Partie 46

Je me serais bien laissé aller, flotter entre deux dimensions sans le moindre souci. Connaitre le repos des morts. Le silence du néant. La paix d'un paradis inatteignable. Les senteurs et les beautés que les vivants n'ont jamais perçues...

Mais le son assourdissant d'une trompette éraillée m'a vite ramené à la réalité. Je râle alors que l'hybride réitère son morceau d'une rare atrocité. Je crois que mes oreilles saignent et que mes tympans sont partis, lassés de cette horreur sonore.

— Tu es réveillé, la marmotte ?

Je fronce les yeux pour tenter de revenir parmi les vivants. Après un cours temps d'adaptation je me découvre dans un immense lit, probablement dans une chambre d'elfe. Assis sur la table de nuit, Arquen me regarde en souriant, la trompette rouillée entre les mains. Son front est barré par un épais bandage, sûrement le résultat de la bataille. Il est vivant et j'en suis heureux car j'affectionne ce gros abruti.

— Tu as une sale mine, Binou.

— Ah oui ?

— Regarde-toi dans ce miroir...

Il me tend la petite glace cerclée d'or. Je pousse un cri en voyant mon visage : non seulement je suis effroyablement maigre, mais en plus, ma peau pèle et mes yeux sont vitreux. Mon teint a tout simplement tourné à l'olivâtre. Je ressemble à un macchabé gobelin !

— Bon... Objectivement, tu es moche. Mais dis-toi que sans notre maître tu serais... Une sorte de créature sans raison avec une envie insatiable de tuer. Au moins tu as perdu tes dix kilos... Par contre tu es trop maigre, désormais.

— Il faudrait savoir.

— Voyons, Binou. Tu me donnes du souci : tu passes d'une grosse larve empâtée à une loque dépourvue de forces.

— Mais alors, je suis guéri ?

— Non. Tu dois prendre des médicaments.

— Et mes amis ?

— Les gnomes avec les cheveux roses ? Ils ont été soignés sans problème. Quant aux domestiques, ils sont sortis des caves. L'air est désormais pur.

Je soupire : je viens d'échapper à la mort. Encore une fois. Je n'ose même pas penser à mes semblables décimés ; ce serait inutile.

— Et la bataille ?

— Interrompue. Mais la guerre est finie, Binou. Tu te rends compte ? La guerre interdimensionnelle est finie !

— Mais... Qui est le vainqueur ?

— Personne puisque nous avons été balayés par les météorites divines. Mais les combats ne reprendront jamais ! la Dimension a été divisée en plusieurs par des espaces quantiques.

— Hein ?

— Oui. Les terres de Calca sont séparées des autres terres. Chaque peuple doit désormais vivre dans son propre royaume.

— Et Morgal ?

Avant que l'hybride puisse me répondre, le prince pénètre dans la pièce, extrêmement agacé. Il ne semble pas blessé, même s'il passe nerveusement sa main sur son ventre.

— Un problème ? demande Arquen.

— Cela ne te regarde pas... Mon père... Enfin, je dois surveiller l'état de Narlera avant que ça n'empire.

Je me redresse sur mon lit :

— Narlera est blessée ?

L'elfe me toise de son regard glacial avant de laisser un faible sourire apparaitre sur son visage de marbre :

— On dirait que mon gnome a survécu au virus. Par contre, il n'en est pas sorti indemne...

— Où est votre pupille, Majesté ?

Il soupire et me fait signe de le suivre. Sans hésitation, je saute du lit et lui emboite le pas, ne me souciant pas de ma tenue de nuit. Mes jambes me soutiennent difficilement mais j'angoisse pour la petite elfe. Que lui est-il arrivé ?

— Tu veux que je te porte ? propose Arquen en gloussant.

— Non, merci.

— Comme tu voudras.

— Et les Terres de Fanyarë ? On ne peut plus les rejoindre ?

Cette question m'a brutalement saisi l'esprit :

— Non, répond Arquen en devinant l'origine de ma demande, mais des portails interdimensionnels seront créés pour communiquer un minimum avec les autres dimensions.

Il veut me laisser de l'espoir. Mais après tout, ne me suis-je pas résigné ? Tout cela est du passé. Aujourd'hui commence une nouvelle ère : l'Âge de Sang se finit au profit de l'Âge des Cendres.

Enfin, nous parvenons à la chambre de la jeune femme. Morgal se crispe en tournant la poignée de la porte. Lorsque je pénètre dans le boudoir, Narlera est assise sur une banquette, enroulée dans une chaude couverture fourrée. À mon grand étonnement, elle porte un masque qui lui cache l'entièreté de la tête.

— Binou, murmure-t-elle d'une voix soufflée, je suis contente de te trouver en vie.

Je reste interdit, interloqué par son état. Mon regard retombe sur ses mains pour deviner que sa peau a été brûlée. Toute sa peau est recouverte de cloques immondes, donnant un aspect de fondu. Je grimace malgré moi en imaginant l'état de son visage. Je crois que mon air de dégoût la blesse mais c'est plus fort que moi. Après tout, ma face ne doit pas transcender mon entourage avec son air de zombie. Mais c'est sûr que Narlera mettra plus de temps pour se rétablir...

Comme son tuteur vingt ans plus tôt, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Morgal s'assied à ses côtés et passe délicatement son bras dans son dos.

— Où est Féathor ? demandé-je.

— Narlera lui a demandé de partir jusqu'à ce qu'elle guérisse, explique-t-il sans lâcher la jeune femme.

— Ah ?

— Il règle des affaires avec sa mè... Sa reine, mmh.

Oupsi, Morgal a failli se trahir devant son ami. C'était moins une. Arquen fronce pourtant les sourcils, désirant poser une question.

C'est à ce moment que le roi des connards décide de faire son entrée :

— Morgal, déclare-t-il fermement, je dois te parler.

Mon maître foudroie son père du regard :

— Narlera a besoin de moi, en ce moment, tranche-t-il.

— Narlera se remettra. Par contre, ton devoir t'appelle ailleurs !

Il souffle d'exaspération. Face à son paternel, le prince ne fait pas le poids. Elaglar est d'ailleurs le seul à pouvoir instaurer une telle autorité auprès de lui.

— Notre royaume se relève doucement après la chute des météorites, mon fils. Il est temps de sceller pour de bon l'alliance avec la maison d'Elendor !

— Ah non ! Vous n'allez pas remettre ça !

Il se lève pour faire face au roi. Si la veste de cuir sombre de mon maître contraste avec la tenue immaculée du Roi en Blanc, leur ressemblance faciale est flagrante.

— Pour une unique fois dans ta vie, Morgal, tu vas m'obéir !

Je trouve qu'il le fait déjà assez souvent à ses dépens. Arquen baille devant cette querelle et décide de se retirer. Un dernier petit son de trompette pour signaler son départ et le voilà loin.

— Je ne m'unirai pas avec Selnar ! Elle a tenté de me tuer !

— Je me moque de savoir comment se déroule votre relation ! Nous avons besoin de mettre la main sur le royaume du roi Vilnius !

— Je ne suis pas un contrat, père ! Je déteste cette femme. Vous ne pouvez me forcer.

Tiens, voilà que le Roi en Blanc vire au rouge : la colère et l'impatience le gagnent. Narlera se recroqueville dans un coin, ne voulant se mêler à ce pugilat.

— J'en ai assez de tes arriérations, Morgal ! Puisque tu ne connais que cela, je vais recourir au chantage. Tu l'épouses ou je te colle un procès pour haute trahison !

— Je n'ai jamais trahi la couronne !

— Tu as eu une union illégitime avec notre plus grande ennemie de l'époque. Si tu veux laver cette faute, marie-toi avec Selnar. Je fermerai ensuite les yeux sur ton comportement décadent qui me fait honte !

— De toute façon j'ai toujours été la honte de la famille. Enfin, une honte bien utile pour assouvir vos dessins !

Le ton monte... La rage peut se lire dans les yeux. De son côté, Narlera n'est pas à l'aise sous son masque.

— Si tu veux être digne de notre famille, crache Elaglar, donne des fils à ta future épouse. Et n'essaie pas de me faire croire que tu as un souci avec ce genre de choses. Tu ne t'es pas gêné pour engrosser la Reine Vierge !

Je vois les poings de mon maître se fermer par la haine : le roi le provoque et ne se gêne pas pour lui rappeler sa relation désastreuse avec son ancienne maîtresse.

— Eh bien, je vais vous dire, père. Je n'ai aimé qu'une femme et elle restera la seule que j'aime. Alors ne me demandez pas de prendre exemple sur vous. Je ne me conduirais pas de la même façon que vous avec maman. Vous me faîtes la morale alors que vous avez failli la détruire !

Elaglar pousse un juron et donne une raclée magistrale à son fils. Ouah ! Jamais je n'aurais cru voir ça de ma vie : le prince des Falaises Sanglantes se faire corriger comme un mioche morveux par son daron. Je pense que je n'oublierai jamais cette scène ni le son cinglant de la claque, haha. C'était jouissif.

Morgal blanchit malgré le coup. Je crois qu'il se contrôle pour ne pas se jeter sur son père et le réduire en pièces. Bonjour la relation filiale avec ça.

— Je t'interdis de me parler sur ce ton ! lâche Elaglar, la mâchoire pointée vers mon maître, tu n'es qu'un enfant immature qui ne pense qu'à tes propres intérêts. Il est temps pour toi de grandir. Dans un mois jour pour jour, tu épouseras Selnar et je compte sur toi pour remplir tes devoirs d'époux. Si tu te défiles encore une fois, Féathor en paiera le prix !

Sur ces mots, le Roi en Blanc se retire dans un claquement magistral de cape, laissant un Morgal à bout de nerfs dans la chambre de sa pupille.

Irrité au plus profond de son être, le prince s'assoit aux côtés de Narlera.

Cette fois-ci, c'est elle qui tente de le réconforter en lui frottant le dos amicalement.

— Arrête de me regarder ainsi, Binou.

— D'un certain côté, vous l'avez méritée, cette gifle.

— Et toi tu mériteras l'éclatement cérébral qui va se produire dans ta tête !

Je ricane : Morgal est profondément à cran. Il est las de se battre contre ce mariage.

— Vous savez, Majesté, la princesse Selnar n'est pas laide.

— Ce n'est pas ça, le problème !

De quoi se plaint-il ? Certains princes ont dû se marier avec des cageots ! Selnar est l'une des plus belles princesses de Calca.

— Au pire, vous n'avez qu'à imaginer avoir affaire avec la reine d'Arminassë.

— Je me passerais de tes conseils lamentables, Binou. Je te signale que ma fiancée est un caméléon. Je te laisse imaginer trois secondes les conséquences si elle prenait mon apparence pour renverser mes affaires. Ce serait le plus grand désastre de ma vie.

Honnêtement, son plus grand désastre a été de flirter avec Luinil, mais bon...

Il soupire et ajoute :

— Les femmes n'attirent que les problèmes aux hommes.

— Merci, répond Narlera.

Si tu n'es pas content des dévotions que te portent toutes les petites minettes, Arquen est là pour te changer les idées. Après je doute que ce soit son genre...

En tout cas, il a avoué que Luinil comptait beaucoup pour lui. Intéressant. Je doute que la réciproque ne soit vraie.

— Binou, j'apprécierais que tu ne te mêles pas de ma vie personnelle.

— Quoi ? C'est vrai. La reine d'Arminassë a tenté de vous supprimer, je vous rappelle.

— Et alors ? Je l'ai bien empoisonnée.

Bon. Je ne comprendrais jamais comment Morgal prouve son amour pour les autres.

— Pour changer de sujet, Majesté, vous devez vous préparer pour partir à Elmaril : vos noces approchent.

Il se lève en recoiffant sa mèche blonde :

— S'il faut se résigner...

Il regagne la sortie après avoir salué sa pupille. Je lui emboite le pas dans les longs couloirs :

— Le courage vous sera sans doute nécessaire.

— Que les Dieux me soient témoins, je n'ai pas dit mon dernier mot.

— Vous devez choisir entre soumission et rébellion.

— J'ai encore une bataille à livrer.

— Seul le futur nous dira qui la remportera, Majesté.

— Que le Ciel me vienne en aide.




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