Partie 48
Je me réveille aux aurores, excité come une puce. Je m'empresse de revêtir ma tenue de fête et cours vers les appartements de mon maître. Je déboule dans sa chambre malgré les gardes et le réveille brusquement.
— Binou ! s'exclame-t-il dans un grognement sourd de bouche pâteuse.
— Levez-vous, Majesté, c'est le grand jour !
Je me précipite aux fenêtres et tire violement les rideaux, inondant la pièce d'une lumière chaleureuse.
Morgal râle dans ses draps et tire la couverture jusqu'à ses yeux pour se protéger de cette intrusion solaire.
— Majesté ! continué-je en m'affalant sur le bord du lit, la cérémonie commence dans une heure.
— Grumph...
— Je suis d'accord. Mais le temps presse et sans vous vexer, vous n'êtes pas apprêté.
Il se redresse sur son séant, le regard dans le vague. Je rigole en voyant ses cheveux en bataille. Il est si mignon, ce grand guerrier sanguinaire avec son air d'ourson mal léché.
Avec l'énergie du mollusque, il se lève et déambule dans sa chambre, sans but.
— Votre tenue vous attend. Vous avez même du personnel pour vous habiller.
— Je ne suis pas encore manchot !
— Comme vous voudrez. Et si je peux vous donner un conseil, essayez de sourire : la cour vous regarde.
— Qu'elle aille au diable...
Bon, je décide de l'attendre dans le boudoir. Le pauvre semble si désespéré. Autant, faire face à une dizaine d'armées ne l'effraie pas mais à une femme qu'il ne supporte pas... Ce sera un ménage explosif.
Des jurons me parviennent de derrière la porte : Morgal doit se débattre avec sa tenue de mariage. Il aurait dû garder ses caméristes pour l'aider : cela serait aller plus vite. Parce que je commence sérieusement à m'ennuyer.
C'est à ce moment qu'un de ses frères pénètre dans le boudoir. Heu... non, ce n'est pas un de ses frères. Nom d'une galipette de lombric, c'est Tronche Parfaite ! Le voir ainsi avec une apparence elfique me trouble : ainsi, il ressemble comme deux gouttes d'eau à mon maître, sauf que ses cheveux sont noirs et qu'il porte une longue veste de velours bleue.
— Binou ?
— Moi-même.
Il parait embarrassé, sûrement en souvenir de la malheureuse chute qu'il a provoqué. Le demi-astre se racle la gorge et déclare :
— Où est le prince Morgal ?
Je m'adosse à l'arrête du mur et le regarde avec un sourire narquois : mon silence semble l'irriter. Il a de la chance que je sois bavard.
— Il se prépare... Ou se concocte un poison à s'infliger pour échapper au mariage, je l'ignore.
Féathor fronce un sourcil et croise les bras sur sa poitrine, impatienté.
Heureusement pour lui, Morgal décide de sortir de son antre. Je ne cache pas mon hilarité en contemplant son affublement : non seulement il est vêtu entièrement d'une tenue aristocratique pompeuse mais en plus, sa figure illustre parfaitement le dégout qui l'habite. Compréhensible, à en juger les galons et les fioritures de diamants brodés sur son plastron. À part les détails, il reste entièrement en blanc, ce qui l'identifie d'autant plus au roi des connards.
Même Féathor se pince les lèvres pour se retenir de pouffer.
— Que fais-tu ici ? lâche son père, le regard sévère.
Le fils de Luinil hésite un court instant et puis répond simplement :
— Je ne voulais rater un si grand jour.
Le visage de mon maître se durcit ; il n'apprécie pas la présence de son rejeton :
— Tu fais preuve d'imprudence, Féathor. Des espions divins seraient capables de te repérer. Imagine ce que cela entrainerait.
Il se mord la langue et ajoute :
— Navré mais mon existence même est un danger pour vous comme ma mère, peu importe le lieu.
Morgal soupire, mal à l'aise dans son costume d'apparat :
— Je suis heureux de te voir, Féathor, malgré tous ces risques. Au moins y aura-t-il un point positif dans cette maudite journée ! Même si j'eus préféré que tu ne me vois pas en cette position de défaite.
Son fils sourit :
— C'est si désespéré ?
— Si tu connaissais Selnar...
Il hausse les épaules et pose la main sur l'épaule de mon maître :
— Vous avez tout mon soutien, Morgal. D'ailleurs, ma mère vous souhaite tous ses vœux de bonheur.
Morgal s'écarte du demi-astre, pris d'un rire jaune. Luinil doit se délecter du malheur de son ancien amant et même si son fils semble entretenir un rapport cordial avec son père, la rancune est toujours présente dans sa voix. Oui, à n'en pas douter, Féathor n'a pas pardonné entièrement à Momo. Faut dire aussi que le prince a abandonné la reine d'Arminassë, empoisonnée qui plus est, et l'a laissée se dépatouiller avec un gosse illégitime sans jamais participer à son éducation.
Compréhensible donc que Tronche Parfaite lui en veuille encore.
— Au fait, continue-t-il, où est Narlera ?
Morgal fronce un sourcil de désapprobation :
— Elle ne désire pas encore te retrouver : son traitement n'est pas fini et je doute que tu supportes son état.
Je claque soudainement des mains pour attirer l'attention vers moi :
— Majesté, vous allez être en retard !
— Si tu tiens à être le précurseur de ma fin...
Tronche Parfaite ricane, son rire grave le confondant immédiatement avec son père. Vraiment, ils se ressemblent beaucoup trop, surtout lorsque Féathor adopte une apparence d'elfe.
Il s'avance vers la porte et l'ouvre théâtralement, laissant le passage à mon maître. Ce dernier aurait sans doute préféré pénétrer dans un chaudron brûlant plutôt que de suivre ce chemin. Mais résigné, il se dirige d'un pas ferme vers le temple : à peine sorti de ses appartements, des gardes du corps ainsi que des nobles apprêtés pour le rôle l'épaulent. Cela ne fait qu'amplifier la rage de Momo.
— Vous n'avez pas ajouté la dentelle ? lui demandé-je d'un air déçu.
Il ne prend pas la peine de me répondre : je trouve qu'il a omis - par mégarde, bien sûr ! - beaucoup de détails ; comme les rubans ivoires, les boucles d'argent et les dentelles blanches. Bon il a mis tout ce qui était noir, c'est déjà ça... C'est sûr que ça tenue n'a pas à être immaculée vu qu'il n'est pas vierge. Et Selnar n'en parlons pas. Tout cela semble bien superficiel...
Arrivés aux carrosses, nous échappons un court instant à l'attention de la cour. C'est le dernier répit que Morgal profitera avant sa nuit de noces.
Car quelques minutes plus loin, nous atteignons le temple. Élevé par d'énormes colonnes sculptées dans le marbre, il arbore fièrement ses rosaces aux immenses vitraux éclatants. Sous la corniche incrustée de diamants, le tympan arbore de magnifiques bas-reliefs, représentant les victoires militaires et politiques des Féalocen.
C'est le moment pour moi et Arquen de nous éclipser. Nous abandonnons le dégénéré désespéré et gagnons les loges, dans les tribunes, au-dessus d'une foule d'aristocrates. Tous revêtent des tenues à des milliers d'écus. C'est scandaleux...
Près de l'autel du Créateur, Selnar rejoint son futur époux. D'ici, tout semble normal, conforme à n'importe quel mariage : Morgal sait pertinemment que s'il crée un scandale, cela se retournera contre lui. Et il parvient à cacher ses sentiments à la perfection. On pourrait presque croire qu'il est amoureux de sa dulcinée. Enfin... Son regard reste totalement vide mais bon... Je sais qu'au fond, il ne rêve que d'éviscérer la reine des pouffiasses.
Elle, parée d'une tenue aussi blanche et d'un voile transparent lui couvrant le visage, se tient fièrement aux côtés de son fiancé, tournée vers l'autel. Je devine de ma loge son petit air provocateur.
Son père est présent, sa mère étant décédée suite à l'accouchement de son jeune frère. Le roi Vilnius est un monarque extrêmement puissant, au regard d'acier et à la volonté de fer. Une alliance avec Elaglar ne fait que l'élever d'une marche sur le chemin de la domination.
— L'union des deux familles marquera un tournant majeur dans l'Histoire elfique, me chuchote Arquen, à ma gauche.
— Au moins, ajouté-je en me hissant sur la pointe des pieds pour voir au-dessus de la balustrade, Morgal aura la paix après ce mariage : Elaglar aura ce qu'il voudra.
— Détrompe-toi, le gnome, notre maître ne sera tranquille que lorsqu'il aura engendré un fils avec Selnar.
— C'est pas gagné...
— En effet.
Je reporte mon attention dans le chœur du temple, entre les épais rideaux muraux : le prêtre est enfin arrivé et commence la bénédiction des époux. En terres de Calca comme partout ailleurs, le clergé reçoit une formation étrange, assez similaire à celle des mages. Mais en rapport avec la religion. J'ai hâte d'entendre Morgal réciter son serment de fidélité à la rousse.
Vint justement le moment fatidique qui le liera à Selnar : tous deux murmurent les paroles sacrées et Morgal enfile de manière anodine l'anneau au doigt de sa femme.
— C'est le moment d'applaudir ? soufflé-je à mon chef.
— Tu veux te faire jeter ?
— C'est long... Vous n'avez pas à manger ?
— Binou ! Tu es à la diète.
— Et les banquets ?
— Tu ne les toucheras qu'avec les yeux.
— Mèèèèh.
Je me tais, remarquant que certains se retournent vers nous. Je rends un sourire éclatant à leurs regards ombrageux.
Déjà, la cérémonie se finit et les mariés sortent du temple sous les yeux admirateurs des cours. C'est vrai que l'un comme l'autre, ils sont magnifiques, même si je trouve que la tenue de Momo lui va aussi bien qu'à un dindon déplumé.
Avec Arquen nous rejoignons les festivités quelques temps plus tard, dans les jardins privés du palais ; des danses et des orchestres d'une grande qualité sont organisés mais Morgal reste assis à sa table, aux côtés de Selnar. S'ils continuent à rester aussi proches, le sang risque de couler sous peu. Mais ils se gardent de toutes conversations, sachant tous deux que le moindre mot s'envenimerait. La fille de Vilnius sourit hypocritement aux invités qui viennent les saluer alors que le prince vide les carafes de vin. Ça ne semble pas le réconforter.
Pourtant, je n'ai rarement assisté à une telle fête : des chapiteaux blancs ont été dressés pour abriter les convives des rayons trop intrusifs du soleil. De joyeuses cascades chantent dans les jardins luxuriants, se joignant aux sons des orchestres. On se croirait à une réception de contes de fées : nous avons le prince, la princesse mais le Grand Amour est parti se faire voir.
Avec la tombée de la nuit, les feux d'artifice illumineront la voute céleste et des lanternes seront lancées.
Ce sera splendide...
À la table d'honneur, Selnar se lève et part rejoindre son carrosse, accompagnée de ses suivantes. Morgal a très envie de la suivre, sûrement ! De toutes façons, il n'a pas le choix car son paternel lui lance un regard plutôt insistant. Tant pis, mon maître n'assistera pas à la fin des festivités.
— Va chercher l'hybride, me souffle-t-il discrètement.
Je hoche la tête et pars en quête de ce gros imbécile. Je le dégote derrière un pavillon avec une danseuse dans les bras. Très étonnant. Pas de chance pour lui, je n'attendrais pas qu'il dépouille la minette pour lui faire signe.
Je le rappelle à l'ordre :
— Morgal s'en va, chef.
Il redresse la tête dans ma direction, surpris de ma présence mais pas le moins du monde gêné.
— J'arrive ! lance-t-il.
Il délaisse la soubrette à ces plaintes et m'emboite le pas jusqu'au corbillard où Momo nous attend.
Nous nous installons confortablement et passons le trajet en silence. Je trépigne sur ma banquette, supportant difficilement ce calme mortuaire. Quant à Arquen, il sourit bêtement dans son coin, ce qui horripile grandement notre maître :
— Continue et je t'arrache les dents.
— Les nerfs sont éprouvés à ce que je vois !
— Il y a de quoi.
— Mais tu n'es pas couché, Morgal !
Le concerné grommèle, peu désireux de retrouver sa femme. Je pense qu'il ne tirerait pas cette tête si c'était Luinil qui l'attendait dans cette chambre. Je mettrais ma main à couper qu'il fantasme continuellement sur elle. C'est sûr qu'il perd au change : la reine d'Arminassë a bien plus de caractère et son aura a de quoi renverser les plus endurcis. Selnar est fade à côté. Mais un mariage entre un Féalocen et une reine astre n'est pas prêt à se produire.
Enfin, les marches de la bâtisse privée apparaissent. Il s'agit d'une propriété de mon maître, construite au cœur de la forêt.
Étrangement, il reste le dernier à sortir de la voiture et c'est avec des pieds de plombs qu'il pénètre chez lui. Il en profite pour se débarrasser de sa longue cape d'apparat.
— Cette couleur me brûle comme de l'acide !
— Le blanc n'est pas une couleur, Majesté.
— Ferme-la, Binou !
— Morgal, ajoute Arquen simplement, tu devrais te calmer avec ta femme.
— Tu ne vas pas me donner des ordres sur ma vie conjugale !
— Bah tiens ! Tu n'as pas un mariage à consommer par hasard ?
— Va au diable...
Morgal tourne le dos à son ami et gravit l'escalier d'honneur qui le mène à ses appartements. Selnar est dans sa chambre, se faisant déshabiller par ses servantes. Mon maître en profite pour fermer la porte et nous voilà tous les trois seuls dans le boudoir.
— Je t'assure que tu survivras, Morgal, ricane Arquen.
Il roule des yeux, exaspéré par la tournure des évènements.
— Quoi ? s'interroge l'hybride, tu as fait vœu de virginité ?
— Non.
— Eh bien ?
— Je ne sais pas, peut-être que je ne tiens pas à ce qu'elle adopte ma forme pour semer le boxon dans mes affaires !
— Tu n'as qu'à mettre les choses au clair avec elle. Mais plus question de te défiler, très cher.
— J'aime me sentir soutenu.
— Ce n'est pas de ma faute si tu as un ballet là où je pense. Honnêtement, c'est quoi ton problème, tu es eunuque ?
Bon, le respect est parti rejoindre le Grand Amour.
— Pas du tout mais...
...Mais tu t'es amouraché d'une jolie brune inaccessible qui a tendance à se venger violemment.
— Merde, Morgal ! s'exclame Arquen, je ne vais pas y aller à ta place !
Le prince se fige à ces mots, comme une statue pétrifiée par un mauvais sort. Et puis un sourire machiavélique apparait sur ses lèvres alors que son regard luit perfidement :
— Tu viens de me donner une merveilleuse idée, Arquen.
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