Partie 32

Nous sortons de la grotte par un tunnel étroit. Aussitôt, l'immensité bleuté de la mer se présente à ma vue. Je me crispe sur les épaules du lumbars : au fond d'une crique, une galère a jeté l'ancre et se balance doucement au gré du vent.

Par les Cornes de la Faucheuse ! Où nous emmènent-ils ? Et Momo qui continue à pioncer comme une marmotte ! Il veut vraiment attendre d'être enchainé pour se réveiller ?




Nous voilà dans les cales du navire, enchainés au cou et en compagnie d'une quarantaine de prisonniers. Ça pue la mort. On est entassé comme du bétail, assis en rang d'oignon ! La Ligue Marchande est désormais l'organisation que je hais le plus.

— Eh les gars ! braille un galérien dont j'ignore la race à cause de la crasse, y a un elfe et un gnome avec nous !

Ennuis en vue ! Et l'autre qui dort !

— Un connard d'elfe ! lance un autre en s'essuyant le nez avec ses haillons, on va lui faire sa fête !

Ouai bah en attendant, tu es attaché donc inutile de nous menacer.

Je sursaute : un lumbars à la peau desséchée et aussi maigre qu'un clou m'agrippe avidement le bras :

— Le gnome est bien gras, sa chair a l'air tendre.

Je me dégage de sa poigne et me colle à Morgal. Lui au moins n'empeste pas la chair en putréfaction.

Le lumbars tire sur sa chaîne et s'avance à quatre pattes vers moi.

— On pourrait le cuir sur le brasero, ajoute-t-il en passant sa langue moisie sur les quelques dents qu'il lui reste, ça fait des mois que je n'ai pas eu de repas décent.

Heureux de savoir que je suis un repas décent !

— Excellente idée, renchérit un prisonnier chauve avec des tatouages, dommage que ses vêtements soient trop étroits.

Je me recroqueville sur moi-même, les voyant déjà s'approcher de moi et tendre leurs bras décharnés.

— Moi, dit un cathors poilu, je veux garder le droit de scalper l'elfe. Je suis sûr qu'il a participé à l'extinction de ma tribu !

Des voix se joignent aussitôt à celle de l'homme-chat :

— Ouai, faut lui crever les yeux et lui écorcher la peau !

— Vidons-le de son sang !

— Je prends sa chemise !

— Faut empaler ce fils de chienne, clame un lumbars rancunier.

— On va baiser son cadavre !

Les elfes ont toujours eu une popularité unique ! Les galériens les plus proches se ruent sur mon maître et moi, les autres étant restreints par leurs chaînes.

— Il porte de l'or sur lui !

— Pousse-toi, imbécile, c'est pour moi !

— Dégage ! J'étais là avant toi !

Momo, tu vas te faire plumer comme un poulet. Un humain sort une lame de sa chemise, ou du moins ce qu'il en reste, et saisit les cheveux du prince :

— Je vais lui couper ses oreilles ! Ça porte chance, les oreilles d'elfe. Et après je lui dessine un sourire sanglant mouahaha !

Je tente de m'éloigner du magma mais trois galériens m'empoignent et me tirent dans un coin, aussi loin que le permettent mes chaînes. Ils arrachent ma tunique et relève ma chemise jusqu'aux épaules. Immédiatement, je sens le froid d'une lame sur ma peau. Lorsque je redresse la tête, je remarque que ce n'est autre qu'un énorme hameçon pour requin. Je pousse un cri aigu lorsqu'ils enfoncent le croc dans mon ventre. Je ne veux pas mourir ici ! Je me débats dans tous les sens, leur envoyant mes pieds dans leurs figures :

— Tiens-toi, tranquille ! grogne l'un des trois.

Ma jambe gauche est aussitôt immobilisée.

— Je lui mangerais bien la cuisse, dit un autre en me palpant, comme si j'étais un bout de viande, dodu comme il est...

— Qu'est-ce que t'attends ! intervient le dernier, arrache-lui le cœur et on se partage la carcasse !

Ils se mettent à ricaner en voyant mon visage se décomposer. Je jette un regard vers mon maître : la moitié de ses vêtements ont été dérobé par les prisonniers pour finir arrachés après une dispute intense. Je ne donne pas cher pour les objets de valeur qu'il portait. Vue l'attitude hostile des hommes autour, il ne va pas tarder à clamser comme moi.

La douleur me coupe la respiration : le sang se déverse de mon ventre. Je ne sais pas comment je suis encore conscient.

Une cloche résonne à mes oreilles : probablement le glas de ma vie.

Et puis des claquements de fouets m'indiquent le contraire. Les gardes de la Ligue mettent fin à la mascarade.

Les galériens reprennent leur place mais je m'en moque : je commence à m'endormir...




— Il se réveille !

Ma tête est au bord de l'explosion. D'instinct, je porte la main à ma blessure. Elle a été pansée, sûrement par un médecin.

Je relève la tête et tombe sur le visage dur de l'astre. Une fine barbe poivre et sel s'accordant avec sa chevelure coiffée à la perfection lui donne un air strict qui m'impressionne.

Je suis dans une cabine, allongé sur des couvertures à même la table du séjour. Dehors, le soleil se couche dans une chaleureuse teinte ocre. Le cri des mouettes me parvient encore de par les fenêtres quadrillées. Un mage est posté devant. Ce doit être un astre aussi.

— Bien, commence le chef, maintenant que tu es réveillé, le gnome, tu vas m'en dire plus sur ton maître. Qui est-ce ?

Je hausse les épaules :

— Demandez-lui. Il dort toujours ?

Le capitaine me montre d'un signe de tête le prince avachi dans un fauteuil.

— Mon mage attend que sa potion fasse effet. Il ne devrait pas tarder à revenir à lui.

— Bien...

— Que faisiez-vous ainsi dans le tombeau ?

— Aucune idée. Je ne fais que l'accompagner.

— C'est un prince, n'est-ce pas ? Un descendant du Roi en Blanc ?

Je ne réponds pas mais ajoute :

— Et vous, comment connaissez-vous la grotte ?

— C'est moi qui pose les questions, ici ! Quel grade a votre maître ?

— Un grade pas trop bas.

Il souffle d'exaspération :

— Je vais attendre son réveil, je crois...

T'es pas au bout de tes peines, couillon !

Je m'assois sur la table et observe l'elfe : il est torse-nu et si ses rangers n'avaient pas autant de lacets, ils seraient pieds nus aussi. À part ça, il est entièrement dépouillé. Du sang coule de son crâne et de ses épaules. Je ne pense pas que ce soit profond.

Enfin, il remue. Sa tête se redresse et il ouvre les yeux. Je n'espérais plus !

— Monsieur, se présente l'astre, je suis le capitaine du Voile-Écarlate, la galère sur laquelle nous nous trouvons. Je suis haut membre de la Ligue Marchande et je voudrais savoir les raisons qui vous ont poussés à vous trouver dans un sanctuaire qui appartient aux Prêtres de la Lune ! Vous êtes pour l'instant mon prisonnier...

— Fermez-la ! J'ai un mal de tête épouvantable ! Qu'est-ce que je fais sur ce vieux rafiot ?

L'astre plisse le front, furieux de l'attitude de son interlocuteur.

— Vous ne saisissez pas bien. Vous dépendez désormais de mon bon vouloir. Et j'aimerais savoir qui vous êtes !

Morgal l'ignore superbement, contemplant la disparition de ses vêtements.

— Monsieur...

— On m'a volé mes affaires.

— Monsieur, je...

— Il faut que je retrouve mes anneaux et mes bagues. Nom de... où est ma ceinture !?

— Je...

— C'est inadmissible !

— LAISSEZ-MOI PARLER !

— ...Inadmissible...

Le capitaine rejoint mon maître et pointe sa rapière sous son menton :

— Levez-vous, finies les arriérations ! Qui êtes-vous !?

Morgal fronce les sourcils mais ne se lève pas pour autant :

— Je vous rappelle que je n'ai plus de ceinture. Et baissez ce jouet : vous allez vous blesser.

— Je vais vous pourfendre de ce « jouet ». Je hais les elfes surtout après l'ambassade. C'était un Fëalocen qui était là-bas, hein ? Un membre de votre famille ?!

— Non, en fait, c'était moi. Je suis le Prince des Falaises Sanglantes. Tuez-moi et l'Armée Écarlate anéantira le reste de votre organisation. Ah mais j'oubliais, vous dépendez entièrement de moi : j'ai racheté la quasi-totalité de votre commerce, haha.

— Mensonge ! Le prince Morgal est mort...

— Dévoré par les aratayas ? J'ai survécu, figurez-vous. Et c'est grâce à cela que nos armées ont écrasé les vôtres sur l'île Bénite. Ne trouvez-vous pas que mon discours coïncide avec la réalité, mmh ?

Il lui sourit de toutes ses dents, faisant clairement comprendre la situation. Le capitaine recule devant les canines éclatantes de mon maître. Il sait désormais la vérité.

— Qu'importe, lâche-t-il, vous ne pouvez sortir d'ici. La Reine Vierge sera surprise de découvrir l'existence de son assassin ! Elle paiera encore plus cher que votre père pour vous trouver et vous torturer !

— Depuis quand la Ligue Marchande est-elle à la solde d'Arminassë ? Je suis désolé, moussaillon mais je crois qu'il est inutile de provoquer des enchères sur ma magnifique personne.

L'astre se mord les lèvres de rage, sans lâcher son arme :

— Donnez-moi une seule bonne raison pour ne pas agir de la sorte !

Morgal se cale dans son fauteuil et répond :

— Oh mais je vais vous en donner plusieurs ! Premièrement, tout l'or du monde ne suffirait pas à m'acheter. Deuxièmement, d'ici quelques minutes je serai libre. Et troisièmement, personne ne sera au courant à Arminassë ni en Calca, de cette malencontreuse séquestration.

— Et pourquoi cela ?

— Mais voyons, moussaillon, parce que vous serez tous morts dans cette galère !

Il part dans un ricanement à en faire frémir les morts.

— Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, rétorque le chef, vous êtes attaché à des chaînes ensorcelées ! Vous ne pouvez user de votre Vala !

Il est sur la défensive, le moussaillon ! Pas étonnant avec Momo qui se fend la poire en le prenant pour une prune. Y en a qui vont se prendre des tartes, on dirait.

— Des chaînes ? Ah ces vieux anneaux rouillés ? Regardez ce que j'en fais.

Sans complexe, il pulvérise ses entraves. Faut pas oublier qu'avec son statut de Réceptacle, les simples sortilèges ne sont plus suffisants. Après, les sorts majeurs doivent être hors de prix...

De son côté, le capitaine déglutit. Il lève le bras pour abattre son épée sur le prince mais ce dernier bloque le coup avec précision et par une prise habile, envoie son adversaire se manger le mur. Tout ça avec une seule main puisque de l'autre, il tient son pantalon.

— Binou ! lance-t-il, tue le mage !

Hein ?! Il est pas bien ! Je me retourne pour voir le médecin courir vers la porte pour appeler la garde. Je me hisse debout sur la table et saute sur ses épaules. Arquen m'a appris à faire le coup du lapin mais sur le terrain c'est jamais la même chose. Tout ce que je parviens à faire, c'est lui tirer la tête de toutes mes forces. Il essaie de me faire tomber en se plaquant violemment contre les murs ou en lançant des sorts. Je saisis une lampe accrochée au plafond et frappe ma victime jusqu'au sang. Des bouts de verre pénètrent dans ses yeux.

Aussitôt, je descends et le pousse à l'aide d'une chaise par la fenêtre : va rejoindre Lina, mon ami. Le mage pousse un hurlement et disparait sous l'écume. Nous sommes peut-être près des côtes mais sans ses yeux, il est condamné, haha.

Je fais volteface pour aider mon maître. Pendant ce court instant, il a eu le temps de sectionner une main, crever un œil, poignarder une jambe et brûler la poitrine de son opposant. Et tout ça, d'une seule main ! Maintenant, il l'égorge de façon très... bestiale.

Je me racle la gorge : ce n'est pas le moment de vider sa victime de son sang !

— Majesté, il faut y aller ! m'impatienté-je.

Il ne m'écoute pas. Je me retourne pour ne pas voir cette boucherie et me bouche les oreilles.
Finalement, le corps de l'astre se désintègre comme de coutume chez cette race.

— C'est pas trop tôt !

— Cesse de geindre, Binou. J'ai le droit de prendre mon temps pour manger.

— Beurk !

— Je dois récupérer mes affaires, désormais.

— Vos vêtements ont été déchirés, Majesté.

— Quelle barbarie dans laquelle nous vivons !

— Hum hum.

— Un problème ?

— Non.

— Bien. Il doit y avoir des vêtements dans ces armoires... ah c'est parfait.

Il revêt l'uniforme de la Ligue Marchande en prenant soin de cacher ses oreilles sous le tricorne.

Nous sortons de la cabine et rencontrons un groupe de soldats :

— Le capitaine demande de lever l'ancre et de partir en direction de l'archipel le plus proche.

Comme il ne fait que passer, les marins s'exécutent sans se douter de rien.

Morgal rejoint les cales : les prisonniers ont déjà été reconduits aux rames.

— Vous pensez retrouver vos affaires ?

— Mes bagues surtout. Heureusement, je sais où les galériens cachent leurs objets de valeurs.

— Comment ?

— Je me suis déjà infiltré auprès de galériens. C'était il y a longtemps mais...

D'accord. Qu'est-ce qu'il n'a pas fait dans sa vie, lui ? À part baiser...

Il se penche, soulève une planche de bois et tire un tissu rapiécé, plié en quatre.

Immédiatement, la pureté de l'or apparaît.

Il renfonce une par une les bagues à ses doigts. La dernière est une émeraude étincelante. Morgal la regarde un bon bout de temps avant de la remettre à son index. Ah, valeur sentimentale pour ce bijou. Encore une piste à éclaircir. Un rapport avec la femme ?

— Pas du tout, Binou. Cette bague contient du poison. Sans elle je n'aurais pu dérober les plans aux astres d'Arminassë. C'est pour cela que je ne tiens pas à l'égarer. Elle m'est d'une grande utilité.

D'accord...

— Bien ! déclare-t-il en se relevant, il semblerait que nous sommes en pleine mer, non ? Que dirais-tu d'un petit et tragique naufrage, Binou.

— Je préfère ne rien dire.

— Alors c'est parfait.

Sur ce, nous remontons jusqu'à la dunette. D'ici, on peut voir les galériens ramer au son cadencé des tambours. Sans craindre quoique ce soit, Morgal passe dans l'allée pour rejoindre la proue du navire. Petit à petit, les prisonniers le reconnaissent malgré le déguisement. Bon, c'est surtout moi qu'ils reconnaissent. Et ils font ensuite le lien. Les voix s'élèvent. Parvenu au bout, Morgal se retourne vers eux en souriant de son air mesquin :

— Très chers galériens ! Aujourd'hui s'achèvent vos peines et vos tourments. Aujourd'hui, vous serez libres de ces chaînes !

— Mais qu'est-ce qu'il raconte ? demande un contremaître à un Marchand aussi interloqué que le reste de l'équipage.

Morgal monte les dernières marches et fait un grand salut théâtral aux marins. Sur cette jolie présentation, il se jette par-dessus bord.

— Un homme à la mer ! hurle des gardes en se précipitant à la proue du navire.

À ce moment, leur vision est obscurcie par des écailles noires qui apparaissent lugubrement du devant du bateau. Le dragon escalade aisément le navire, brisant le bois et la figure de proue sous ses pattes puissantes.

Sur son dos, Morgal rétorque sadiquement :

— Non pas un homme à la mer... Un équipage, haha !

Aussitôt, des flammes incandescentes jaillissent de la gorge du monstre, liquéfiant tout sur son passage.
Cet imbécile va me réduire en cendres ! Déjà, une odeur de chair brûlée se joint à des cris de terreurs. C'est la panique.

Les galériens ne peuvent sauter à l'eau pour échapper à l'incendie à cause de leurs chaines. C'est un abominable carnage. Un enfer qui se déroule sous mes yeux. Sans plus tarder, je me précipite au-delà du pont. Je suis intercepté dans mon saut par d'énormes serres. Je hurle en me voyant prendre de l'altitude. Morgal continue à faire cramer le navire. Un vrai pyromane ! Et il rit en plus ! Il est fou ! Complètement. La plupart de ces hommes sont innocents !

— Étaient, Binou, étaient. Ils sont tous morts. Enfin... Il en reste à nager. C'est bête... j'avais oublié qu'il y avait des requins...

— Vous êtes malade ! lui hurlé-je.

— Ah mais je ne le nie pas. Personne ne niera ce fait d'ailleurs. Haha. La vue n'est-elle pas magnifique ? Cela donne un air de vacances, tu ne trouves pas ?

Je désespère. Ce type me tuera...

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