Partie 49

Arquen recule devant l'attitude légèrement flippante de mon maître. Quelle idée a-t-il encore trouvé dans sa cervelle détraquée ? Il l'attrape par le bras et le tire à sa suite :

— Morgal, rétorque-t-il, qu'est-ce que tu mijotes ?

Il le guide jusqu'à un vestibule caché. Là, une quantité de bouquins et de fioles lumineuses reposent lugubrement, recouverts de poussières.

— Morgal...

Mais comme pris dans son délire, le prince commence à s'affairer dans ses étagères.

— Tu vas me sortir de cette mauvaise passe, Arquen !

Aïe, je crains que Momo n'ait sombré dans une de ses folies passagères... Il tire une marmite crasseuse et y versent plusieurs liquides vaporeux qui empestent. De mon côté, je me penche au-dessus du rebord et voit la magie affluer. Bon... Monsieur le Dégénéré se prend pour un sorcier. Des bulles grouillantes éclatent à la surface de la marmite, renvoyant une lumière verdâtre sur les murs de la pièce. Quelle charmante petite ambiance ! Morgal mélange sa concoction infâme avec une baguette et verse le contenu dans un fiole pour la tendre frénétiquement à son ami.

— Je ne bois pas cette chiure !

Morgal ricane sardoniquement :

— Et si je ne te donnais pas le choix ?

Arquen doit maudire sa marque. Il n'a plus qu'à se plier à la volonté débridée de son supérieur.

— Qu'est-ce que ça va me faire ?

L'elfe trépigne d'impatience et passant derrière lui, il met le flacon sous ses narines :

— C'est passager... Tu vas boire cette délicieuse potion et te... Disons... Transformer en moi l'espace de quelques instants.

Hein ?

— Stop ! intervins-je, que ce soit Arquen ou vous, Majesté, cela ne change rien au fait que Selnar va prendre votre apparence.

— Non, contredit mon maître avec assurance, ce n'est qu'un trouble occasionné. C'est un mirage, en quelque sorte. Malgré l'apparence, Arquen reste Arquen.

Le demi-dieu fronce les sourcils :

— Tu te rends compte de ce que tu me demandes de faire ?

— Oui, et alors ?

D'accord...

— Selnar mérite-t-elle d'être ainsi trompée ?

— Évidemment ! ricane-t-il.

L'hybride écarquille les yeux, légèrement choqué de l'état détraqué de l'elfe. De toute façon, il n'y a plus rien à récupérer avec ce psychopathe. Il saisit la fiole que lui tend le dégénéré et avale le contenu sans plus réfléchir.

— Ah oui, j'ai oublié de te prévenir, sourit mon maître, ça fait mal.

— Enf...

Un cri l'étouffe et il se plie en deux, subissant déjà les effets de la transformation. Cela doit être diablement douloureux, à en juger la crispation de ses muscles et de ses mains qui atterrissent sur son visage. Je me bouche les oreilles, pas très à l'aise devant ce phénomène glauquissime. Ce n'est pas le cas de Momo qui regarde la scène avec des yeux à la fois émerveillés et diaboliques.

Et puis, quelques plaintes plus loin, Arquen se relève. Ouch ! Je suis choqué : j'ai devant moi un deuxième Morgal, totalement perdu dans son nouveau corps. Honnêtement, je ne vois aucune différence, mis à part l'air éberlué que Momo n'adopte jamais.

— Merde !

— On dirait bien que ça a marché, soupiré-je.

Arquen se regarde dans une glace, ne se remettant pas. Il touche son visage, ses cheveux et ses oreilles pointus avant de palper ses épaules :

— Je ne veux pas te vexer, Morgal, murmure-t-il en continuant son inspection, mais avec ton corps, je flotte dans mes vêtements.

— Nous ne faisons pas la même taille, se justifie ce dernier en admirant sa réussite.

— Tu es surtout moins musclé que moi, il faut l'avouer. Et... Ah mais j'ai l'impression d'être une femme, sans ma barbe.

— Merci...

Je suis extrêmement perturbé, moi aussi : voir deux Morgal n'est pas habituel. Surtout que l'un des deux a les mêmes gestes, attitudes et réflexions que mon chef d'espionnage. Sans parler du langage.

— Vous devriez vous changer, chef. Vos vêtements prune vous trahissent.

— Va chercher une tenue à moi dans le boudoir, ordonne Morgal.

Arquen obtempère en râlant et disparait dans une petite pièce.

— C'est diabolique, Majesté, ce que vous faites.

— Évidemment. Mais Selnar ne me mérite pas.

On entend l'hybride farfouiller derrière le mur :

— Dis donc, Morgal, tu as combien de cicatrices sur le corps ?

Il soupire et répond :

— Assez pour que je ne puisse les compter.

— Tu sais, avec un peu d'exercices, tu pourrais obtenir ma carrure.

— Merci mais pas intéressé.

Silence de courte durée.

— Comment peux-tu supporter d'enfiler des pantalons aussi moulants ! Je me sens extrêmement mal, serré de partout !

— Tu gardes tes commentaires, Arquen ? dépêche-toi, Selnar attend.

— Oui, oui. J'arrive... mais dis-moi, tu as été drôlement bien équipé par la nature, toi.

— Arquen !

— Oh ça va, tu me demandes de coucher avec ta femme, j'ai le droit de vérifier le matériel d'utilisation avant d'y aller. Mais tu sais que je serais presque jaloux ?

— Je n'ai que faire de tes comparaisons graveleuses, imbécile. Magne-toi ou je viens te chercher.

Arquen débarque aussitôt. Cette fois-ci, tout reste de dissemblance a disparu avec son nouvel accoutrement de cuir sombre. Je crois qu'il est amusé par l'expérience. Moi je trouve cela surtout malsain. D'autant plus que mon chef d'espionnage avait des visées sur le prince. Je crois que je vais arrêter de trop réfléchir et imaginer des choses sordides...

Morgal se poste droit devant lui et déclare :

— Écoute-moi. Tu entres dans la chambre, tu fais ton affaire et tu sors rapidement : je n'ai pas envie que Selnar me court après par la suite. Je te rappelle que tu me représentes donc pas question que tu jouisses ou t'attardes trop longtemps car ça paraitrait louche.

— Donc tu es vraiment frigide ?

— Ce... Tu m'as compris ou non ?

— Oui, Majesté.

— De toute façon je te surveille.

— Ah ! Mais c'est glauque.

Il hausse les épaules :

— Pour ce genre de choses, Arquen, je ne te fais pas confiance.

— Pfff, la confiance... Tu peux te la mettre où je pense, ta confiance.

Morgal souffle d'exaspération et le pousse dans la chambre. Comme ça. Il s'empresse de la refermer comme s'il enfermait son ami avec sa femme. Il ne va tout de même pas les espionner par la serrure, si ?

Non, il bifurque dans un petit couloir secret et se positionne devant le mur, faisant coulisser une planche horizontalement. Un judas apparait devant ses yeux.

— Majesté, vous êtes un voyeur.

Il me lance un regard suffisant :

— Quelle importance ? Il s'agit de ma femme et Arquen a mon apparence.

Cela reste gênant. Morgal fronce les sourcils, sûrement usant de télépathie avec l'hybride.

Dans mon coin, j'entends la voix de Selnar murmurer quelques mots inaudibles pour mes oreilles. Comme je n'ai aucun aperçu sur cette scène palpitante, j'observe les traits de mon maître : déjà, son visage se crispe de dégoût. Bon, c'est vrai qu'il doit avoir l'impression de se voir avec Selnar. Cette ambiance me met mal à l'aise. Je ne pensais pas que Morgal imaginerait un tel stratagème pour se sortir de là. Mais comme d'habitude, il réussit par des plans moralement très douteux.

Et comment peut-il rester de marbre alors qu'il mate ainsi !? Ça me dépasse...

Dans la chambre, je commence à entendre Selnar. Ça n'a pas été long. Morgal soupire de lassitude, frappé d'ennui. Il peut dire ce qu'il voudra, moi je trouve ça malsain et glauque.

— Il en a pour longtemps encore ? demandé-je, adossé contre le mur.

Mon maître secoue la tête. J'attends encore quelques minutes, calmant mon impatience dans le dépiautage d'une plinthe. Un claquement de langue me retire à mon travail de destruction progressive.

Et puis, j'entends un claquement de porte et des pas précipités. Des cris résonnent dans les couloirs, des cris d'indignation et de rage. De la vaisselle se brise à en juger les dégâts qui nous parviennent.

— Ce n'est pas chic de laisser Arquen gérer vos disputes de couple, souligné-je au prince.

— Tu dis cela mais c'est moi qui vais la supporter jusqu'à la fin des temps.

— Vous n'êtes pas à envier, Majesté.

Il hoche fatalement la tête et s'extirpe du passage. Je lui emboite le pas, enjambant les morceaux de porcelaine qui jonchent le parquet. Quel gâchis ! La plupart de ces vases ont plus de valeur qu'un village gnome entier. Il faudra dire ça à Selnar mais je suis sûr qu'elle s'en moque : sa seule préoccupation est de gérer son pseudo-mari. Je plains Arquen : il n'a pas fini de subir, on dirait. Selnar lui pourrira sa nuit jusqu'à ce qu'il se redevienne lui-même. J'espère qu'elle n'a rien cramé ; elle se posera forcément des questions lorsque son apparence refusera de se transformer en celle de mon maître...

En attendant, le concerné sort de ses appartements souillés et gagne les écuries. Il sort lui-même sa monture noire et l'enfourche sans hésitation, ne prenant pas la peine de la seller. L'étalon renâcle et se cabre, percevant sans doute la nervosité de son cavalier.

— Où partez-vous, majesté ?

— Me vider l'esprit.

Sur ces mots, il talonne le cheval et disparait derrière la herse au galop. L'écho des sabots résonnent dans la nuit jusqu'à disparaitre dans le lointain. Au palais la fête bat son plein : les feux d'artifices sont lancés et éclatent dans des bouquets de couleurs vives. Alors que toute la cour est en liesse, Morgal s'échappe dans sa solitude, fuyant une vie de servitude.

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