Partie 23

Le Var-Nar-Bal ! Enfin ! Je vais enfin savoir ce que c'est !

Je suis surexcité lorsque je monte dans le corbillard de mon maître :

— Pourquoi passes-tu d'un extrême à l'autre comme cela ? demande-t-il de sa voix toujours aussi éraillée.

Je hausse les épaules et me cale dans la banquette moelleuse. Arquen nous rejoint. Nous ne serons que trois pour nous y rendre : ce lieu doit rester secret mais comme je suis le gnome de Morgal...

Il s'assit en face de moi, les mains toujours fixées à sa canne.

— Qu'allons-nous faire là-bas ? ajoute Arquen à mes côtés.

— J'ai des affaires à régler.

— Dans ton état ?

— Qu'est-ce qu'il a mon état ?

— Eh bien, en plus d'être diablement laid, tu es incapable de faire un mouvement normal sans souffrir. Rien que le fait d'être assis sur ton siège doit t'arracher la peau des fesses.

— Si tu continues à me parler sur ce ton, ce sera ta peau entière que j'écorcherai.

Charmant voyage ! Tout cela promet d'être amusant ! Mais c'est vrai que Morgal fait peur à voir. Il doit laisser des bouts de chair dans son sillon.

— Non, mais, tu sais, ton physique fait le bonheur de certains ! Moi par exemple, toutes les courtisanes m'accordent beaucoup plus d'attention... Enfin, tu n'as pas raconté la bataille.

Morgal ricane et manque de s'étouffer en crachant du sang :

— C'est à croire que les combats sont devenus inutiles : les gemmes blanches ont été volées. La bataille s'est finie en mode d'extermination totale. Chacun s'entretuait. C'était... Divertissant.

— Et toi là-dedans ?

— Je me suis juste chargé de décapiter le roi Nurvars.

— Ah... Et tu savais que les Réceptacles sont tous intervenus sur le champ de bataille ?

— Ah oui ?

C'est ça, fais semblant d'être étonné. Tu étais avec eux, Momo.

— Ce sont eux qui ont volé les gemmes blanches, justement.

Morgal sourit mais se retient d'ajouter une once de vérité à ces propos.





Cela fait des heures que le carrosse cahote sur la route. Comme Morgal cherche à garder ses déplacements cachés, les rideaux des vitres sont tirés, donc il est impossible de savoir où nous sommes. Mais je crois que l'on ne cesse de monter. À ma droite, Arquen parle sans fin. Ça fatigue notre maître mais au moins, je peux me joindre à la conversation.

— ...et il faisait si froid que les doigts et les orteils des soldats gelaient et tombaient. Cette campagne en Terres Désertiques nous a coûté cher : le froid a tué la moitié de nos troupes.

— Quel était l'intérêt de s'y rendre ? demandé-je.

— Je n'en sais foutrement rien... Ilvanar avait de ces idées parfois.

— Vous l'aimiez bien en tant que chef ?

— Mmh, il me payait bien moins que Morgal et ses continuelles avances auprès de la Reine Vierge suffisaient à m'horripiler.

— Il ne devait pas être le seul. D'après ce que j'ai entendu, Luinil...

Morgal interrompt la conversation :

— Nous sommes arrivés à destination, coupe-t-il sèchement.

Monsieur n'aime pas qu'on parle de la reine d'Arminassë ? Pas étonnant après son changement physique radical.

La portière s'ouvre enfin sur un paysage montagneux, recouvert de neige.

Immédiatement, mon regard se pose sur l'énorme construction armée de remparts et de douves. De ses toits pentus s'échappent une quinzaine de cheminées titanesques d'où s'envolent une fumée noirâtre. Schlips l'avait évoqué : c'est une fabrique. Le Var-Nar-Bal est une monstrueuse fabrique qui rumine son activité malsaine à longueur de journée. Ses murs semblent être recouverts de suie tellement ils sont sombres, ancrés dans le flan de la montagne.

Un chemin sinueux mène à l'entrée. Morgal prend les devants et passe la lourde porte déjà ouverte, boitant toujours autant. Quant à Arquen, il paraît habitué à l'environnement contrairement à moi qui détaille du regard les moindres recoins.

Nous entrons dans la tanière insalubre du psychopathe sanguinaire...

Le lieu est vide à premier abord. Mais des sons étouffés nous parviennent encore. Nous gravissons quelques marches et pénétrons dans un vaste hall, richement décoré. Cependant, cela reste très martial : des armes de toutes sortes pendent aux murs et des armures vides rythment les couloirs. Nous croisons enfin des garnisons de surveillance, des hommes à la solde de mon maître. Inutile de préciser qu'ils sont tous marqués. Morgal saisit une torche et descend des escaliers en colimaçon. Marcher autant risque de l'affaiblir mais il est inutile de l'arrêter. Au pire, il perdra une jambe ou un bras en chemin. Ça serait amusant, non ?

Un épais tapis recouvre les marches sans apporter une quelconque chaleur à cet endroit angoissant : il ne doit pas être moins hanté que le palais. Parvenus à un certain pallier, une forte odeur de putréfaction nous monte aux narines :

— Tu devrais trouver un sortilège pour les abattoirs, conseille Arquen.

Des abattoirs ? La mise à mort d'animaux est strictement interdite en Calca. Mais le commerce de la viande peut sans doute rester très profitable. Je doute d'ailleurs que Morgal ne cache que de la viande dans ces murs : je suis à peu près certain que les herbes illicites et les armes augmentées y trouvent leur place.

— Tu nous mènes aux cachots ? interroge Arquen.

— Non.

Bon. Mystère...

Il ouvre enfin la dernière porte par un sort et nous pénétrons dans une longue salle, basse de plafond. Une quantité effrayante de coffres parsème l'allée, renfermant sûrement des richesses inégalées.

Le prince s'avance péniblement jusqu'à un bassin creusé dans le sol. En me penchant, je découvre qu'au lieu d'eau, ce sont des perles immaculées et scintillantes qui le remplissent, baignant dans un liquide clair. Une fumée vaporeuse s'en échappe rendant à la pièce une atmosphère à la fois mystique et oppressante.

— Morgal, souffle l'hybride estomaqué, d'où tiens-tu... Autant de Gemmes Blanches ?

— J'ai marchandé avec des Réceptacles, répondit-il simplement.

Ou alors, tu en as ramenées de ta joyeuse virée sur l'Île Bénite.

Toujours avec peine, mon maître retire son manteau après avoir posé sa canne contre un mur.
Il se déleste aussi de sa chemise, dévoilant son dos tuméfié et écorché. Je détourne le regard : son corps me donne envie de vomir. À chaque instant, il risque de s'émietter et partir en lambeaux. Beurk ! Arquen ne semble pas plus à l'aise que moi d'ailleurs : nous nous demandons tous les deux ce que mijote le dégénéré.

Sans attendre, il descend les marches du bassin en s'appuyant sur les rebords et ne tarde pas à disparaitre dans la fumée et les gemmes magiques.

Je ne saisis pas tout... Les minutes passent sans qu'il n'émerge de son bain insolite.

— Bien... finis-je par dire, je propose que l'on quitte la fête et que nous nous partagions les richesses de notre maître disparu.

Arquen, resté droit, glisse un regard désapprobateur vers moi :

— Tu crois vraiment que Morgal va se noyer dans un bassin ensorcelé ? Il ne peut pas être dans un meilleur élément.

Ouai bah moi je trouve qu'il prend un peu trop de temps à faire trempette ! Et puis, l'atmosphère présente reste glauquissime : je compte bien détaler sous peu. Sans parler des voix qui s'élèvent dans une étrange mélopée. Un chœur funèbre semblable aux expressions des morts.

Je frissonne alors qu'Arquen est immobile. De grosses gouttes de sueur perlent sur mon front et dégoulinent dans mon dos.

Soudain, la fumée s'écarte laissant Morgal sortir de sa cuve de pierre. Le liquide magique dégouline de ses cheveux et de son torse ; je me rends compte alors qu'il est totalement guéri. Seules quelques cicatrices sillonnent encore sa peau.

Wah, j'avais oublié à quel point il était bien gaulé. Je comprends Selnar maintenant : il est terriblement sexy et son attitude à la fois charismatique et sauvage a de quoi retourner les esprits.
Je vais quand même éviter de baver, ce serait un peu étrange...

Quant à Arquen, il est estomaqué : les gemmes blanches viennent de transformer notre maître.
Faut dire que l'on vient de passer d'un corps en décomposition à une bombe torride.
Mon cher hybride, ton heure de gloire est finie ! Tu peux dire adieu à tes succès.

Morgal renfile sa chemise et son manteau pour sortir allègrement de la salle, sans rien ajouter.
Ça y est, monsieur ne se sent plus ! Il pourra enfin participer à ses chères batailles. Exterminer des vies a dû lui manquer horriblement.

Nous le suivons en silence, le bruit de nos pas résonnant dans les couloirs sombres. Je pense que les questions s'entrechoquent dans la tête de mon chef d'espionnage. Compréhensible...

Enfin, nous voilà hors du bâtiment titanesque. Le corbillard nous attend sagement prêt pour un retour dans un silence mortuaire.

Cette fois-ci, les rideaux sont rabattus, signifiant que mon maître sort de son isolement. Je sens qu'il voudra rattraper le temps perdu et que les mondanités vont recommencer. Peut-être même qu'Elaglar reconnaîtra son impact dans les affaires de l'état.

Le prince des Falaises Sanglantes est de retour...

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