Partie 20

Le mois touche à sa fin. Morgal ne va pas tarder à rentrer. Par contre, j'ignore s'il a réussi à assassiner la Reine Vierge. Une chose est sûre : s'il essaie, il réussit forcément. Mais aucune nouvelle ne nous est parvenue jusqu'en Calca. Il tente donc son coup le plus tard possible.
Au palais, le roi Elaglar et toute sa cour attendent son retour. Personne ne sait le complot qui s'est fomenté contre la Reine Vierge à part le roi et moi.

Et moi... moi, Binou, un pauvre gnome qui est au courant de secrets d'état.

Je soupire et me calle confortablement dans l'oreiller, profitant de mes dernières heures de liberté.

— À quoi penses-tu ? demande Püpe.

— J'ignore si le prince reviendra comme prévu.

— Moi, je suis sûre que Luinil lui mettra la plus belle raclée de sa vie.

— Ah oui ? Et pourquoi ?

— Parce qu'elle est une femme, tiens !

— Il manque un argument convaincant, Püpe.

— Peu importe... tout ce qu'il mérite c'est de crever.

Au moins, c'est clair ! Elle ne le porte pas dans son cœur, on dirait.

Je passe la main dans ses longs cheveux blonds et soyeux. Je crois que je suis tombé amoureux d'elle, en fin de compte. Pourvu qu'Arquen ne l'apprenne pas, sinon je perds toute crédibilité.
Je me maudis d'être ainsi tombé mais il est trop tard, désormais. Püpe m'a ensorcelé et je perds totalement le contrôle avec elle.

Elle me sourit et m'enlace le cou après m'avoir fait goûter ses lèvres exquises. Mes aïeux ! Je ne m'en lasse jamais.

Allez, viens par ici que je te mette plein d'étoiles dans les yeux. Loin de me repousser, Püpe m'entraîne sous les draps en riant. Comme ça, le lapin n'aura rien à rapporter à son maître. Le pire, c'est que je suis sûre qu'il nous observe. Et puis tant pis, je suis bien trop occupé par Püpe. Cette petite garce a le don de m'épuiser en un rien de temps. Mais bizarrement, je trouve toujours l'énergie pour remettre le couvert. Après quelques minutes passées entre ses jambes, je me retire et m'affale sur le matelas. Je regarde le plafond sillonné de poutres apparentes. Nous sommes sous les toits et avons récupéré du mobilier pour installer un petit chez nous où on nous laisserait en paix. J'allais me rendormir lorsqu'un cor résonne. Ah ! Monsieur le perché est de retour ! D'un bon, je me lève et cours m'habiller en vitesse. Je suis curieux de savoir ce qu'il s'est passé à Arminassë.

— Tu t'en vas ? interroge Püpe déçue.

— On se retrouve après le dîner, ma chérie.

Et me voilà en uniforme. J'envoie un baiser à la gnome et m'extirpe de notre logis. Attention, un lapereau sur la première marche. Trop tard, j'ai tapé dedans. Quel dommage !
Mais il y en partout dans le palais désormais : c'est infernal !

Je dévale les escaliers et me penche à la première fenêtre.

Où est Alacamor ? Ça y est, je l'aperçois au loin. Par contre, je ne distingue pas Morgal sur son dos...

Je suis trop loin encore.

Je me précipite sur les terrasses et rejoins un groupe d'elfes dont le roi, la reine et son médecin, Currunas.
Arquen doit être présent aussi, mais il se cache, comme d'habitude.

Le dragon se rapproche. J'ai un mauvais présentiment... car cette fois-ci, le doute sort de mon esprit : la monture est bien sans cavalier !

— Currunas, murmure Elaglar à l'oreille du mage, appelez immédiatement vos collègues.

Pour quoi ? Morgal n'est même pas là... par toutes les Divinités Ancestrales ! Alacamor tient un corps entre ses griffes.

Après quelques minutes angoissantes, il se pose en grognant hostilement. Dans sa gorge, le feu s'apprête à se déverser. En face, les elfes le calment comme ils peuvent, laissant les médecins ramasser le cadavre.

— Ce n'est pas le prince, affirme l'un en le déposant sur une civière.

— Évidemment que c'est Morgal, intervint nerveusement le roi, regardez ses bagues.

Bon, si je comprends bien, il reste des difficultés à identifier l'homme que voici. Il ne doit pas être en bon état. Surtout si l'on en juge l'état de la civière et du sol autour. Faîtes attention où vous marchez !

La reine Hirilnim s'approche. Aussitôt, son mari l'empoigne par les épaules et l'éloigne.

— Regarde pas...

J'aimerais bien m'approcher mais une foule encercle l'inconnu.

Je me contente donc de suivre le cortège jusqu'à une infirmerie où l'on dépose le corps.

— Est-il mort ? demande le roi avec tous ses muscles tendus.

— Son Vala maintient son esprit dans l'enveloppe charnelle, assure un médecin.

— Sauvez-le ! s'impatiente Elaglar.

Déjà ses yeux semblent sortir de ses orbites. Il est sur le point de trucider quelqu'un.

— Nous faisons ce que nous pouvons, Majesté, mais les organes vitaux sont tous touchés...

— JE M'EN FOUS, VOUS M'ENTENDEZ ?! S'IL MEURT, VOUS MOURREZ AVEC LUI !!

Wah ! Ça ne rigole vraiment plus chez les elfes ! Je me faufile entre les mages qui s'affairent dans de sympathiques bruits de chairs et jette un coup d'œil sur le blessé.

Mon cœur me remonte immédiatement au bord des lèvres : ce que je vois est abominable.
Étendu sur le lit, je reconnais mon maître, ou du moins ce qu'il en reste. Entre ses vêtements noirs en lambeaux, le ventre jusqu'aux poumons est éclaté. On dirait qu'une partie a été arrachée. Les os apparaissent par endroit et la plupart sont broyés. On se croirait à un cours de dissection...
Les jambes semblent mieux s'en sortir même si la chair a été massacrée et réduite en bouillie.

— Il faut lui transmettre une réserve de Vala, intervient un mage, sinon le sien risque de s'épuiser dans la minute.

— La passation risque de lui ôter l'âme définitivement, rétorque un autre, le risque est trop grand.
— Nous n'avons pas le choix ! coupe Currunas en sentant le regard du souverain peser sur lui, essayons ou il décédera pour de bon.

La tension monte en flèche. Le roi met une pression infernale pour sauver son fils.
Mes yeux décalent sur la tête de ce dernier. J'ignore qui est le responsable de ce massacre mais il n'a pas fait son travail à moitié ! La gorge est explosée et la mâchoire fracturée. En remontant, la bouche ne sort pas indemne : la partie droite de la lèvre est arrachée, dévoilant la gencive et les dents. Et si le nez reste à peu près sauvé, ce n'est pas le cas des yeux. Ils ne sont pas crevés, c'est déjà ça. Pour l'un, il manque la paupière et le début de l'arcade sourcilière et pour l'autre, la peau semble si tuméfiée qu'elle le recouvre.

Quant à ses cheveux blonds, ils sont encrassés de sang séché et de terre.

Le tout est inondé de sang ; je me demande comment son Vala marche pour le garder ainsi en vie. Apparemment, il ne suffit plus car les mages interviennent pour communiquer leurs soins magiques au corps. Un halo bleuté se répand dans la pièce. Mon regard se pose sur le roi, extrêmement stressé. La perte d'un membre de sa famille sera vue comme une faiblesse et dans ces circonstances, il se prive surtout de son plus grand atout.

Je commence à angoisser pour Morgal. Pourquoi ? Après tout, ce n'est qu'un elfe prétentieux qui n'hésite pas à soumettre ceux de ma race...

La transmission de Vala semble réussir. Les mages se détendent mais ne sont pas sortis d'affaire : il leur reste tout le corps à réparer, désormais.

Elaglar se penche au-dessus de la couche et fixe le visage détruit de son fils. Brusquement, son poignet est saisi par la main de l'agonisant. Il ne perd pas pour autant son sang-froid. À sa place j'aurais hurlé en courant dans le palais. Mais là, le père regarde son fils qui lui tend difficilement un cylindre cuivré sortant d'un pan de son manteau délabré.

Le Roi en Blanc esquisse un sourire pernicieux et murmure :

— Je savais que tu reviendrais, Morgal. Je savais que tu réussirais.

Sur ce, il se retire avec son précieux document. Voici le gagnant incontestable sur ma liste des connards finis ! Le type envoie son fils faire les basses besognes et lorsqu'il revient en mille morceaux, ce connard se contente de repartir avec les plans astraux en laissant son fils dans cet état !

Après tout, ils ne se sont jamais piffrés, tous les deux.

Je décide de suivre le monarque qui rejoint sa cour. Immédiatement, la reine court à ses devants :

— Comment se porte notre fils ? demande-t-elle les larmes aux yeux.

— Il survivra, assure son mari tranquillement, Morgal a toujours survécu de toutes façons.

— Mais dans quel état ?

— Tout dépend des mages. Mais la moelle épinière est sectionnée à divers endroits et la superficie presque totale de sa peau est arrachée. Pour le meilleur des cas, il en a pour une trentaine d'années.

Ah oui ! C'est plus que trois semaines ! Hirilnim fond en pleurs. Elle aime sûrement énormément ses fils.

— Je veux le voir... articule-t-elle entre deux sanglots.

— Non. Tu en as assez vu avec Malgal.

Le roi clôt la conversation et rejoint un groupe de généraux. Ce qu'ils ont à dire m'intéresse.
Je laisse donc la mère éplorée et me faufile derrière une tenture pour écouter.

— Des nouvelles d'Arminassë ? interroge fermement le roi.

— Certains de mes agents, renseigne un chef d'armée, nous ont rapporté que l'ambassade s'était déroulée sans accident mis à part un affrontement entre la reine et le duc Ilvanar qui coopérait avec les astres de Lombal.

— Nos espions ont ajouté qu'à la fin du mois, votre fils a été pris en chasse suite à un vol de documents et à un empoisonnement.

Ah, ça devient bigrement captivant.

— Un empoisonnement ? relève le roi en fronçant faussement les sourcils.

— La reine a été retrouvée ainsi, Majesté.

Nom d'une écaille de dragon ! Cet imbécile a réussi son coup !

— Est-elle morte ?

— Non, Majesté. Ses médecins l'ont sauvée à temps. De plus, le poison n'était pas mortel.

Le roi se retient de jurer : pourquoi diable mon crétin de fils n'a pas tué cette salope !?
Bon, je ne crois pas qu'il se dise vraiment cela mais ça ne doit pas être loin.
C'est vrai ; pourquoi Morgal ne l'a pas tuée alors qu'il en avait l'occasion ? Mystère...

— Avez-vous des informations sur l'origine des blessures ? demande un capitaine à son souverain.

— Oui. Les mages ont retrouvé des pointes de flèches dans le dos et les jambes. Pour le reste, il semblerait que ce soit l'œuvre des aratayas

Ah ! Je comprends mieux ! Les aratayas sont d'énormes reptiles, capables de se déplacer extrêmement vite. Autant préciser qu'une morsure et l'on perd un membre. On en trouve en Fanyarë et la Reine Vierge en a domestiqués. Elle n'a pas dû apprécier le coup de Morgal et a lancé ses animaux de compagnie derrière lui. Y a pas à dire, ils ont fait du bon boulot !

J'essaie de m'imaginer la scène avec mon maître courant en panique, avec une horde de reptiles derrière lui...

Son état actuel risque de changer bon nombre de ses projets.

Enfin... Püpe avait raison sur ce point : se mettre une femme à dos revient à se laisser poignarder par derrière !


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