Partie 42
Du haut de la Gorge des Dragons, je regarde toutes les créatures ailées disparaitre vers le Nord. Les guerriers de l'élite se rendent en mission. Si j'ai bien compris, ils doivent se hâter d'accomplir leur travail là-bas pour ensuite se rendre en terres de Narraca pour la bataille finale, avant que les météorites ne s'abattent. Car cela ne saurait tarder.
Avec la plupart des domestiques, je rejoins les Falaises Sanglantes. Je vais retrouver Arquen. Cet imbécile m'avait manqué. Et puis, peut-être en apprendrai-je plus sur le cas mystérieux de Selnar...
Je suis assez angoissé, pour une fois : non seulement je crains pour la vie de la petite Narlera mais en plus, je crains pour la survie de celle de mon maître. En fait, paradoxalement, je serai triste à sa mort parce que finalement, il restait amusant et je ne m'ennuyais jamais dans ses virées sordides et malsaines. Mais il doit périr. C'est cela ou je ne reverrai jamais Püpe et ma fille.
J'attache Poney Obèse à une barrière de la cour gnomique et regagne les couloirs de mes semblables, heureux de retrouver cette petite ambiance si chaleureuse !
— Binarvivox !
Oh pas lui. Bradh n'aurait pas pu s'étouffer dans son potage ? Il me tape déjà sur le système, m'accusant toujours implicitement du départ de Püpe.
— Binarvivox ! Vous êtes chargé de l'entretien des appartements princiers ! Vous avez intérêt que tout soit impeccable avant ce soir. Le château devra être en ordre d'ici une quinzaine de jours, lors du retour de notre maître...
Très bien, tu ne veux pas me voir. Je l'abandonne donc à son humeur massacrante et remonte jusqu'aux appartements de Morgal. Et dire qu'il ne les reverra jamais... Ne plus le voir assis à son bureau me provoquera sûrement un petit pincement au cœur...
Je m'assois sur son vieux siège, là où je l'ai vu pour la première fois. Il ne m'avait pas paru méchant, simplement étrange. Et pourtant, cet homme reste le mal incarné.
J'espère que Narlera se relèvera après sa mort. Elle en profitera peut-être pour s'unir avec Tronche Parfaite. Pourvu que non.
Je farfouille machinalement dans les papiers tombe par hasard sur un contrat. Mes sourcils se froncent : il s'agit d'un contrat de mariage.
Mon cœur rate un battement : le sceau de la princesse d'Elendor y figure mais celui du prince des Falaises Sanglantes aussi !
Impossible. Jamais Morgal n'aurait accepté une chose pareille. Et ce contrat signifie que... que Selnar est officiellement la femme du Dégénéré. Mais quoi ! D'où ce papier sort-il ? Morgal est-il au courant ? Forcément puisqu'il a signé par son sceau. À moins qu'on lui ait volé...
Je me lève et pars à la recherche d'indices. Quelques couloirs plus loin, je descends vers la salle d'occultisme et trouve Arquen avec Selnar. La conversation qu'ils entretiennent est houleuse :
— Je ne te crois pas, Selnar ! lâche-t-il, j'ignore comment tu as réussi ton coup mais Morgal n'a jamais signé le registre !
— Tu l'as vu toi-même ! riposte-t-elle en le pointant d'un doigt accusateur.
— Comment as-tu procédé ? Je refuse de penser qu'une telle chose ait pu se produire.
— Ah oui ?
Je les rejoins tranquillement, faisant comprendre que je suis au fait de l'histoire.
— Les mystères vous entourent, Madame, lui souris-je avec malice.
Un éclair de lucidité passe dans le regard de l'hybride. Il saisit l'elfe rousse et la plaque violemment contre le mur, la gorge prise dans sa forte poigne :
— Je commence à croire que tu nous caches trop tes pouvoirs, Selnar.
Dans les doigts du demi-dieu, je distingue la magie affluer et se répandre dans la tête de la femme. Aussitôt, son visage se métamorphose, ses traits changent sans parvenir à se stabiliser sur une face précise. Je recule d'un pas, horrifié par cette découverte glauque : la fiancée de mon maître est une changeuse de forme ! Un caméléon, en quelque sorte.
Tout s'explique désormais : elle a dû revêtir une apparence de soldat pour s'infiltrer à la Gorge des Dragons. Elle a peut-être même dérobé le sceau à cet instant.
— Combien de formes peux-tu adopter, gronde Arquen d'un air impassible.
Selnar tousse douloureusement en se tenant la gorge. Déjà, son apparence d'origine reprend le dessus.
— N'importe quelle physique que j'ai déjà touché, halète-t-elle.
— Tu peux te transformer en Morgal !? s'exclame l'hybride estomaqué.
Selnar garde quelques instants le silence et ajoute, un peu gênée :
— Non, lorsque je dis touché, c'est plutôt lors d'une union charnelle que je peux récupérer l'apparence.
Cho-qué. Je suis dégoûté, sincèrement. Pas étonnant que Morgal la traite de nymphomane avec ça. J'espère pour elle qu'elle n'a que des hommes dans ses réserves parce que le contraire lui vaudrait un procès phénoménal aux fesses ! Sans mauvais jeu de mots.
Arquen ne semble pas plus à l'aise :
— Donc tu peux prendre mon physique ? panique-t-il.
— Non. Ça ne fonctionne pas avec le sang divin. Ce n'est pas faute d'avoir essayé.
Je commence à croire qu'il n'y a rien à récupérer avec cette femme aussi détraquée que son cher fiancé. Enfin, pas dans le même sens.
— As-tu dérobé le sceau de Morgal ? s'impatiente l'hybride.
— Non, rétorque-t-elle violemment, il a signé, je le jure !
— Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Tu l'as contraint ?
Avant qu'elle ne puisse répondre quoique ce soit, une trompe résonne lugubrement dans le lointain. Nous nous penchons tous les trois à la fenêtre pour découvrir quatre cavaliers elfes remonter la grande avenue au galop. Chacun revêt une armure noire propre à l'armée écarlate mais contrairement à l'usage, leurs chemises sont de couleur similaire, au lieu de carmin. Leur tenue arbore le noir. Le deuil.
Nom de...
Sans attendre les deux derrière moi, je descends en trombe l'escalier principal, bousculant la cour princière, prévenue par les sinistres échos du cor.
Je me précipite à l'entrée et me fraie un chemin jusqu'aux émissaires. L'interrogation et l'inquiétude peignent les visages des elfes autour des soldats.
L'un d'eux s'avance au centre du cercle et déclare :
— Mesdames, mes Seigneurs, le prince Morgal n'est plus.
Je me pose sur la paillasse de mon lit : je suis... Impossible de décrire mon état. Un vide béant m'habite brusquement : est-ce un tournant catégorique dans ma vie ? Vais-je pouvoir recouvrer ma liberté comme Selnar me l'a promis ?
La possibilité d'un futur meilleur s'offre désormais à mes yeux. Ou bien les choses empireront... J'ignore ce que le destin me réserve encore.
Il est temps de faire mes adieux à mon maître, d'oublier cette vie sordide et de manipulation.
Les lourdes tentures noires recouvrent les murs sombres du palais. La cour royale est présente. Le Roi en Blanc, Hirilnim et ses six fils restants sont assis en bas du trône de Morgal.
Vide.
Tous les hommes portent le long chapeau noir pointu, propres aux mages, alors que les femmes se cachent sous les mantilles sombres. Quant aux astres... les représentants de Luinil sont aussi éberlués que les autres. Ils n'étaient pas au courant pour l'assassinat orchestré à part Lagordus. Et ce dernier est toujours en mission.
Bref, même mort, Morgal continue à semer la discorde. Les deux races peuvent oublier leur traité de paix : on parle du meurtre d'un prince, tout de même...
Seule Selnar jubile dans son coin ; le voile ne m'empêche pas de distinguer son sourire machiavélique. Évidemment, cette garce hérite de la fortune et du titre de princesse des Falaises Sanglantes. Quelle pouffiasse !
Finalement, Elaglar décide de suspendre le procès des pauvres astres pour se retrouver avec les siens dans les appartements princiers.
Quel bordel dirait Arquen ! Et la chute des météorites qui s'ajoutent à la recette ! Un véritable désastre.
De ma place reculée, je discerne les rayons du soleil percer les vitraux pour se refléter sur les colonnes et les chapiteaux sombres. Une vraie ambiance mortuaire. Je n'imagine pas l'état de Narlera en ce moment.
Le Cosmos a perdu un être exceptionnel, il faut l'avouer. Personne ne peut rivaliser avec la ruse débridée de feu mon maître.
Perdu dans mes réflexions, j'en viens à compter le nombre de chapeaux pointus qui se figent sous mon regard. Le silence religieux me rend dingue et il me faut trouver un moyen d'occupation comme un autre.
Je contemple le trône, visualisant le prince assis dessus. Mais ce temps est révolu. Jamais ces murs ne reverront leur propriétaire...
Jusqu'à ce que les portes de derrière claquent si fortement qu'elles se brisent sur leurs gongs :
— SELNAR ! OU EST-ELLE ? OU EST CETTE SALE TRAINÉE QUE JE LA PENDE PAR SES TRIPES !
Dans la fumée de la casse, la silhouette de Morgal apparait, comme un fantôme revenu des enfers pour hanter son meurtrier.
Immédiatement, la cour s'écarte de son passage, aussi estomaquée qu'effrayée. Précisons que le style actuel de Morgal vaut le détour : son armure malencontreusement disparue révèle une chemise déchirée par endroits, imprégnée de sang. Le pantalon recouvert de poussière n'est pas sans rappeler la face empourprée de rage du prince. Ses yeux clairs ressortent d'autant plus sur la crasse qui recouvre sa peau et ses cheveux décoiffés feraient fuir les poux les mieux avisés.
Il est plutôt vivant...
Et en forme ! Il se précipite vers ses appartements alors que l'escadron qui l'accompagnait stagne à l'entrée. Narlera ainsi que Tronche Parfaite haussent les épaules devant ce mélange incompréhensible d'évènements.
Oh et puis j'aurais dû deviner que Morgal ne périrait pas aussi facilement. D'ailleurs où est Ilvanar ? Pas là ? Il doit être mort, avec sa bande de joyeux drilles, sans aucun doute.
En attendant de sympathiques petites explications doivent retentir dans les étages. Je rejoins Arquen qui regardait la scène du haut d'une loge.
— Qu'en pensez-vous, chef ?
— C'est le bordel.
— Sans aucun doute. Vous n'avez jamais cru en sa mort n'est-ce pas ?
— Évidemment, la marque aurait disparu.
Pas bête, j'aurais dû y penser.
— Et la fomentation de l'attentat ?
— J'étais le premier au courant.
— Et... Vous n'avez rien fait pour aider votre ami ? Vous l'auriez laissé mourir ainsi ?
— Mmh... Non. Morgal ne finira pas ainsi, Binou.
— Ah oui ?
— Tous les grands hommes ont une fin, je peux te l'assurer. Et la sienne arrivera, demain ou dans quelques millénaires. Mais ce n'est pas pour maintenant.
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