Partie 50

J'aurais bien aimé passer le reste de la nuit autour d'une bouteille très alcoolisée, aux côtés de mes imbéciles d'amis, mais les préparatifs pour le départ du prince commencent dès aujourd'hui. Si la fête dure encore une semaine dans le royaume, mon maître ne désire pas s'attarder plus longtemps en ces lieux : les tempêtes des Falaises Sanglantes lui manquent. Malheureusement pour lui, je crains que sa retraite ne lui passe sous le nez, au profit d'une merveilleuse lune de miel. Je croise fortement les doigts pour qu'il accepte Fanyarë.

Mais encore une fois, je doute que le psychopathe ne choisisse une telle destination : il risque de rencontrer la fureur de la Reine Vierge. Et puis ce n'est pas comme s'il y était revenu indemne, la dernière fois.

Je réajuste mon uniforme en passant devant une glace et dévale les escaliers. Par les baies, je distingue une floppée d'aristocrates dans le jardin, attablés à des banquets richement garnis. Je serre douloureusement les dents, me retenant de dérober un croissant ou une tourte. Mon ventre gargouille, comme pour me rappeler la faim qui me tiraille. Mais j'ai juré de ne plus me laisser aller à mes envies. Et puis, ce serait dommage de gâcher tout le travail accompli jusque-là. Je tire sur mon col et me détourne de la tentation avec volonté. C'est fou comme je suis quelqu'un d'extraordinaire, tout de même...

Je me demande où a bien pu échouer mon maître. Est-il encore à l'extérieur ? J'ai cru l'entendre rentrer avant l'aurore. À en juger le tapage, je doute fortement de sa sobriété...

Ah, voilà la majordome ; peut-être pourra-t-elle me renseigner.

Car oui, je précise qu'un troisième majordome a succédé à Bradh. Celle-ci ne semble pas trop étrange, mis à part qu'elle renifle des herbes illicites. Elle fume sans arrêt la pipe et son uniforme de supérieur empeste le tabac froid. Si Maril et Tampë se sont accordés sur le fait qu'elle était dotée d'un « physique intéressant », je peux garantir qu'elle connait l'art du chantage. Dans la maison de Morgal, aussi... Si on veut survivre aux Falaises Sanglantes, il n'y pas d'autre choix que d'enterrer sa bonté et son honnêteté, de toutes façons.

Je m'approche d'elle, slalomant entre les elfes qui encombrent le séjour.

— Binou, s'étonne-t-elle avec son éternelle indolence, cela faisait longtemps...

Elle me jette un regard lourd de sous-entendu. Je me pince les lèvres, devinant l'allusion : il est vrai que la semaine dernière, elle et moi avons finis complètement éclatés au fond d'un lit. S'il ne me reste guère de souvenirs de cette désastreuse soirée, ça n'a pas l'air d'être son cas. Pas de bol pour elle, je ne réitère jamais deux fois une aventure amoureuse avec la même femme. Et puis, ce n'est pas comme si elle m'avait drogué...

— Auriez-vous... Hum, croisé le prince ?

— Sa Majesté est rentrée très tard dans la nuit, répond-elle nonchalamment, il a déclaré vouloir se reposer. J'ignore où il se trouve particulièrement.

Je soupire, ne désirant guère parcourir tout le château en quête de mon maître. C'est que je veux connaitre ses plans futurs...

— Aurais-tu besoin d'un remontant, Binou ? me demande-t-elle avec suffisance, tu parais bien fatigué.

— Je préfèrerais rester maître de moi-même, madame.

Elle bascule la tête sur le côté, n'appréciant sans doute pas trouver une résistance. Ce qui est flippant, c'est que j'ignore totalement ce qu'elle pense : je suis face à un mur. Décidément, les rapports entre mes majordomes n'ont jamais été concluants.

Enfin, son visage s'anime par un froncement de sourcil, ce qui n'est pas forcément bon signe. Elle me tire dans le couloir des domestiques et m'embrasse avec compulsion. Bonjour les effluves de tabac.

Rien que son contact me donne l'impression d'avoir sniffer un paquet entier de poudre blanche. Je doute que la drogue fasse partie du Règlement Suprême. Mais après tout, elle fait ce qui lui plait. Par contre, avec moi, ça ne marche pas ainsi. Je lui arrache les mains de ma ceinture et la pousse : elle a cru qu'elle pouvait me monter comme ça ? En plus, elle ne me plait pas. Non seulement elle manque cruellement d'émotions mais en plus son corps m'attire autant qu'une gargouille effritée. C'est vrai qu'avec son physique de mollusque coincé, elle peut toujours courir.

Elle grommèle dans sa barbe et réajuste son chignon banane avant de me foudroyer du regard. Désolé, ma chère Neisse, mais ce ne sera pas pour cette fois.

Elle me quitte, claquant ses talons sur le parquet comme pour me signifier son mécontentement. Peu m'importe après tout. J'espère juste qu'elle ne voudra pas se venger en me tendant un piège ou en trucidant les autres petites domestiques qui ont eu le malheur de trop s'attarder auprès de moi.

Arquen serait prêt à se moquer de ma vie sentimentale alors que Morgal m'a déjà fait savoir que mon comportement lui déplaisait. Comme s'il pouvait me faire la morale, ce crétin. Non seulement il ne remplit pas son devoir de prince au quotidien mais en plus il séduit toutes les femmes qu'il croise pour en récupérer des intérêts. Pas étonnant que ses actions sordides l'aient rattrapé.

Je remonte vers la chambre de mon maître, doutant fort l'y trouver. Mais à mon grand étonnement, il s'est couché après sa virée de l'autre soir. Je referme la porte derrière moi et percute les restes de bouteilles et de lotions. Ça s'est amusé ici, on dirait.

Allongé, dans son pieu, mon maître cuve toujours, endormi contre Selnar et Arquen. D'accord... Que mon esprit tordu ne s'exprime pas. Mais j'avoue que la princesse rousse risque de ne pas comprendre grand-chose dans tout ce micmac. Arquen a intérêt à partir s'il ne veut pas se faire allumer par son supérieur hiérarchique. Enfin, réprimander, je veux dire.

Je me penche au-dessus de lui et le secoue doucement. Mais c'est qu'il ronfle encore plus fort, l'animal !

Contre tout attente, Selnar se redresse, les cheveux en bataille. Cette idiote réveille son charmant mari en se blottissant contre lui. Après un grognement sourd, Morgal se décale avant de réaliser la situation dans laquelle il se trouve. Son regard tombe sur moi ; je hausse les épaules d'impuissance sans me départir de mon éternel sourire malicieux. Je crois qu'il ne voit pas encore clair car il beugue devant son ami et sa femme, dans son lit. En fait, je pense surtout qu'il n'a plus la volonté de faire quoique ce soit. Ni même de s'énerver.

— Binou, murmure-t-il d'une voix agonisante, apporte-moi ma flasque.

Ah oui, sa gourde de sang. Si ça peut lui remonter le moral.

— Arquen... gémit-il, tu peux me dire ce que tu fais dans mes draps.

— Grumph.

L'hybride ouvre les yeux et souffle :

— J'étais déjà là quand tu es arrivé, encore plus torché que nous.

— Pardon ? relève Selnar, mais... Que fais-tu ici, Arquen ?

— Moi ?

Essayez de ne pas cramer votre couverture, ce serait bien.

— Mon dieu, se plaint-elle en se frottant le crâne, j'ai un mal de tête épouvantable. Je ne me rappelle pas avoir bu après la fête... On a fait un plan à trois ?

Morgal roule des yeux, exaspéré comme à son habitude par la fille de Vilnius.

— Ce n'est pas exactement mon genre, Selnar.

— Cela aurait été divertissant... Dis-donc, mon chéri, je trouve que tu es parti un peu vite, hier.

— Ah... Tu trouves ?

— Je compte bien que tu te rattrapes.

— Tu ne me donne pas d'ordre, Selnar. Je suis ton mari donc, hiérarchiquement, je suis désormais au-dessus de toi !

Mes aïeux ! Le ton monte.

— Pardon ? Je suis ton égale en tous droits !

— Tes droits, tu peux les oublier. C'est moi qui commande ici !

La princesse s'assit devant mon maître en réajustant les bretelles de sa nuisette et déclare :

— Je ne serais pas ta bonne à tout faire, Morgal ! Je suis ta femme, pas ta gnome !

Arquen intervient :

— Vous ne pouvez pas vous taire, vous deux ? D'une manière ou d'une autre, vous devrez faire des concessions, l'un comme l'autre...

Morgal plisse ses longs yeux bleus, toisant son ami : mais malheureusement, il ne peut rien rétorquer devant la réalité de ces propos.

— De toute façon, ajoute Selnar en rabattant ses cheveux d'un air certain, nous serions bien obligés de faire des fils.

— Je vais t'étrangler, toi...

Le demi-dieu descend du lit en soupirant :

— Gardez ce genre de fantasmes en privé, s'il vous plait.

Peu enclin à assister à la dispute conjugale, j'emboite le pas à l'hybride.

— T'es qu'un incapable, Morgal, résonne la voix de Selnar derrière nous, tu es un salopard frigide qui ne pense qu'à toi.

— Pas de ma faute si tu es laide !

— Goujat !

— Péripatéticienne de bas étage !

— Je vais te coller un procès !

— Tu seras morte avant !

Bon, ils sont partis pour se bagarrer. Je pense que Selnar risque fort de se faire étouffer sous les draps. Tant mieux, ce n'est qu'une allumeuse, après tout. Avec mon chef, on s'éclipse de la chambre nuptiale, laissant les époux à leurs doux échanges.

— J'ai hâte de voir comment se déroulera la lune de miel avec ces deux imbéciles qui ne se supportent pas, ricane Arquen.

Il n'a pas l'air de se plaindre de son rôle dégradant de la veille. Après tout ce n'était pas la première fois qu'il se retrouvait ainsi avec la rousse.

— Dites-moi, chef, où irions-nous ?

— En Fanyarë, j'espère ! Je veux retrouver des femmes saines d'esprit, moi !

— Mais Morgal redoute cette dimension, non ?

— Je m'en moque, si je peux retrouver la reine d'Arminassë, ça me va.

— C'est mignon de vous voir espérer, ainsi, chef.

— Luinil m'a toujours apprécié, Binou, avec un peu d'habilité, elle abandonnera ses vieilles habitudes.

— Bah, c'est déjà fait, de toutes façons...

— Tu dis ?

— Non, rien. Par contre, comment passerions-nous le portail interdimensionnel ? Luinil n'appréciera guère d'apprendre que son ancien assassin déambule allègrement sur son territoire.

— Ce ne sera que plus amusant ! Imagine la rencontre des deux, ce serait explosif.

Je grimace, imaginant une toute autre sorte de rencontre. Je chasse ces images malsaines de ma tête et acquiesce : c'est vrai que le prince comme la reine sont loin d'être des imbéciles en termes de stratégies, de ruses et de perfidie. Ils se sont bien trouvés. Par contre je ne donne pas cher de la santé mentale de leur bâtard.

— Si vous vous rendez à Arminassë pour rencontrer votre souveraine, pourrai-je vous accompagner ?

— Tu veux faire la tournée des bars ?

Je lève les yeux : cet abruti n'a pas une once de jugeotte. Perdu dans mes pensées, je parviens avec mon chef dans la salle d'arme, désertée à cette heure de fête.

— Ce n'est pas gentil d'abandonner Morgal avec sa douce épouse délicate, remarque-t-il en saisissant un cimeterre, il ne mettra pas un seul pied dans la capitale. En tout cas, il peut toujours attendre, je ne ferai pas son job éternellement auprès de Selnar.

Enfin, un germe de rébellion !

— Tu sais, Binou, ajoute-t-il en faisant miroiter la lame, ce n'est pas parce que la guerre est finie que notre travail s'achève. Le Dégénéré aux oreilles pointues trouvera forcément un moyen de se faire de nouveaux ennemis.

— Qu'est-il arrivé au duc Ilvanar, votre ancien patron ?

— Morgal lui a pulvérisé la face avec une masse d'arme.

Bon appétit... Un avertissement pour ses adversaires.

— Ce fâcheux accident devrait vous persuader d'éviter de comploter avec la Reine Vierge contre notre maître, chef.

— Voyons, voyons, Morgal est mon meilleur ami.

— Mouai et vous désireriez que cela soit plus d'ailleurs...

Il ferme innocemment les paupières en me lançant une dague que j'attrape au vol :

— Pourquoi te soucierais-tu de ce genre de problèmes qui me sont personnels plutôt que de t'entrainer ?

— Parce que je me mêle de tout.

— J'avais remarqué.

— Faites attention, Morgal ne se montre guère tolérant pour ce genre de libertinage.

— Ce n'est pas comme si j'avais profité de la situation lorsqu'il est rentré torché.

— Beurk. Il vous aurait étripé sans hésitation.

— Binou, soupire-t-il, pour une fois dans ta vie d'esclave, tu vas te mêler de ce qui te regarde.

— Mèèèèèh.

Comme pour signer la fin de la conversation, il se met en garde, attendant que je l'attaque. Cette fois-ci, je ne me ferais pas avoir : je commence l'offensive par une feinte de mon cru. S'il esquive sans mal ma parade, il ne s'attendait pas à ce que j'empoigne un fléau sur le mur et lui balance en pleine face. L'arme frôle son front et s'éclate bruyamment sur les dalles.

Mécontent, il se précipite vers moi, me soulève sans mal et me balance à l'autre bout de la salle. Aïe... Mon nez saigne sur le sol alors que mes membres tremblent de douleur. Si cet hybride continue à me maltraiter, je jure de parler à Morgal.

— Et moi qui pensais que tu progressais, se lamente Arquen, ce sera bon pour aujourd'hui : je tiens à ce que tu sois en forme pour le voyage en Fanyarë.

Je me relève, le nez tuméfié. Et dire que je déploremon état actuel. Si je savais ce qui me guettait...



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