vider mon écuelle. Tout en mâchant mes pommes de terre, je regarde avec nonchalance les gnomes déambuler dans la clairière. Et puis Neisse apparait dans mon champ de vision. Encore elle. Elle s'assit en face de moi, toujours départi d'émotions et me fixe avec froideur.
— Madame, je vous assure que vous me faites peur.
— Je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi, dit-elle d'un ton monocorde.
— Oui ? De quoi s'agit-il ?
— Je voudrais que tu testes cela...
Elle pose un flacon sur la table.
— Je ne suis pas un cobaye pour ce genre d'expériences. Vos drogues me suffisent.
— Devrais-je te rappeler que tu es dépendant ? Je suis la seule à pouvoir t'en fournir. Donc si tu refuses d'avaler ma potion, tu risques fort de ne pas le supporter.
Je grince des dents. Pourquoi ai-je commencé à me droguer régulièrement déjà ? Pour compenser un manque, encore ?
Je hoche la tête et empoigne le flacon : cette sorcière aux allures de poupée de cire me tuera un jour. Il me semble opportun de faire analyser son infâme concoction par Currunas, ou je risquerais de me transformer en crapaud en un clin d'œil.
Nous voilà au pied de l'imposant portail. Telle une porte vers l'abîme, il nous toise de son immense hauteur. Autour de nous, des garnisons vadrouillent dans la caserne. Quant à Morgal, il s'explique avec un nain médaillé.
— Mais bien sûr mon bon monsieur, déclare le barbu de sa voix rocailleuse, mais si vous voulez passer, je devrai envoyer un courrier à Arminassë et à Lombal pour prévenir les royaumes astraux de votre venue.
— Oh, je suis sûr que nous pouvons nous arranger pour éviter cela, sourit Morgal.
— Désolé, c'est le règlement administratif...
— Mais c'est inutile : nous sommes de simples voyageurs pacifistes...
Et c'est lui qui dit ça ?
— Ouai, je vois surtout que vous êtes des elfes. Et peu importe les belles paroles que vous pouvez sortir, vous restez des tocards indignes de confiance.
Morgal fronce un sourcil, peu atteint par la remarque de son interlocuteur.
— Tu vois, fait remarquer Arquen, toutes les races s'accordent sur le fait que les elfes sont malhonnêtes.
Mon maître soupire d'impatience et empoigne brusquement le nain à la gorge, le plaquant du haut de son bras contre un mur :
— Recommençons, lâche-t-il les crocs serrés, tu nous laisses passer ou ta boite crânienne éclate d'ici trois secondes.
Derrière, toute la garnison a encoché ses arbalètes, prête à liquider le fauteur de troubles.
Le nain leur fit signe de baisser leurs armes, conscient qu'il mourrait avant le soutien de n'importe quel confrère. Il secoue péniblement la tête de haut en bas et Morgal le laisse choir sur la terre battue.
— Je savais que l'on pouvait s'entendre, ricane-t-il.
— Saleté d'elfes...
Satisfait, le prince enfourche une monture et se dirige vers la naissance du portail, suivi par les voitures. Arquen sourit maladroitement au chef de la garnison et rejoint le cortège. Quelques mètres plus loin, nous nous avançons vers l'étendue aqueuse, semblable à une tache d'encre verticale.
Sans hésiter, mon maître la traverse. Lorsque mon tour arrive, je ferme les yeux, comme si une quelconque douleur pouvait m'atteindre. La sensation est étrange, comme si je passais au travers d'une toile d'araignée gluante. Au bout de quelques secondes, j'ose ouvrir les yeux et je suis estomaqué par le changement radical du paysage qui se présente à mes yeux noisette.
Une magnifique forêt vierge s'étend jusqu'à l'horizon, divisée par le cours d'un fleuve argenté. Les chants des oiseaux résonnent exotiquement à nos oreilles. Une douce chaleur contraste avec le froid de Calca. Déjà, le soleil se couche derrière la cime des arbres, emplissant le ciel d'une couleur dorée, tachée par le vol de rapaces. Je retire mon manteau et suis le groupe jusqu'à une jonque qui nous attend.
Quelque chose me dit que Fanyarë va me plaire...
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