Partie 40

Subrepticement, je m'extirpe de la citadelle et trottine sur les versants. L'altitude me fatigue et mes « dix kilos » en trop ne m'aident pas.

Selnar m'a indiqué où cette bande d'abrutis se trouvait. D'ailleurs, j'ignore toujours comment cette salope a fait pour se rendre à la Gorge des Dragons. Un mystère à éclaircir...

Ah ! J'aperçois une sentinelle ! Franchement, la discrétion n'est pas le meilleur atout des astres.

Et puis, avec ma formation d'espion...

J'entrevois immédiatement des flèches se pointer dans ma direction mais je n'en ai cure. Je sais que leur chef désire me parler.

— Baissez, intervient-il en apparaissant derrière un rocher.

Aussitôt, les soldats astres se découvrent et nous rejoignent. Je peux enfin analyser la physionomie d'Ilvanar, l'ancien chef d'Arquen.

Si je me souviens bien, Morgal l'a évincé pendant l'ambassade ; le duc tenait à obtenir le titre de roi mais mon maître a déjoué son petit plan foireux. N'oublions pas que cet homme ne veut qu'une chose : le pouvoir et la reine. Il rêve de lui passer dessus et je doute qu'il apprécie de s'être fait prendre la place par l'autre imbécile détraqué.

— Tu es le gnome du prince Morgal, n'est-ce pas ?

— C'est exact, mon beau seigneur.

Il fronce les sourcils devant mon air effronté. C'est vrai qu'il possède une carrure qui impose le respect. Ses cheveux roux, soigneusement tirés à l'arrière, ainsi que sa barbe en pointe retirent toute forme de laxisme au personnage.

On dirait que Morgal s'est fait un ennemi de taille...

— Ton maître a dû rentrer de sa virée.

— Je l'ignore : il ne se trouve pas à la Gorge des Dragons.

— Sire, intervient un soldat, ils sont probablement au Var-Nar-Bal.

Ilvanar réfléchit un court instant avant de se retourner vers moi.

— Conduis-nous à cet endroit, exige-t-il froidement.

Je hoche la tête : depuis ces quinze dernières années, j'ai accompagné Morgal dans toutes ses virées sordides. Je connais donc toutes les entrées de la monstrueuse fabrique. Il y en une pas loin qui mène aux cachots.

— Pourquoi mon maître se rendrait-il au Var-Nar-Bal ?

— Il a capturé le lumbars Goer pour l'interroger. Nous devons récupérer cet homme au plus vite.

Le duc croisa les bras et leva fièrement le menton.

— Nous profiterons de l'isolement de Morgal pour l'éliminer, continua-t-il, la reine nous récompensera pour ce service. Quant à toi, le gnome, pars trouver le général Lagordus. Il nous aidera.




Franchement, je ne sais pas ce que feraient tous ces guerriers sans les gnomes. Tous des incapables. Je rejoins la taverne de la citadelle en quête de Lagordus et le trouve enfin, parlant avec un capitaine elfe.

— Eh l'astre ! l'appelé-je, y a un homme qui t'attend devant les portes d'entrée.

Il me scrute avec des soucoupes dans les yeux. Se faire traiter ainsi par un mini-elfe ne doit pas faire partie de ses habitudes. Toutefois, il hoche la tête et me suit à l'extérieur de la forteresse. Je le guide à travers la vaste forêt, véritable jungle où lianes et racines barrent le chemin. Enfin, si on peut parler d'un chemin...

Alala, les astres ! Incapables de se déplacer dans un milieu naturel. Même moi qui ne suis qu'un gnome, je ne trébuche pas tous les trois pas !

Je l'entends râler derrière moi et maudire ce lieu si abominable. Morgal rirait en voyant son collègue se démener dans un milieu qui est si familier à sa race.

Heureusement pour Lagordus, nous parvenons à la clairière, non loin de l'entrée du Var-Nar-Bal.

Il n'est pas étonné de retrouver Ilvanar et sa bande de meurtriers aguerris, parés pour chasser de l'elfe.

— Lagordus ! s'exclama-t-il d'une voix mielleuse, j'espère que vous avez murement réfléchi à ma proposition !

Il ne semble pas très à l'aise ; à vrai dire, je pense fermement que cet homme est doté d'un sens de la morale plutôt poussé, et éliminer ainsi un le prince le gêne, même si ce dernier est son ancien assassin.

— Je n'approuve guère ces méthodes, murmure-t-il distinctement, je ne tiens pas à être pire que mon ennemi.

— Ce n'est qu'une question de justice, rétorque Ilvanar en s'avançant vers lui, à vous comme à moi, il a détruit nos vies. C'est un ennemi d'état et la reine nous ordonne de l'éliminer. Mais... Vous semblez encore hésiter, qu'est-ce qui vous rebute ?

L'épéiste ne répond pas, méditant sur le choix à suivre.

Mais ce n'est pas possible d'être aussi coincé, que diable ! Enterre ta morale quelques minutes et enjaille-toi l'espace d'un petit meurtre. Les petits vertueux irréprochables ont vite tendance à m'exaspérer !

— Tu as besoin de preuves pour le diaboliser ? demandé-je vicieusement à son oreille, suis-moi et découvre ce qui se passe dans les tréfonds de ses prisons !

Lagordus déglutit et se tourne vers Ilvanar :

— Vous êtes au courant que ce meurtre va renverser l'alliance des astres et des elfes ?

Le duc sourit machinalement et ajoute :

— Pensez à Féathor : il est comme un fils pour vous, n'est-ce pas ? Si vous ne tuez pas son père, il mourra !

— Comment... Comment savez-vous ?

— J'avais deviné la liaison entre la reine et le fils d'Elaglar. Je me suis renseigné sur Féathor. Mes magiciens ont surpris des conversations... Nous tenons des informations capitales, des informations compromettantes autant pour Morgal que pour Luinil. Qui aurait cru qu'elle comme lui étaient des Réceptacles ?... Écoutez Lagordus : nous allons nous débarrasser de l'elfe. Cela nous apportera satisfaction mais ce qui nous intéresse le plus, c'est la pression que nous pourrons exercer sur la reine. Nous possédons son secret et pour rien au monde elle ne voudra que nous le divulguions.

Je retiens ma mâchoire de tomber. Et il l'a fait en plus ! Il a forniqué avec la reine ! Je ne faisais que spéculer, moi ! Monsieur chtarbé a bien des antécédents avec la reine d'Arminassë. Quel tocard ! Il a couché avec une femme qui incarnait l'Ennemi pour sa race. Cela peut se traduire par un crime de haute trahison en Calca. Et avec le bâtard qui en est né, ce sera difficile de cacher la faute. Par contre, j'ignorais que Luinil est une Réceptacle à l'instar de Momo... ça déraille pour lui. Surtout s'il l'a violée.

— Et Féathor ?

J'ai l'impression que cet imbécile tient Tronche Parfaite dans son cœur. Il a dû s'improviser comme son propre père... Risque de confrontation prochaine avec Momo ? Sans aucun doute.

— Le jeune astre survivra si nous parvenons à éliminer Morgal avant qu'il ne sache qu'il a un fils.

Bande de couillons ! Il le sait déjà ! Bah peu importe, c'est bien plus amusant de les voir s'emberlifiquoter dans ce ramassis de mensonges !

— Sire, dit un magicien à voix basse, nous devons délivrer le seigneur Goer avant qu'il ne soit trop tard.

D'un commun accord, le groupe se met en route vers l'entrée de la fabrique. Il faut encore parcourir quelques kilomètres dans la montagne, enfouie dans une épaisse végétation impénétrable. Seuls quelques rayons épars traversent le feuillage des arbres millénaires. Des arômes de fleurs embaument cet endroit mystérieux, propres aux fées et... à ces abominables créatures ensorcelées !

Enfin, l'ouverture du tunnel apparait : une solide grille nous sépare de ce boyau obscur.

Ilvanar grimace : il supporte difficilement le fait de m'accorder une confiance aveugle. Après quelques menaces au sujet d'une potentielle trahison, il me laisse prendre les devants. Quelques astres allument l'opale de leur bâton magique et nous nous avançons silencieusement dans cette atmosphère si conviviale.

— Il n'y a pas de gardes ? interroge l'épéiste.

— Non, affirmé-je, l'emplacement de cette prison est illégal... Comme ce qui se passe à l'intérieur d'ailleurs. Le prince évite de partager l'existence des cachots à ses soldats. Disons qu'il compense la surveillance par des sorts et des pièges.

— Comment allons-nous passer, alors ?

— Ne me sous-estimez pas, ricané-je en papillonnant des oreilles, j'accompagne souvent mon maître dans ses activités sordides et je connais les combinaisons, les codes et les formules de passage.

Au lieu de continuer le chemin rocailleux, je bifurque dans un boyau, invitant les astres à me suivre.

— C'est une véritable souricière ! maugrée un astre du nom de Solurus, nous ne faisons pas trois pieds de haut, nous !

Stop ! Je n'aime pas la discrimination sur les gens de petites tailles !

— Il n'y a pas de pièges ni de sortilèges à contrer dans ce conduit d'aération.

— Nous sommes des magiciens : nous pouvons contrer les sorts ; c'est notre travail.

— Vous ne ferez que prévenir mon maître de votre présence : de plus sa magie est bien plus puissante que la vôtre, sans vous vexer. Morgal est peut-être un prince, mais il peut se révéler être un sorcier puissant.

Solurus grommèle dans sa barbe et continue d'avancer avec difficulté. Tas de loques ! Par moment, nos pas craquent sous les ossements de pauvres malheureux.

— Beaucoup de prisonniers ont tenté de s'enfuir, expliqué-je avec le plaisir malsain de les angoisser pour rien, mais les conduits ont été incendiés et ils sont tous morts comme des mouches grillées ! Haha, j'espère que vous avez des ressources : on ne sort pas des prisons du Var-Nar-Bal.

— Très rassurant... murmure un soldat avec une boule dans la voix.

Des beuglements résonnent alors sous le boyau. Des percées laissaient en effet filtrer l'air et le son.

— Ce sont les abattoirs, dis-je impassiblement, le Var-Nar-Bal est aussi le siège des trafics de drogues, d'alcools, d'armes et de viandes. La marchandise est ensuite envoyée dans le Nord, sur la terre des lumbars où sur celle des nains.

Charmante visite, vous ne trouvez pas ?

Le plafond arrondi du conduit s'affaisse brutalement, obligeant les passeurs à ramper.

— Restez là, déclare Ilvanar, je continue seul avec Lagordus et le gnome : je vous appelle dès que nous aurons besoin de vous.

Aussitôt, je me faufile lestement dans la fissure, aussi agile qu'un reptile. Quoique... S'il s'avère que j'ai réellement pris dix kilos, j'imagine mal me trouver coincé comme un gros rat dans son propre trou.

Heureusement, le plafond demeure assez haut et malgré la crise de claustrophobie qui pend au nez de Lagordus, nous parvenons tous les trois à l'extrémité du boyau, surplombant une salle obscure, empestant l'humidité. En réalité, il s'agit plus d'un cachot car le lumbars Goer y est attaché. Sa tête comme ses poignets sont immobilisées à la paroi. D'énorme balafres dégoulinantes de sang traversent son torse exposé. Sa bouche tuméfiée crache des injures d'une rare innocence à Currunas qui est assis en face de lui. Mais que fait cet imbécile au chapeau de korrigan dans un endroit pareil ! Ce dernier ne bouge pas, probablement tétanisé par la force muselée qui ne désire que le réduire en pièces. La scène serait amusante à voir...

Enfin, Morgal pénètre dans la prison sans se soucier des vociférations. Bien qu'il affiche une attitude détendue, je peux sentir la rage qui l'habite.

— Bien, dit-il impassiblement, vous êtes déjà affaibli. Vous allez pouvoir me donner des informations maintenant. Qui d'autre connait toute cette histoire ? Comment l'avez-vous apprise ? Répondez ou je vous arrache un membre !

Ah, oui il est en colère. Et il vit mal sa paternité, le coco. Morgal craint que d'autres apprennent son écart et tient sûrement à éradiquer tous les détenteurs du terrible secret.

Pour toute réponse, le lumbars lui crache au visage. Mauvais plan : le prince est déjà sur les nerfs, et il lui en fallait peu pour dégainer son épée et trancher le bras droit. Beurk...

— Je reprends : dîtes-moi tout ! Sauf si vous tenez à perdre votre deuxième bras !

— De toute manière, hurle Goer, vous me tuerez !

L'elfe pose sa main contre la joue du lumbars et lui murmure ces mots avec un sourire cruel. Ses yeux brûlent d'un plaisir effrayant :

— C'est vrai. Mais je peux abréger vos souffrances... Qui sait ? Comment savez-vous ?

La future victime semble dépérir sur place alors que son sang se vide sur les dalles sales. Le regard diabolique, imprégné d'un sourire malsain de mon maître le dissuade à parler :

— C'est un astre, tremble-t-il de douleur, il m'a tout raconté ! En échange, je lui donnais des informations sur l'emplacement de nos armées et la situation actuelle de notre royaume...

— Ah ! Un traitre ?! Vous ne valez pas mieux qu'un chien galeux, Goer. Vous trahissez votre pays juste pour organiser un marché avec moi ! Qui est cet astre ?

Goer régurgite du sang et se tait. Impatienté, Morgal enfonce dans son cou les griffes d'argent qui se fixent sur les gants de cuir :

— QUI est cet astre ? dit-il en continuant sa torture.

— Allez au diable ! crache le blessé.

Serrant les dents, Morgal retire ses doigts griffus de la peau du lumbars. Des éclaboussures pourpres jaillissent sur le mur.

— Alors je n'ai d'autre choix que de m'immiscer dans ton esprit.

Appliquant ses deux mains sur le crâne du prisonnier, le prince s'immobilise, comme entré dans une transe. De notre côté, personne ne bouge, capté par le dramatisme de la scène.

Toujours assis sur sa pierre, Currunas affiche un rictus de dégoût sur son visage. Toujours pas habitué ?

Enfin, Morgal recule :

— Ainsi le duc Ilvanar tente de me tuer, murmure-t-il en redressant sa longue mèche, je savais que la reine tenterait de m'assassiner.

Il rejoint son médecin et échange quelques mots en langage elfique.

— Vous pensez qu'il sait pour Féathor ? demande Lagordus à Ilvanar.

— Non. Il ne serait pas dans cet état. Goer a sûrement pu lui cacher cette information.

Les deux elfes se lèvent et alors qu'ils se dirigent vers la porte, le prisonnier interpelle Morgal :

— Ne t'enfuie pas fils de chienne, hurle-t-il de rage, nous n'avons pas fini tous les deux ! Libère-moi et même avec un bras je parviendrai à t'écraser !

Morgal se retourne vers lui et s'avance lentement :

— Je n'ai pas de temps à perdre avec toi, dit-il tranquillement, profite de tes derniers instants avant que ton sang ne s'écoule entièrement.

— Tu te crois puissant ? Tu sais très bien que les dieux te rattraperont un jour et t'enverront dans leurs prisons. Des prisons pires que les tiennes ! Tu pourriras là-bas, salaud !

Heu... De quoi parle-t-il ? C'est que j'en ai assez de résoudre tous les mystères qui planent en ce moment !

Perdant son sang-froid, le prince empoigne le lumbars par les épaules et plante ses dents dans sa gorge, arrachant la jugulaire. Currunas se détourne d'un tel spectacle, n'entendant plus que le bruit macabre de la chair déchiquetée. Je me disais qu'il ne supporterait pas une telle image.

Lagordus, du haut de sa cachette se retient de respirer, revivant brusquement sa mort. N'attendant plus, il saute de la brèche et atterrit sur les dalles poussiéreuses. Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre dans ce pays ; l'astre va littéralement se faire balayer face à Morgal.

— Lagordus ! hurle Ilvanar devant l'attitude de l'épéiste.

Trop tard...

Ne voyant d'autres alternatives, il appelle ses magiciens qui rappliquent le plus vite possible. Sautant à son tour dans la prison, le duc rejoint Lagordus, face à l'elfe. Ce dernier les regarde, éberlué devant cette rencontre inattendue. Il essuie sa bouche d'un revers de manche et saisit la garde de sa lourde épée. Allez-y les astres, moi je reste là ; pas question que le dégénéré me remarque ou mon cerveau risque de se transformer en cratère à cause de la marque.

— Vous n'êtes pas en retard, ironise le prince, je vais devoir inventer une raison pour votre mort !

D'un coup, il assaille les deux astres, faisant tournoyer à une vitesse hallucinante son épée noire. Terrifié, Currunas s'enfuit par la porte. Mais quelle tanche ! Les magiciens sautent à leur tour dans le cachot et repoussent Morgal dans un coin.

— Nous sommes quinze contre vous, déclare Ilvanar, lâchez votre arme !

Un rire amer sort de la bouche sanglante de l'elfe :

— Vous me croyez assez stupide pour laisser ma dernière chance de survie ? Je sais que vous ne m'épargnerez pas de toute façon.

— Vous avez empoisonné notre reine ! lâche Lagordus.

— Pas seulement ! ricane Morgal de façon sadique.

En une fraction de seconde, ses yeux bleus virent au rouge et une fumée noirâtre se dégage de lui :

— Il va falloir être plus inventif pour m'attraper, continue-t-il de son rire grinçant, on ne tue pas un Réceptacle aussi facilement.

Et aussitôt, il part en fumée, téléporté vers d'autres destinées.

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