Partie 44

Même dans les cuisines, la tension est palpable : comment réagir lorsqu'une partie de la stratosphère menace de s'écrouler sur nos têtes ? Et encore, nous avons de la chance aux Falaises Sanglantes : nous sommes loin du point de chute. Dire que les armées se déploient en terres de Narraca... Ils se prendront les météorites de plein fouet. Malgré notre éloignement géographique, je crains que les conséquences de ce cataclysme n'atteignent les terres de Fanyarë, bien plus proches que les nôtres. Püpe et ma fille risquent de ne pas s'en sortir.

De toutes façons, je ne peux rien faire pour elles. Ma vie ne s'accordera jamais avec la leur. Plus le temps passe et plus je me dis que je ne les retrouverai pas. C'est ainsi. La vie ne s'inspire pas des grands romans où les héros se rejoignent à la fin. Il faut apprendre à tourner la page, à continuer sa vie sans se retourner désespérément en arrière. Mon destin est de suivre mon maître dans sa déchéance et je le suivrai.

En ce moment, le palais est extrêmement calme. La quasi-totalité des elfes sont partis pour la bataille finale. Et le reste de la cour s'est rendu à la capitale, attendant anxieusement le retour des armées.

Avec Maril et Tampë, nous engloutissons les dernières miettes de notre repas. Nous avons la ferme intention de profiter de l'absence des elfes.

— Tu ne veux pas remplir le pichet, Binou ? me demande mon ami en secouant sa chevelure rouge.

— Je n'ai pas soif.

— Mais nous, si, rétorque Maril, en plus, je croyais que tu étais plus porté sur la bouteille, ces dernières années.

— Justement, Currunas m'a imposé un régime : je risque une « éventration ».

— En même temps, ajoute Tampë, tu n'avais pas qu'à t'attacher à la bonne de chambre ; tout ça c'est de sa faute.

Je m'énerve :

— Cela n'a rien à voir !

Tampë n'a jamais apprécié Püpe et ne comprend pas comment je ne partage pas cette répulsion. Il m'a profondément agacé : je déteste repenser ainsi à ce passé heureux et insouciant.

— Je pars pour les caves, décrété-je en empoignant la cruche.

— Sage idée ! s'exclame Maril.

Imbéciles. Ils ne pensent qu'à boire alors que le monde s'écroule.

Je descends les marches. Pourquoi ai-je accepté de me rendre dans les caves ? Cet endroit me révulse. Je m'y perds à chaque fois. Et voilà ! J'aurais dû tourner à droite. Non à gauche. Merde. Demi-tour. Je me rappelle pas de ces murs... Ah, un escalier. Zut, je continue à plonger dans les profondeurs de la forteresse. Qui a bien pu construire toutes ces galeries ? Des gnomes, sans aucun doute. Une porte entrouverte se présente à moi et je m'y aventure.

Je pénètre dans une étrange chapelle ornée de tableaux oniriques. De lourdes toiles d'araignées pendent du plafond en dôme peint. Je frissonne en m'avançant sur les dalles froides. Aucune fenêtre n'éclaire la pièce, seules des torches dansent dans la brise qui arpente les caves.

Et puis je pousse un cri d'horreur devant un mur sombre : creusé par une vingtaine d'orifices, il dévoile une trentaine de têtes livides, séparées de leurs corps. Quelle abomination ! Chaque chef repose dans une petite niche, me regardant de leurs yeux vitreux. Je remarque que la plupart porte des couronnes ou des ornements princiers. Toutes les races semblent présentes dans cette horrible collection. Morgal a tout bonnement exposé la tête de ses victimes célèbres en ce lieu. Je suis d'accord avec Currunas : impossible de le soigner.

— Jolie collection, n'est-ce pas ?

Je sursaute dans un cri aigu et me retourne vers Bradh. Mais pourquoi suis-je obligé de le croiser même ici ?

— Ce n'est pas un endroit où fouiner, murmure-t-il en caressant Bhaurisse, blotti dans ses bras.

— Que... Que voulez-vous ?

Il hausse ses larges épaules et ajoute d'un ton badin :

— Agrandir cet effroyable palmarès, peut-être.

Je fronce les sourcils, ne comprenant ses dires. Et puis je saisis la portée de la menace :

— Me tuer ? Ce n'est pas permis dans le Règlement de supprimer les domestiques.

— Assassiner son majordome non plus. Ni son maître. Entretenir une liaison avec une collègue et se rebeller contre le système ne fait pas non plus parti des permissions. En fait vous êtes tout sauf un gnome, Binou. Vous êtes un esprit révolté qui ne mérite que la mort.

— Mais vous n'êtes pas bien !

— Vous êtes une tache. Une tache sur un tableau blanc, Binou. Il faut vous effacer. Je ne peux tolérer qu'un de mes domestiques ignore ainsi les règles. Cela me rend fou.

Fou ? Mais évidemment : c'est un maniaque à son paroxysme !

— Et puis, Püpe a été renvoyée par votre faute.

On y vient ! Il m'en veut vraiment.

Sans plus attendre, Bradh dégaine un poignard, lâchant le lapin au sol. Aussitôt, la monstrueuse bête s'élance vers moi dans un grognement féroce. Je hurle de terreur et m'enfuis hors de la chapelle. Dans les couloirs, je perçois l'avancée du lapin sur mes talons. Il va me dévorer ! Si j'en réchappe je jure devant les Dieux que je deviens un espion assidu et exemplaire.

Et pourquoi n'ai-je pas pris d'arme avec moi, ce matin ?

Une douloureuse morsure m'arrache à mes regrets. L'animal diabolique a planté ses dents dans mes fesses suite à un saut tout calculé. Je m'écroule d'ailleurs sur lui. Il esquive le choc et profite de mon état à terre pour sauter sur ma poitrine et me toiser de son regard perfide.

Bradh me rejoint tranquillement et me relève par le col de manière à ce que je sois à son niveau. Mauvaise idée : j'en profite pour lui assener un formidable coup de boule dans la tête. Le couteau valdingue à l'autre bout du couloir. Je m'y précipite avant de m'effondrer suite à un plaquage de la part du maniaque. Ma mâchoire craque sur le coup et mon menton s'ouvre douloureusement. Un goût amer de fer me monte à la bouche. Bradh se redresse et s'élance vers l'arme pendant que son monstre me mordille haineusement le mollet. Un bon coup de pied et le rongeur s'éclate sur le mur. Je rejoins mon supérieur avant qu'il n'atteigne l'arme mais un violent crochet du droit m'explose le nez : le sang gicle sur mon visage. Loin d'en finir, il réitère son geste et m'ouvre l'arcade sourcilière. J'atterris contre un mur, le visage dégoulinant. Son poing m'atteint à l'œil et ma vue se trouble. Je résiste d'un sursaut de survie et après lui avoir attrapé la tête, je la racle contre le mur de granit, laissant une trainée pourpre dans son sillon. Ses hurlements résonnent dans tout le couloir et Bhaurisse repart à la charge, plantant ses crocs aiguisés dans l'épaule. Je fais quelques pas, tentant de m'en débarrasser. Mon pied rate une marche et je dévale un escalier qui donne sur une terrasse surplombant la mer.

Je perds connaissance, quelques secondes. Mais je reviens vite à la réalité lorsque Bradh me soulève pour me précipiter de la falaise. Mes membres tremblent et il doit voir la peur dans mes yeux. Qu'importe : je ne suis qu'une erreur du système pour lui.

— Tes arriérations finiront avec toi, Binou, crache-t-il avec un visage aussi amoché que le mien.

Ma respiration se coupe. Son corps se crispe : comme moi, il remarque le ciel se déchirer brusquement dans un torrent incandescent de flammes. C'était la distraction suffisante pour moi pour reprendre le dessus dans la lutte. Je lui donne un magnifique coup dans le foie et sans l'ombre d'une hésitation, l'envoie par-dessus bord. Son long cri résonne jusqu'à moi. Et puis, il s'écrase sur le sable clair dans un éclatement de chair.




Le tonnerre remplit la cavité du ciel. Des éclairs fulgurants éclairent le pays alors que le soleil disparait derrière des brèches opaques. D'ici, on voit d'énormes nuages noirs et ocres s'élever depuis le Sud. Les météorites sont tombées, entrainant la désolation sur la dimension. Je me redresse, dépoussiérant mon pantalon. Mon nez continue à couler drastiquement mais l'effondrement de la voute céleste me détache de mes blessures.

La tourmente se lève, mugissant dans les arbres et les vagues déchainées. La lumière disparait alors que des tremblements de terre parviennent jusqu'à nous.

Le désastre est inévitable. Je porte instinctivement les mains à mes oreilles, assourdi par une telle cacophonie. Je me précipite dans les murs, remontant les escaliers à toute vitesse. Dans la panique, je retrouve mon chemin et débouche sur les salles elfiques : tous les gnomes courent paniqués, incapables de gérer une telle situation. Compréhensible.

Comme après l'éruption d'un volcan, un épais nuage gris s'abat sur l'horizon, courant vers nous comme un raz-de-marée destructeur.

Dans la cité, les cloches du tocsin résonnent, telle une litanie précédant l'apocalypse. Au palais, c'est la débandade : le majordome n'étant plus de ce monde, personne ne sait comment réagir face à ce cataclysme mis à part courir dans tous les sens et crier.

Je me tourne vers les fenêtres et me fige en contemplant la catastrophe se rapprocher : le nuage n'est qu'à dix kilomètres de nous. D'ici quelques secondes, nous serons submergés. Mon sang ne fait qu'un tour : il est temps de prendre les choses en main :

— Fermez les portes et les fenêtres ! hurlé-je.

Comment peuvent-ils m'écouter alors qu'ils pensent vivre leurs derniers instants ?

Pourtant, mes ordres se répètent dans la cohue et, comme trouvant un espoir soudain, les gnomes se démènent pour clôturer le palais. Les consignes fusent dans les interminables couloirs et mes semblables finissent le travail en un temps record.

Ils se regroupent tous en bas de l'escalier d'honneur, me regardant comme un tas de carpes échouées sur le rivage. Je crois qu'ils placent leur vie entre mes mains. Bon, ils se sont trompés de personne mais improvisons : faut dire qu'il y a bien sept cent gnomes devant moi.

Une violente bourrasque me ramène à la réalité : les vitres vont céder face à la puissance de la tempête.

Je contemple tout ce petit peuple du haut des marches et déclare :

— Il faut se réfugier dans les caves : les fenêtres ne vont pas résister et nous étoufferons dans le nuage. Écoutez-moi : pas de panique. Il y aura de la place pour tout le monde.

Tous hochent la tête. C'est parti... Après les avoir regroupés en rang, nous gagnons les profondeurs du palais. Épaulé de Maril et Tampë, je commande les domestiques : heureusement qu'ils sont habitués à recevoir des ordres...

Enfin, tout le monde a passé la dernière porte. Avec mes amis, nous vérifions qu'il ne manque personne.

C'est à ce moment, que les vitres éclatent. D'un commun accord, nous fermons la lourde porte, nous enfermant dans ces caves sinistres et obscures.

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