Partie 47

Si je vis ma meilleure vie, Morgal déprime fortement au fond de la voiture. Le corbillard noir n'a jamais autant porté son nom : mon maître enterre sa liberté, son indépendance et son célibat qu'il chérissait tant. De mon côté, je suis excité comme une puce : je trouve ce mariage très amusant. Les deux futurs époux se détestent ; la princesse ne désire que la fortune alors que le prince cherche désespérément un moyen de se débarrasser du boulet qui l'entrainera au fond des abimes.

Arquen aussi est tout guilleret : faut dire que cela promet des péripéties sans fin aux Falaises Sanglantes.

Ce n'est pas le cas de Currunas qui appréhende terriblement les futurs désastres. Ce mage m'a toujours horripilé mais je dois admettre que ses médicaments sont efficaces. Ma contamination a presque disparu. Heureusement : la couleur verte ne me donnait pas bonne mine.

Arquen en a d'ailleurs profité pour intensifier ma formation d'espion. Il était impensable que je redevienne aussi gros que Clark. Mon chef, après une improvisation en diététicien, me surveille attentivement. Quel être naïf ! Il ignore que je suis ami avec le cuisinier sans nom !

— Nous arrivons enfin, souffle le mage.

— Pas trop tôt ! s'exclame Arquen en refermant son épais mentaux, cahoter sur une route pendant des semaines n'est plus de mon âge !

— Disgrââââce... murmure mon maître en s'imaginant les prochains évènements.

— Allons, le rassure l'hybride, prends cela comme une cérémonie comme une autre. Ce n'est pas la première fois que tu assistes à un mariage !

— Mon mariage, Arquen. Je ne me marie pas tous les jours avec une princesse détraquée !

— Bah ! Vous serez deux, comme ça !

— Garde tes réflexions pour toi.

— Je suis sûr que vous finirez par vous entendre, avec Selnar. Je t'imagine bien avec autant d'enfants qu'Arlin, haha.

— Ils ne seront peut-être pas tous roux, ajouté-je avec simplicité.

— Je ne veux pas d'enfant !

Il est trop tard pour dire ça, coco. Tu en as déjà un qui court dans la nature.

— Comment peux-tu dire une chose pareille, s'afflige faussement Arquen, pense à moi qui suis stérile.

Peut-être que Morgal aurait préféré l'être : cela lui aurait évité un bon nombre de soucis et il n'en serait pas là : Elaglar n'a-t-il pas menacé Féathor ? Je doute que Momo pardonne aussi facilement cette menace faite à son propre fils.

Le carrosse tressaute sur les pavés de la capitale : pour le prince, c'est un signe annonciateur de son malheur.

Elmaril a pourtant revêtu les couleurs de fêtes : d'immenses tentures rouges et dorées recouvrent les murs blancs des palais. Des fleurs débordent des plates-bandes ainsi que des toits en terrasse. Un tel évènement ne s'était tout simplement pas produit depuis des milliers d'années.

Cela se voit d'ailleurs par le nombre hallucinant de caravelles et de galères qui ont gagné le port et les canaux. Non mais je comprends mon maître : tous ces crétins trouvent une magnifique raison pour se rejoindre et parler politique et chantages à n'en plus finir. Un mariage est l'équivalent d'un traité, d'un édit ou d'une réunion diplomatique.

Dans les grandes avenues ainsi que dans les parcs luxuriants, des danses sont organisées. Je suis certain que Morgal se retient de tous les carboniser. Ça l'exaspère de voir les gens profiter de la situation, de son malheur.

Enfin, le palais royal se dresse devant nous. Le cortège du prince s'arrête d'un seul homme. La musique résonne fortement jusqu'à nous.

— Un petit air de trompette ne serait pas de trop, assure Arquen, je trouve ces musiques d'une mièvrerie harassante.

— Depuis quand la trompette est ton instrument de prédilection ? demande mon maître en se préparant à sortir du corbillard.

— Je trouve que c'est amusant de voir les gens grimacer, se boucher les oreilles et s'enfuir lorsque j'en joue.

— Je ne pense pas que ce soit une preuve de talent...

— À propos, toi aussi tu vas devoir te servir d'un tout autre instrument demain soir.

— Arquen !

Une conversation avec l'hybride doit toujours tourner au graveleux. Morgal ne s'y est pas encore habitué depuis le temps, apparemment.

— Si tu le désires, je peux te donner quelques conseils.

— Tu peux te taire, sinon ?

— Moi, je m'y connais contrairement à toi. Je tiens juste à t'éviter un moment embarrassant avec ta femme.

— Oui, surtout que tu la connais mieux que moi.

Ah, c'est sûr que Morgal ne sera pas le premier à se retrouver dans les bras de la jolie rousse.

Nous gravissons les marches de l'escaliers d'honneur. Le prince n'y voit là qu'une ascension vers l'autel du sacrifice. La cour royale s'écarte à notre passage, profitant pour se murmurer quelques commentaires importuns.

— Tu sais, Morgal, elle est exigeante.

— Elle peut surtout adopter mon physique.

J'ignore si mon maître a un plan pour échapper à cette tribulation mais pour l'instant, les augures sont mauvais. Il redresse le col de son manteau de cuir comme pour se donner contenance et pénètre dans le palais. Tout y est apprêté pour la cérémonie du lendemain. Le prince ne peut s'empêcher de grimacer devant l'étalage de richesse qui symbolisera sans doute la fin de sa fortune.

À peine a-t-il effectué quelques pas que Saucarya, son grand frère excentrique, se précipite vers lui :

— Morgal ! Je ne t'ai jamais vu avec un tel sourire !

Bien sûr, c'est purement ironique. Ses frères sont bien au courant de la répulsion qui l'habite à l'égard de sa future femme. Mais loin de prendre son parti, ils préfèrent tourner le drame en comédie. C'est beau le soutien fraternel...

Arlin et Macar apparaissent à leur tour et viennent rejoindre leur frère :

— Notre mère t'attend dans tes appartements, assure le plus jeune.

Morgal hoche la tête pendant que son grand frère salue Arquen : ils doivent se connaitre par la guerre.

Je suis mon maître dans le palais. Autour de nous, les gnomes s'activent, faisant en sorte que tout soit prêt pour le grand jour.

— Tu pourrais les aider, fait remarquer Arquen.

— Je ne participerai pas à la défaite de notre supérieur, chef.

— Je n'ai pas encore perdu, rétorque le concerné plus loin.

Ah oui ? Quelle est la manœuvre ?

Nous parvenons enfin aux appartements princiers. Morgal pousse la porte avec la tonicité d'une larve au soleil : on croirait qu'il s'est drogué à en juger l'étincelle inexistante dans ses yeux. Peut-être a-t-il eu recours à ce moyen, en fin de compte ?

Des claquements légers de talons se rapprochent et je distingue la reine, toujours parée de ses diamants et recouverte de voiles légers.

— Mon Morichou, chéri ! s'exclame-t-elle en se précipitant vers lui, tu sembles si fatigué. C'est le voyage, n'est-ce pas ? C'est normal de réagir ainsi pour une telle occasion. J'ai fait préparer un bon repas pour toi et ton ami. Oh et puis pour ton petit gnome aussi.

Mon sourire remonte jusqu'aux oreilles rien qu'au souvenir de ces délicieuses pâtisseries. Arquen secoue la tête, me faisant clairement comprendre que je ne peux même pas y penser. Je me renfrogne et regarde la scène :

Hirilnim est toujours accrochée au cou de son fils.

— Tu as pensé à un endroit pour ton voyage de noces, mon gros trésor ?

Je ne sais pas si c'est les termes qu'emploie sa mère ou l'oubli d'avoir pensé à une telle chose, mais le prince semble brusquement bloqué. Je décide d'intervenir et lui souffle la première destination qui me vient à l'esprit.

— Fanyarë...

— Fanyarë ! s'exclame-t-il sans réfléchir.

— Ah bon ? s'étonne la reine en en profitant pour recoiffer son fils d'une main, mais je croyais que tu détestais ce royaume ainsi que ses habitants.

— Eh bien...

— Peu importe, rit-elle, ta vie t'appartient. Je suis tellement heureuse, Chouchou !

— Maman, murmure-t-il, arrêtez de m'appeler par des noms ridicules.

— Mais ça te va si bien !

— Mmh.

— D'ailleurs ! J'ai préparé une panoplie de tenues pour toi ! Pas question de te vêtir en noir pour ton mariage !

Morgal ne peut s'empêcher de râler comme un adolescent contrarié :

— Pourquoi ? C'est mon mariage, pas le vôtre !

— Ho, je ne te souhaite pas le même mariage que moi, mon fils. C'était une réelle catastrophe ! Et ne le dis pas à ton père... Il risque de m'en vouloir.

Je ne sais pas comment se manifesterait ce sentiment chez Elaglar, d'ailleurs. Je commence sérieusement à me demander si Hirilnim n'a pas réellement été manipulée pour épouser le Roi en Blanc. Peut-être a-t-elle vraiment été forcée comme l'a sous-entendu Morgal avec son père. Je demanderai à Arquen...

— Maman, je vous assure : ce n'est pas la peine.

— Mais si. Regarde dans cette housse, cela t'ira à ravir, mon gros lapin.

Mon maître roule des yeux, agacé par l'irrespect que sa mère lui accorde. Arquen sourit bêtement derrière lui. Rien qu'à voir la tête du prince, je devine que sa tenue de mariage est à l'image de son envie d'épouser Selnar.

En même temps, porter du blanc n'est pas dans ses habitudes.

— Au point où j'en suis, soupire-t-il.

— Selnar sera très belle, aussi.

Je perçois ses mains se crisper mais il cache drôlement bien son aversion.

— Je te laisse à tes affaires, mon poussin. Appelle-moi s'il te manque quoique soit.

— Il y a des gnomes pour ça ; ne vous faites pas de soucis pour moi, maman.

— Mais tu as connu de telles atrocités...

Elle se pince les lèvres en entortillant une de ses longues mèches blondes : j'ignore à quel malheur elle fait exactement allusion. Hirilnim se retire, le cœur lourd. Je doute fortement de son bonheur dans cette vie de paraitre.

— Bon, déclare Morgal, je vais prendre un bain. Toutes ces histoires m'ont fatigué.

À son tour, il disparait dans la salle de bain, me laissant seul avec l'hybride.

— Chef ?

— Non. Pas de biscuits pour toi, Binou.

— Ce n'était pas ma question : que savez-vous sur la reine ?

— Qu'elle est bien mignonne et que si son roi ne la satisfait plus, elle ne doit pas hésiter à me trouver.

— Ah, sale ! Ce n'était pas ce que je voulais savoir. Juste, a-t-elle été maltraitée par Elaglar ?

— Je vois ce que tu veux dire. Je ne saurais te répondre. Morgal ne m'en a jamais parlé. À Arminassë, la rumeur disait que le Roi en Blanc la violait pour avoir des fils. Je doute que cette version ne soit vraie.

— Morgal a mentionné une allusion à ça, lorsqu'il se disputait avec son père.

Arquen soupire et s'assit dans un fauteuil :

— Je crois surtout qu'Elaglar est un homme dur, inflexible. Cela te paraitra peut-être improbable mais le couple royal s'aime. Et jamais la reine n'a voulu le quitter.

— Et le mariage catastrophique ?

— Écoute, tu demanderas à Hirilnim. Elle a l'air de t'apprécier.

Je grogne et décide de rejoindre ma petite chambre la tête pleine d'hypothèses. Je suis certain qu'on pourrait trouver des preuves pour faire chanter le roi des connards. Tout cela ne me regarde pas, après tout. Il est temps de me consacrer à ma deuxième activité préférée : demain, la journée promet d'être rude. Mais, oh combien amusante !

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