Partie 24
Les portes s'ouvrent dans un grincement sourd, coulissant difficilement sur leurs gongs.
Morgal n'attend pas pour franchir le seuil et traverser la foule de courtisans qui s'écartent avec empressement. Tous sont estomaqués par la transformation.
J'espère qu'il s'attend à ce que la cour lui saute dessus après cinq ans d'absence : n'oublions pas que ce timbré reste l'un des aristocrates les plus riches et influents de la Dimension. Les hommes vont s'empresser de le contacter dans d'interminables propositions alors que la tenue des femmes s'allègera. C'est comme ça...
Mais pour l'instant, toute cette bande d'imbéciles demeure silencieux, incapable d'émettre le moindre son. Avec mon maître et Arquen, nous dépassons le hall principal pour nous rendre dans des appartements privés.
— Leurs sales têtes ne m'ont pas manquées, souffle Morgal.
Au moins, ça a le mérite d'être clair !
Arquen continue de le fixer, ne réalisant pas encore le changement spectaculaire.
Soudain, Narlera débarque et se précipite vers son tuteur.
— Vous êtes guéri ! s'exclame-t-elle en le serrant dans ses bras.
Depuis ces cinq dernières années, la pupille du prince a bien changé. Elle doit avoir quinze ou seize ans désormais, et elle est bigrement jolie. Moi je suis sûr qu'elle montrera à Morgal que son cas n'est pas si désespéré et ils se marieront pour avoir plein de mioches bien morveux !
En fait ça n'arrivera jamais.
Parce que Narlera est un ange et son tuteur un vrai démon ! Ah c'est vrai qu'il ne faut pas le chatouiller sur les démons...
Morgal la prend par les épaules et lui baise affectueusement le front. Mesdames et messieurs, retenez bien cette image en tête car elle ne se reproduira pas avant plusieurs siècles !
— Vous allez pouvoir remonter votre dragon ! ajoute-t-elle tout sourire.
— Et il pourrait bien monter autre chose, murmure Arquen salace.
Morgal le foudroie du regard et continue à sa pupille :
— Je peux même repartir en guerre !
— Ne faites pas ça ! contredit-elle avec une lueur de désespoir, vous finirez par ne pas revenir ! Comme papa et maman...
— Ne t'en fais pas, ma puce, sourit mon maître, je suis prêt à...
Une voix le coupe :
— Prêt à te marier, Morgal !
La reine des connasses est de retour ! N'oublions pas qu'elle a essayé d'assassiner son tendre et délicat fiancé... Bon ce fut un échec mais maintenant qu'il est tout beau tout neuf...
— Tu as le culot de te montrer ! crache le prince, j'avais oublié à quel point ton cerveau était détraqué.
La princesse cligne innocemment des yeux et esquisse un sourire pernicieux :
— Et moi, rétorque-t-elle, j'avais oublié à quel point tu pouvais te montrer sexy...
Elle se mord lascivement la langue. Beurk!
— Arrêtez ! intervint Narlera, vous ne serez jamais rien pour lui !
Morgal hausse les sourcils d'étonnement, peu habitué à être défendu.
— Qu'est-ce que tu crois, gamine insignifiante ?! lâche la princesse avec mépris, tu penses qu'il pourra repousser indéfiniment nos noces ?
— Morgal ne vous aime pas !
Selnar lui attrape les cheveux derrière la nuque et siffle :
— Mais c'est ça la vie, petite idiote ! Nous ne faisons rien par amour. Tout par nécessité et intérêt. Si tu crois que tu épouseras l'homme que tu aimes, haha !
— Suffit ! s'exclame Morgal en les séparant, Selnar, sors de mon palais !
— J'espère que la prochaine fois que tu me donneras un ordre, murmure-t-elle, ce sera dans des circonstances plus intimes...
— DÉGAGE DE CHEZ MOI !
Cette fois-ci, l'elfe rousse disparait promptement, sachant ce dont son fiancé est capable. J'espère qu'ils se retiendront d'hurler ainsi lorsqu'ils élèveront leur progéniture infâme.
Le silence retombe sur nous quatre. Mon maître souffle de lassitude et s'affale dans un fauteuil en sortant sa gourde de sa poche.
— C'est vrai ? demande timidement Narlera en se remettant quelques mèches, vous allez me laisser dans un mariage d'intérêt ?
Que c'est mignon ! La petite adolescente qui découvre que tous ses contes romantiques ne sont que poudre aux yeux.
— Tu épouseras un homme de ton rang, voire plus, explique Morgal avec nonchalance, il est évident que les membres de la bourgeoisie n'interfèreront pas dans l'affaire.
— Mais si aucun ne me plaît ? ajoute-t-elle en se crispant.
— Eh bien, il faudra te marier quand même. C'est le devoir de la noblesse.
Arquen glousse à ces mots :
— Devoir que tu ne remplis absolument pas !
— Garde tes commentaires pour toi, l'hybride !
— Et si je suis amoureuse d'un homme d'une autre race ?
Morgal et son ami écarquillent les yeux. Venant d'une elfe, la question relève de l'absurdité ! Seule Selnar accepterait de coucher avec n'importe qui.
Pourtant, Morgal ne raille pas sa pupille. Son air devient étonnamment grave. Il se penche vers l'adolescente et poursuit :
— Tu épouseras qui tu voudras, Narlera. Je sais que tu feras le bon discernement. Mais jamais je ne te forcerai comme Elaglar avec moi.
Elle sourit tristement, pas très à l'aise.
— Sinon, intervient Arquen à son égard, il est peut-être envisageable que tu suives un autre chemin. Comme par exemple, fréquenter des femmes, côtoyer des hommes comme moi qui sauront te faire découvrir les plai...
— Arquen ! interrompt Morgal.
Le demi-dieu se tait en se retenant de rire.
— Narlera, ajoute le prince, retire-toi.
La jeune fille s'exécute et sort par la porte d'entrée, légèrement bouleversée.
— Non mais Arquen ! s'exclame-t-il, à quoi joues-tu ? Arrête de la regarder ainsi, ce n'est encore qu'une enfant !
— Je t'assure qu'elle n'a plus le corps d'une enfant !
— Tu veux vraiment la traumatiser !?
— Ça va, je ne tiens pas à ce qu'elle soit aussi coincée que vous tous.
— Nous ne sommes pas à... À... À...
— À Arminassë ? finis-je.
Je commence à croire que mon maître a réellement du souci à avaler ce séjour désastreux.
— C'est cela. Narlera a besoin d'une éducation stable. Pas d'un mélange d'idéologies qui vont la perdre, la pourrir de l'intérieur. Elle est orpheline, Arquen ! Elle nécessite de concepts sains et normaux pour se construire.
— Dans le palais de l'homme le plus tordu ? Laissez-moi rire ! Chez les astres au moins, chacun devient qui il veut, fait ce qu'il veut. C'est ça la liberté dont elle a besoin !
— Et toi tu as besoin d'un raisonnement objectif, Arquen ! Comment veux-tu qu'elle se construise avec un tel relativisme moral ! Elle finira par oublier sa propre nature !
— Et peut-être que tu la restreints beaucoup trop ! Elle doit découvrir toutes les facettes de sa personnalité. Et tes normes anti-tolérance ne doivent affecter ses choix !
J'éclate soudainement de rire. Les deux hommes se tournent vers moi.
— Excusez-moi, expliqué-je, vous êtes deux célibataires, l'un stérile et l'autre frigide, qui parlent de l'éducation d'une gamine orpheline. Vous êtes les derniers à pouvoir donner votre avis ! Sans parler de votre penchant pour la guerre plutôt que pour ce genre d'affaires.
Ils se taisent. Je leur ai cloué le bec on dirait. Bizarrement, ils ne décident pas de me passer au fil de l'épée.
— Je ne suis pas stérile, songe Arquen en grattant son menton barbu.
— Mais bien heureusement que tu l'es ! s'esclaffe l'elfe, tu aurais des bâtards partout, sinon. Je te rappelle que tu es à moitié astre.
— Par contre Binou ne s'est pas non plus trompé à ton sujet...
— Vous avez vraiment tous un problème avec moi, soupire-t-il.
Arquen hausse les épaules et s'assoit dans un autre fauteuil :
— Il vient de toi le problème.
— Peu importe, si je te vois traîner à côté de Narlera, je t'assure que tu le regretteras.
— Mais elle a besoin de réponses à ses questions, cette petite.
— Elle n'a pas de questions.
— Bon d'accord. Mais tu dois considérer le cas de Selnar : elle a raison. Tu ne pourras pas te défiler indéfiniment. Cette elfe est ta future femme, Morgal. Vous devriez tous les deux vous réconcilier...
— Qu'importe ! J'ai à rejoindre mes armées. Son cas attendra.
Mon maître clôt définitivement la conversation et se retire pour rejoindre les casernes.
Je ferais bien de partir à mon tour ; j'ai quelques soucis à régler. Je quitte donc l'hybride après que ce dernier m'ait rappelé la prochaine séance d'entraînement.
D'un pas rapide, je rejoins ma chambre, croisant domestiques et lapins égarés.
J'ouvre la porte mais à mon grand étonnement, je ne trouve pas Püpe. En fait, ce n'est pas la première fois que je la perds ainsi de vue. Mais cela m'intrigue : au bout de cinq ans, après tous ce que nous avons vécu ensemble, je me rends compte qu'elle persiste à me cacher certains pans de sa vie.
Qu'à cela ne tienne ! Je finirai bien par le découvrir ! Ce sera sans doute très amusant !
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