Partie 45
Cela doit faire plusieurs heures que nous attendons dans les couloirs souterrains. Au-dessus de nos têtes, les voutes vibrent, victimes des tremblements de terre. La tempête continue de plus belle et les échos de destruction résonnent à nos pauvres oreilles blessées.
J'ignore encore combien de temps nous allons devoir croupir ici mais la sueur a déjà trempé mes vêtements. Les membres crispés, je me relève et rejoins Tampë :
— Et les autres gnomes dans la cité ? me demande-t-il anxieusement.
— Je ne peux pas protéger tout le monde, murmuré-je.
Cette phrase ressemble douloureusement à celle que j'ai prononcé au départ de Püpe. C'est vrai : on fait de son mieux mais finalement, rien ne peut être accompli comme on le voudrait.
— Ne t'en veux pas, me rassure-t-il, nous venons de sauver beaucoup de vies.
Je hoche la tête en silence.
— Tu devrais te soigner, tu sais ?
Je porte la main à mon visage : du sang séché colle encore à ma peau. Je sens mon œil tuméfié et ma lèvre enflée. Je n'imagine pas bien tous les gnomes m'écouter avec cette face détruite mais peut-être ont-ils été convaincu de la gravité de mes conseils par mon état.
Lui et moi descendons dans les caves à vin et j'en profite pour me laver le visage. L'alcool brûle mes blessures et je retiens un gémissement de douleur.
Les semaines passent ainsi, dans la monotonie la plus harassante. Heureusement pour nous, les caves sont remplies de vivres. Toutefois nous nous sommes bien gardés de nous aventurer plus bas dans les souterrains. On ne sait jamais. La lumière du jour nous manque atrocement mais le désastre se poursuit à l'extérieur. Enfin... Moi qui explosais dans ma chemise, me voilà qui flotte dedans. Je suis sale comme la majorité des gnomes et les traits tirés, je tente d'espérer à des jours meilleurs.
— Tu ne trouves pas que la tempête s'est calmée ? remarque Tampë.
Je hausse les épaules : depuis des jours, nous attendons une accalmie. Peut-être notre cerveau nous joue-t-il des tours ? À vrai dire, j'en ai plus qu'assez d'attendre. Mon ami a raison : il est temps d'ouvrir la porte qui nous sépare de la lumière du jour :
— Appelle Maril, nous allons explorer les étages supérieurs ainsi que l'état du palais. Je doute que les Falaises Sanglantes ne se remettent facilement de cela.
Et c'est ainsi que tous trois remontons vers les sas que nous avons fermés. Vient la dernière porte. J'inspire lentement et d'une main tremblante, tourne la poignée. Les rayons du soleil m'éblouissent brutalement ; je couvre mes pupilles de cette lumière si forte et m'avance dans le hall principal. Un silence de mort règne dans le palais. Point positif : aucun mur n'est tombé malgré les tornades. Sûrement dû à la magie qui a toujours régné en ces lieux.
Par contre, les meubles sont renversés, les lustres éclatés sur le parquet et les tableaux éventrés. Morgal sera fou de rage. Si tenté qu'il ait survécu...
Une forte couche de poussière, semblable à de la cendre, recouvre le sol. Sur notre passage, elle se soulève en petites volutes claires. L'atmosphère dans lequel nous évoluons semble imprégné de mystère et de menace. J'ignore exactement pourquoi mais je sens qu'un danger nous guette.
— Tout parait normal, me contredit Maril.
— La cité est toujours debout, assure Tampë, par contre, nulle âme qui vive.
Je fronce les sourcils, en proie à une sensation étrange :
— Vous pensez qu'ils sont morts ?
— Nous avons qu'à descendre dans les avenues, propose Maril.
Nous acquiesçons et poussons les lourds battants de l'entrée. C'est à ce moment que les cloches résonnent lugubrement. Mal à l'aise, nous gagnons le cœur de la cité.
Le silence reste maître et pourtant je mettrais ma main au feu que nous sommes épiés. Je tressaille : des pleurs et des cris semblent monter des murs mais je n'aperçois personne. La tension monte. J'ai l'impression de déambuler dans une ville fantôme... Quelques avenues plus loin, nous stoppons devant les marches du temple : l'escalier comme les colonnades sont aspergées de pourpre. Mon sang-froid est comme balayé par la brise qui court sur les dalles désertes. Des hommes sont morts, il n'y a plus de doute. Maril, Tampë et moi continuons notre visite lugubre ; au détour d'un hôtel privé nous tombons sur un énorme brasier, contenu sur une place solitaire : dans les flammes, des corps brûlent dans une affreuse odeur de chair cramée. Mes amis sont choqués par l'horrible tableau. Malgré ma peur grandissante, je m'avance vers le foyer ardent ; je manque de vomir en découvrant les corps calcinés, recroquevillés en d'improbables positions. Mon sang se glace définitivement : ce sont des gnomes. Uniquement des gnomes. Pris d'une nausée, je me détourne de la scène et rejoint les autres.
Mais brusquement, Maril se renverse en avant et crache du sang sans s'arrêter. Avec Tampë nous le relevons par les bras et observons son état, totalement interloqués : que lui arrive-t-il ? Il ne parvient pas à stopper ses expectorations et ses yeux comme son nez laissent dégouliner des filets rouges sur son visage.
Pris de panique, je relève la tête vers Tampë, cherchant une explication :
— Que...
Ma voix meurt dans la gorge : mon ami subit la même chose. Les deux gnomes malades s'effondrent contre le mur d'une grosse demeure.
Je les regarde cracher leur sang, impuissant et totalement déboussolé : je ne comprends rien. Je veux que quelqu'un me dise ce qu'ils se passe ! Je ne peux supporter plus longtemps tous ces mystères. La peur me saisit lorsque j'aperçois du sang gouter entre mes pieds : instinctivement, je porte la main à mon nez et la trouve recouverte d'hémoglobine. Je déglutis alors que mes jambes m'abandonnent. Je m'effondre, pris de soudaines convulsions. Mon cerveau semble au bord de l'explosion alors que mon cœur tambourine bien trop rapidement dans la cage thoracique.
Les oreilles bourdonnantes, je parviens tout de même à percevoir des pas s'approcher vers nous. Mais incapable d'effectuer le moindre mouvement, je ne peux identifier les nouveaux-venus. Et puis je sombre dans les ténèbres d'un oubli profond.
Lorsque je me réveille, je suis attaché à un lit, un mage transvasant des liquides opaques à mes côtés. Mon corps me fait atrocement mal : l'envie de me fracasser le crâne contre la tête de lit me prend et je gesticule en tous sens, tentant de briser mes liens.
L'elfe hausse les sourcils en ma direction sans broncher. Je le déteste, je voudrais lui arracher la tête et le transpercer d'une lame empoisonnée ! Ils ont exterminé mes semblables ! Sans savoir réellement ce qu'il m'arrive, je lui crache une quantité impressionnante d'injures. Cela ne fait que provoquer un soupir de la part de mon interlocuteur. Quelle enflure ! Au moins, ces connards de Féalocen n'ont pas déserté la cité.
Un deuxième mage pénètre dans la pièce. D'ailleurs je reconnais l'infirmerie du palais. Cette bande d'abrutis ont dû nous ramener là pour je ne sais qu'elle raison.
— Est-il soignable ? interroge le deuxième sans se soucier de ma présence.
Je grogne : j'ai l'impression d'être une souris prête à une expérience douteuse.
— Je ne pense pas. C'est un nerveux de nature à ce que j'ai remarqué. Contrairement aux deux autres, son état empire de minutes en minutes. D'ici demain, il sera entièrement pris.
Stop ! De quoi parlent-ils ?
— Libérez-moi ! Je ne suis pas un malade mental ! Dîtes-moi ce qu'il m'arrive ou je vais vous crever les yeux et vous arracher la peau !
Je me débats dans tous les sens, frappant ma tête contre l'oreiller et tirant sur mes chaines jusqu'au sang.
— Je crois qu'il sera fini avant la fin de la journée, remarque le mage.
Son comparse m'immobilise fermement d'une main et me dit :
— Calme-toi, le gnome. Tu es contaminé par un puissant virus qui s'est abattu sur la dimension avec la chute des météorites.
— Hein ?
Il souffle de lassitude et ajoute :
— Des radiations sont apparues avec le cataclysme et la maladie s'est étendue jusqu'en Calca. Si, nous, les elfes, sommes immunisés contre le virus, les gnomes y sont sujets.
— Que va-t-il m'arriver ? demandé-je faiblement.
Les tribulations continuent...
— Ta peau s'effritera, affirme-t-il simplement comme si c'était normal, ton cerveau s'atrophiera. D'ailleurs le processus a déjà commencé. Mon collègue pense que tu seras zombifié avant la nuit.
— Quoi ?!
Mon visage délabré blanchit davantage.
— C'est évident. Tu as contracté le virus en sortant du palais. L'air est encore vicié. Ne t'inquiète pas... Nous allons abréger la contamination.
Je soupire de soulagement. Mais quelques chose cloche : n'avaient-il pas affirmé que mon cas était désespéré. Ah... Je vois où ils veulent en venir par « abrégé ».
— Ce sera le dernier ? demande le deuxième mage à l'autre.
— Oui... nos comparses disent avoir régler le problème dans les autres régions. Grâce à l'explosion de la dimension initiale, nous ne serons pas atteints par d'autres contaminations. Nous commencerons demain la purification de l'air.
— Bien. Avec toutes ces morts, nous allons manquer de main d'œuvre... Peu importe. Donnez-moi la gourde de sigue.
Les elfes ont exterminé des populations gnomiques entières ! Je n'y crois pas ! Ils ont tout bonnement carbonisé les gnomes atteints du virus. La révolte s'empare de moi. Je remue en tous sens, incapable d'en démordre.
Mais mes membres se figent : le mage s'approche de moi et tente de m'enfoncer le goulot dans la bouche. Je me débats comme je peux, la peur me gagnant toujours plus. Au-dessus de moi, l'elfe s'impatiente et me plaque la tête pour engouffrer de force son poison dans ma gorge. Je hurle : le liquide brûlant descend dans mes organes. D'épouvantables brûlures me ravagent le foie et les intestins. Ma vue se trouble alors que mes membres tressautent fébrilement. Malgré moi, une bave jaunâtre me remonte à la commissure des lèvres. Mes yeux manquent d'éclater devant la souffrance qui me prend. La folie me gagne peu à peu alors que les convulsions redoublent. De leurs côtés, les elfes me regardent sans broncher, attendant ma mort. J'ai envie de me lever, de tuer, d'exprimer toute la haine qui est restée cachée en moi. Je sais que ce sont les effets du virus qui me donnent ce besoin mais je n'en ai cure : après tout, je mourrai d'ici quelques minutes.
Mon corps semble enfin se calmer ; une lourde torpeur m'assiège. Ma poitrine se soulève moins rapidement. Et puis ma tête retombe sur le côté. Je ne parviens plus à exécuter le moindre geste : je suis plongé dans un engourdissement total. Fatal...
— Mais qu'est-ce que vous faites ? Bon sang !
Je perçois les deux silhouettes des mages se lever précipitamment :
— Majesté, nous ne vous attendions pas de sitôt...
— Vous venez d'empoisonner mon gnome ?!
— Nous n'avons pas le choix : il est atteint du virus.
— Et vous atteints d'imbécilité ! De quel droit osez-vous porter la main sur ma propriété ! Je vous donne dix secondes pour lui administrer l'antidote !
— Votre père a ordonné de supprimer les gnomes malades.
— Et alors ?! Je me moque des dires de mon père !
— Mais Majesté, il est en passe de muter en contaminé...
— Vous contestez mes ordres ?
— Non, Majesté... Ce sera fait, Majesté.
— Mmh... Je préfère.
Si je ne parviens pas à voir la scène, je sens le mage me donner un autre liquide. Immédiatement, mes brûlures disparaissent même si mon ventre reste toujours aussi douloureux. Je me retourne comme je peux sur ma couchette et m'endors lentement.
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