Partie 5
Après avoir dormi à peine deux heures, je prends le chemin des écuries gnomiques, un poids dans chaque chaussure. Je rejoins le petit cortège qui me tiendra compagnie sur la longue distance. Je vais me morfondre en leur présence...
Alors que je tire les reines de mon poney qui, en plus de cela, s'avère être obèse, je débouche hors de l'enceinte par un passage réservé aux gnomes.
Des cavaliers et des carrosses passent fièrement dans les avenues, m'éclaboussant de leur suffisance. Pourtant, l'une des voitures s'arrête à côté de moi. On me fait signe d'abandonner ma monture et de monter. Je laisse donc le poney obèse aux autres gnomes et rejoins l'inconnu dans la voiture noire, tirée par six superbes frisons. Je devais m'en douter : il n'y a que Morgal pour sortir dans un corbillard pareil. Il m'attend sur la banquette, enroulé dans une lourde cape qui - ô surprise ! - est noire.
— Vous m'avez demandé, Majesté ?
— Oui. Tu vas m'accompagner au port. J'ai des contacts à rencontrer. Je veux que tu espionnes leurs cargaisons.
— Vous êtes sûr de ne pas avoir un meilleur espion pour cette tâche ?
— Si mais c'est toi dont j'ai besoin.
Bah voyons ! Il veut m'envoyer au suicide.
— Arrête de penser si fort, Binou.
Ah oui, j'avais oublié qu'il était télépathe. D'ailleurs...
— C'est vrai que vous êtes médium ?
— Bien sûr. On dit aussi que je suis la réincarnation d'un Dieu maudit par le Créateur et que je me repaitrais de chair d'enfants.
— Le second point est vrai.
— Non, c'est faux. Pas les enfants. Sais-tu que j'ai des principes et des valeurs, Binou ?
— Ah... Je ne savais pas.
Il éclate de rire. Il aurait pu tout aussi bien m'accorder la même fin qu'à ma collègue, mais non. Il préfère se moquer de moi. Quelle enflure ! Aïe ! Il a dû entendre cette pensée.
Nous voilà enfin au port. Je descends avec mon maître. Nous sommes accompagnés d'une garde personnelle qui s'éclipse dans la foule, invisible mais bien présente. Morgal a rabattu une lourde capuche afin de cacher son visage : il aime se balader incognito apparemment. C'est compréhensible en soi : se faire arrêter tous les deux mètres pour se faire aduler par de fausses paroles... En attendant, c'est toujours mieux que de se faire toiser par des regards méprisants ou de se faire écraser pour cause de manque d'envergure.
Nous gagnons les passages sur pilotis, fendant la foule déjà compressée. J'ai horreur de ce genre de bain. En plus, certains marchands hurlent au-dessus de nos têtes, soit pour attirer des clients à leurs étalages, soi pour beugler sur les commis. Je ne parlerai pas de l'odeur de poisson qui me prend les narines.
Enfin, nous arrivons au fond de l'embarcadère de bois.
— Tu vois la caravelle ? me murmure le prince, tu vas y pénétrer par un hublot, ouvert à la poupe. Tu rentreras dans un bureau et déroberas le carnet du capitaine.
— Ah... En quoi est-il si important ?
— Cela ne te regarde pas. Dégage de là maintenant.
J'obéis malgré moi tout en jetant un regard à la dérobée vers mon maître. Il s'avance vers un comptoir où l'attend un gros lumbars aux cheveux gras et aux vêtements finement brodés, accompagné d'un goéland criard. Ça doit être lui, le capitaine du navire. Si je me fais prendre, il serait capable de me réduire en bouillie rien qu'en s'asseyant sur moi. Bon, tout cela est très réjouissant mais j'ai une mission à accomplir. Je contourne donc le bateau en me faufilant entre les ballots de marchandises. Les gardes ne me remarquent pas, trop occupés à parler entre eux. J'arrive à l'arrière du navire et comme prévu, le hublot est ouvert. J'attrape la corde de l'encre et me hisse discrètement jusque sous le pont, à l'endroit de la fenêtre. Sans lâcher ma prise, j'envoie mes jambes à l'intérieur puis suite à un numéro de contorsionniste, je me laisse glisser dans la salle. Personne. L'odeur âcre du cigare me monte à la gorge. Je me précipite donc vers le bureau et saisis les tiroirs pour fouiller l'intérieur. Rien. Je remarque alors un coffret sur le haut d'une bibliothèque. Bien sûr, je suis trop petit. J'attrape un tabouret qui traine et me hisse.
Aïe ! J'entends des voix qui se rapprochent. Je redescends de mon perchoir, mon précieux coffret sous le bras. Zut ! Je n'ai pas le temps de m'enfuir. La poignée commence à tourner. Une idée ! Une idée ! Vite !
La malle ! Je m'y faufile prestement, refermant le couvercle au-dessus de ma tête. Je parviens à voir par le trou de la serrure : deux hommes entrent dans le bureau. Je reconnais le capitaine et l'autre doit être son second. À l'inverse de son supérieur, il est d'une maigreur affolante, et recouvert de vieilles pelisses usées. Son totem est un chat noir, au pelage rongé par les puces.
— Le prince Morgal va nous ruiner, capitaine ! Il faut arrêter tout commerce avec lui !
— Nous n'avons pas le choix : il nous tient comme des marionnettes. Et nous ne sommes pas les seuls marchands à s'être empêtrés dans sa toile de manipulation. Le seul moyen serait de... de l'éliminer.
— Je sais ce que vous préparez avec la Ligue Marchande, capitaine, mais avoir le roi Elaglar sur le dos avec ses fils n'est pas une bonne idée.
— Et pour quel motif nous attaqueraient-ils ? Nous sommes en position de légitime défense.
— Ils n'ont que faire de notre juste cause. Les elfes ont toujours détesté les lumbars. Ce ne sera qu'un prétexte pour nous détruire et conquérir nos terres et archipels.
La capitaine soupire et s'assit sur le gros coffre. Espérons qu'il soit assez solide, sinon, je me demande si mes craintes ne vont pas se réaliser. En tout cas, tout cela est très intéressant. Je profite de leur échange pour ouvrir mon coffret. Heureusement, le carnet tant convoité s'y trouve. Il ne manque plus qu'à ces deux imbéciles de sortir.
Vraisemblablement, c'est moi qui vais sortir le premier : le couvercle de la malle s'ouvre brusquement, découvrant les visages cramoisis des lumbars. Je n'ai jamais été dans une position aussi... Précaire. Sans parler de ma position ridicule, ratatiné dans le coffre. J'en suis vite sorti, d'ailleurs. Jeté à même le parquet, j'accuse violemment le coup.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? grogne le capitaine en m'attrapant le col de ma veste et me soulevant du sol.
— Une saleté de gnome, crache le second, il travaille sûrement pour quelqu'un.
Aïe. Ma couverture va être cramée.
— Bien ! Les requins vont avoir à manger, on dirait !
C'est à se demander si je suis destiné à finir au plus bas de la chaine alimentaire. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot : j'envoie soudainement mon genou entre les jambes de mon agresseur. Il se plie en deux, un rictus de douleur sur le visage. J'en profite pour me dégager de sa poigne et courir vers le hublot. L'autre lumbars m'attrape et me met un couteau sous la gorge. Mais dans la panique, il ne parvient pas à ajuster sa lame et je lui mords rageusement la main. Il pousse un cri, lâchant son arme. Je la récupère au vol et... l'enfonce dans son ventre jusqu'à la garde. Le second s'écroule sur le tapis, sa bouche émettant de joyeux gargarismes sanglants.
Je me tourne vers le capitaine et alors qu'il se relève, je me jette sur lui. Il n'était apparemment pas préparé à se faire attaquer par un gnome d'un mètre de moins que lui. Son visage médusé est sa dernière expression faciale car après avoir sauté contre lui avec la vivacité foudroyante du roquet, je lui enfonce la lame rouillée dans l'œil. Son hurlement remplit le navire, de la coque au nid de pie. Lui aussi s'effondre, manquant de m'écraser sous son poids. Décidément ! Oups ! Il n'est pas mort... Je vais devoir l'achever. Ça me répugne, surtout qu'il est pris de convulsions et que le sang continue de couler. Le poignard est resté logé dans l'orbite. Je me penche et l'enfonce avec répulsion jusqu'à atteindre la matière grise.
Je recule une fois le travail fait, une envie de vomir me saisissant. Je n'avais jamais tué personne. Je ne suis absolument pas pris de regrets mais c'est étrange de dérober la vie à quelqu'un. Je comprends maintenant pourquoi Morgal aime tant s'adonner à ce loisir : cela donne une impression de puissance, de contrôle sur les individus.
Mais je n'ai pas le temps de m'attarder en réflexions philosophiques : les cris de mes victimes ont alerté tout le bâtiment et c'est maintenant ou jamais pour partir.
J'attrape le coffret et me glisse par la fenêtre, saisissant l'épaisse corde. Ouf ! Me voilà sorti de ce pétrin. Je descends lentement l'attache et parviens sur le ponton. Mon coli sous le bras, je m'éclipse dans la foule pour rejoindre le carrosse. Morgal m'y attend, adossé contre la porte de son corbillard. Autour, les cavaliers chargés de notre protection, patientent silencieusement. Tous ce joyeux cortège est en retrait du port, afin de ne pas attirer l'attention. Faut croire que le prince est aussi asocial que psychopathe.
— Ce n'est pas trop tôt, Binou. Allez, dépêche-toi de monter.
Il pourrait me remercier tout de même !
Apparemment, il a compris que j'avais réussi ma mission.
Je m'installe donc dans la voiture, me pelotonnant dans un coin. Il me rejoint et tend la main pour recevoir le carnet. Il ne perd pas le nord !
— Vous savez que ces hommes voulaient vous tuer, Majesté ?
— Ils le veulent toujours.
— Ils sont morts.
Il me regarde avec un air ahuri. Première fois que je le vois afficher une tête pareille.
— Tu es devenu un assassin, Binou ? Peux-tu m'expliquer comment un gnome a pu tuer deux lumbars dans la force de l'âge ?
— Ils m'avaient repéré...
— Si tu n'avais pas rectifié cette erreur, tu aurais fini comme eux actuellement.
Je me renfrogne, relevant mon col sur mes joues. Ce prince m'agace. Qu'il continue à baigner dans son merdier sulfureux, je ne le rejoindrai pas.
Le carrosse se remet en route. Je regarde nonchalamment le paysage défiler derrière les rideaux écarlates des fenêtres.
Mon maître s'est allongé dans la longueur de la banquette, se préparant pour une petite sieste. C'est parfait ! Il n'a rien d'autre à faire ? Il ne jette pas le moindre coup d'œil sur ma trouvaille.
Je remarque qu'il a fixé une perle étrange à une de ses mèches dorées. En y réfléchissant, cela doit être un attrape-rêve elfique. Il ferait donc des cauchemars ? Intéressant. En même temps, il n'a pas dû voir que des merveilles dans sa vie...
Dehors, la nuit commence à tomber en plus d'une forte pluie. Morgal ronfle en face de moi. Il a confiance ! Je pourrais très bien l'assassiner si l'envie me prenait ! Et pourtant je ne ferais jamais une chose pareille... et il le sait, comme si la soumission consentie de ma race coulait inexorablement dans mes veines teintées de rébellion.
Brusquement, le carrosse freine et je suis projeté contre le prince qui se réveille en grognant. Quel ours, ce type ! Dans un demi-sommeil, il me repousse à ma place et se rendort. Mais ce n'est pas vrai ! En plus, le corbillard ne reprend pas la route. Que se passe-t-il ? J'ouvre la portière et découvre, dans la pénombre, trois cavaliers elfes du cortège, entourant une petite silhouette.
Je descends et c'est bien malgré moi que je m'interpose dans tout ce micmac.
— Où est le prince ? me demande hargneusement un cavalier, l'épée pointée vers l'intru.
— Heu... Il est occupé dans la voiture. Il m'a chargé de savoir ce qu'il se passait.
— Nous l'avons trouvée au milieu de la route, ajoute-t-il d'une voix méprisante, elle tient à se rendre au palais.
Je devine une gnome, frigorifiée dans sa capeline. Elle me fait un peu pitié : si elle vient du port, qui est la ville la plus proche des Falaises Sanglantes, cela doit faire plusieurs heures qu'elle marche et ce ne doit pas être une partie de plaisir avec ce temps.
— Eh bien, elle monte avec moi, dis-je avec assurance, le prince veut l'interroger.
L'elfe fronce les sourcils, ne croyant guère à mon mensonge. Pourtant, lui et ses compagnons s'écartent de la fille et la laisse me rejoindre. Elle monte craintivement dans le carrosse et s'assit sur la banquette. Le cortège redémarre instantanément.
Je ne sais pas ce qu'elle peut penser de l'ours en hibernation. C'est une image plutôt unique de la royauté elfique... C'est vrai qu'il n'a pas fière allure ainsi, étalé sur la banquette. En le regardant bien, il a un air plutôt innocent dans le sommeil. Enfin, ce n'est pas mon problème. Je me tourne vers la gnome, qui est loin d'être très à l'aise. Compréhensible.
— Votre nom ? demandé-je en prenant soin de ne pas réveiller l'autre imbécile.
— Püpe, répond-t-elle d'une voix timide, je m'appelle Püpe. Je suis envoyée aux Falaises Sanglantes. On m'a assuré qu'une place s'était libérée.
Bah plutôt, oui ! « Votre prédécesseur c'est d'ailleurs fait dévorer par l'homme que voici ! Vous allez voir, il est charmant ! ». Je crois que je vais éviter de lui dire cela. Elle tremble encore de froid et peut-être de peur. Son manteau est mouillé ainsi que son bonnet de laine. Je devine ses grands yeux clairs dans la semi-obscurité, son petit nez en trompette et ses longues tresses blondes. Je n'y vois pas très bien mais je suis à peu près sûr qu'elle n'est pas laide.
— Et vous ? demande-t-elle presque craintivement, qui êtes-vous ?
— Moi ? Je suis Binarvivox... Je... J'accompagne souvent le prince dans ses déplacements. Enfin, je ne suis là que depuis quelques jours.
Elle reste, quelques instants, silencieuse, sans lâcher le prince du regard :
— C'est vrai tout ce qu'on dit sur lui ?
— La plupart est faux, le reste est pire.
— Ah.
— Bon, c'est sûr que comme ça, on ne dirait pas trop.
Elle demeure muette, refermant son manteau sur elle. Par pitié, faites que ce ne soit pas une gnome comme Visève avec un balai là où je pense.
Finalement, nous parvenons au palais. Je fais signe à la gnome de descendre rapidement avant que la marmotte diabolique ne se réveille. Elle ne se fait pas prier deux fois et descend légèrement le marchepied avant de s'étaler de tout son long dans la boue. Brillant ! À mes côtés, Morgal ouvre les yeux. Je sursaute en voyant ses pupilles fluorescentes. Mais après tout, c'est normal : c'est un elfe. Je n'attends pas qu'il m'interpelle et rejoins rapidement Püpe. Elle a fière allure, elle aussi, ainsi recouverte de crasse. Je pensais qu'elle allait pleurer à cause de sa situation mais au lieu de cela, elle jure comme un charretier. Qui aurait cru ?
Je la calme et lui fais signe de me suivre dans la courette des gnomes.
— Bon, vous allez rencontrer Dame Lina, la majordome. Je vous préviens, elle peut être d'un caractère exécrable. Mais elle aimait beaucoup l'ancienne domestique que vous remplacez alors...
— Mais je vais avoir l'air de quoi dans cette tenue ?
— Je vous rassure. Même recouverte de lisier, vous aurez plus d'allure que Dame Lina !
— Si vous le dîtes...
Elle retire sa capeline, histoire d'être un peu plus présentable. Je lui adresse un sourire crispé et m'enfuis lâchement vers ma chambre : pas question de retrouver la majordome.
Je n'aurais jamais cru que mon lit pourrait autant me manquer. Je m'y précipite et m'affale sur la paillasse, fourbu par cette journée : j'allais presque oublier que j'ai tué deux hommes il y a quelques heures.
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