Partie 17
Je me faufile donc dans les couloirs, croisant des domestiques affairés. Par hasard, et par chance, je tombe sur le vestiaire. Avec la discrétion qui est mienne, je me revêts de l'uniforme et m'aventure dans les salons, un plateau d'alcool sur les bras. Je n'ai qu'à commencer par les astres.
Il me reste plus qu'à trouver les étages qu'ils occupent. Je trottine donc jusqu'à plonger dans des salles à la lumière tamisée. Là, les astres sont assis à converser autour d'une table ou allongés sur des sofas, une liqueur à la main. Je pose mon plateau sur une table basse et me faufile furtivement derrière une statue de chevalier. D'un rapide coup d'œil, je distingue quel groupe est digne d'intérêt.
Première table : les trois hommes sont ivres morts et leurs bâtons magiques pendent lamentablement sur les dalles. Rien à en tirer.
Deuxième table : un homme et une femme parlant de la dévaluation de l'écu. C'est peut-être intéressant mais ça m'endort sur le champ.
Passons à une autre table. À celle-ci, je remarque un marchand se curant le nez tout en matant les formes volumineuses d'une mercenaire, accoudée à un comptoir. Cette dernière échange avec un soldat qui me paraît haut gradé. Mon attention se stabilise sur eux. C'est étrange mais j'ai toujours pensé que les femmes astres ne se battaient pas. En fait, il n'y a que dans l'armée elfique que l'on en croise et encore...
Cette mercenaire doit donc être pourvue d'un sacré caractère. Espérons qu'elle soit bavarde.
Je me rapproche le plus près possible et écoute :
— Ainsi, dit-elle, la reine d'Arminassë tentera sûrement d'annexer les terres de Lombal. La reine Wendu a coupé tout contact depuis la bataille.
— Honnêtement, contredit le militaire, je ne pense pas qu'elle essaie de continuer l'offensive. Elle a d'autres soucis à régler comme celui du duc Ilvanar.
Le duc Ilvanar ? Ce ne serait pas l'ancien chef d'Arquen, par hasard ?
— C'est vrai qu'il prend de plus en plus de place à la cour, admet la femme en passant une main dans ses longs cheveux noirs, certains le voient déjà roi !
— Roi ? Jamais Luinil n'accepterait de partager ainsi son trône !
— Son trône et son lit, ricane-t-elle.
L'homme soupire et vide sa coupe d'une traite :
— La dimension est en bien triste état, Kaliss. La situation est critique. Et la reine d'Arminassë cherche désespérément une issue.
— Elle trouvera, Jenar, je peux t'en assurer. Et je peux t'assurer qu'elle saura trouver son compte dans l'histoire. Luinil est une incroyable manipulatrice en son genre.
Tous deux se lèvent et quittent la salle, sans doute pour rejoindre le hall principal.
J'en ai assez appris, je pense et de toute manière, les autres astres ne sont pas en état de divulguer quoique ce soit.
Je me retire donc à la recherche des quartiers nains. Le seul souci, c'est que je ne supporte pas cette race. Tout chez eux me révulse et c'est réciproque. Et cela depuis la nuit des temps.
Gnomes et nains n'ont jamais su faire bon ménage. Il est donc impossible pour moi de pénétrer ouvertement dans leurs appartements. Mais je n'ai pas vraiment le choix.
Je pousse délicatement une lourde porte et tombe dans un débarras. Immédiatement, mes yeux se posent sur un mannequin qui porte fièrement l'uniforme prestigieux de la Ligue Marchande. C'est parfait : il me suffit juste de le dévêtir et d'arborer le costume. La barbe doit aussi m'aller, en plus, elle est noire, comme mes cheveux !
Le seul souci, c'est que le mannequin est très en hauteur et pour l'atteindre, je dois escalader une étagère. Pour l'instant, rien de grave.
Ce qui est plus embêtant, c'est la saloperie d'ours qui dort juste devant ! Un ours ! Mais pourquoi emmener un animal pareil en ces lieux ?! Bien sûr, ce n'est pas un ourson de trois jours. Je suis face à un monstre d'au moins une demi tonne !
Pourvu qu'il ne se réveille pas... Parce que sa chaine ne tiendrait pas longtemps si je compte m'échapper. Sur la pointe des pieds, je m'approche et monte silencieusement les étagères. Le moindre objet que je renverse s'éclate sur le ronfleur poilu. Enfin, je parviens en haut et enfile avec précaution les vêtements en prenant soin de remplir la tunique pourpre d'un drap roulé en boulette. J'ajuste la barbe et enfonce le tricorne pour cacher mes longues oreilles. Ouf ! Il ne me reste plus qu'à descendre et partir comme j'étais venu. Bye, bye la grosse peluche !
J'aurais mieux fait de rester à ma place : la lourde étagère commence à basculer dangereusement avec moi à son sommet. Elle va s'écraser sur la bête ! Non, reviens ! Meeeeeerde !
J'atterris exactement sur le crâne de l'ours qui se réveille en furie, sorti un peu trop brutalement de ses rêves.
Je recule comme je peux sur les reins alors que le monstre s'ébroue de planches. Ses yeux haineux se posent sur moi et sa langue passe sur de larges crocs. Il s'avance lentement vers moi, ses grosses pattes griffant les dalles d'un son désagréable. Un seul coup et je suis défiguré à vie. Enfin, si je survis à de telles griffes !
Pitié, je ne mérite pas de mourir ! Je ferme les yeux alors que la bête fond sur moi...
— Sardax ! retentit une voix rocailleuse, laisse.
L'ours stoppe net dans son élan. Je suis pétrifié et ne parviens même pas à me relever. Heureusement, mon sauveur m'attrape par le bras et me redresse :
— Eh bien ! s'exclame-t-il en me dévisageant, vous l'avez échappé belle ! Sardax n'apprécie pas les inconnus.
— Je vois ça... et pourquoi le laisser ici ?
— Vous n'avez pas lu l'écriteau sur la porte ?
Je crois pas, non... Je ne sais pas lire les runes naines en fait...
— Et vous êtes ? me demande-t-il en caressant la tête du fauve.
— Heu... Gax.
— Moi c'est Xalmar. Je peux savoir d'où vous vient cet accent ?
Aïe, il va me cramer.
— Comme vous le voyez, je suis membre de la Ligue Marchande. Mon accent initial a disparu à force de fréquenter les autres races.
Il hoche la tête et me fait signe de le suivre :
— Je vous paie une bière : ça vous fera du bien avec l'état dans lequel vous êtes. Vous devez souvent accoster près des terres de Calca, non ?
— En effet, répondis-je derrière lui.
Comment dire que j'ignore totalement la géopolitique actuelle entre les nains et les elfes !
— Avec le prochain soulèvement lumbars dans la Ligue Marchande, vos affaires risquent de changer.
De quoi parle-t-il ? Ah oui, c'est vrai que les lumbars veulent se débarrasser de Morgal pour se libérer de son emprise.
— Oui mais mon principal souci, je vous avouerais, concerne plutôt les conséquences de cette guerre.
Nous parvenons dans ce qui ressemble à une taverne, essentiellement peuplée par des nains. Je me contracte malgré moi et tente de faire abstraction. Devant moi, mon interlocuteur se pose à une table vide, me demandant implicitement de m'asseoir en face de lui.
— La dernière bataille fut un échec cuisant, lâche-t-il en passant sa main calleuse dans son épaisse barbe blonde.
— Comme pour toutes les races, souligné-je en saisissant le broc qui attendait sur la table, si cela continue, il n'y aura plus personne de vivant sur la Dimension !
— Que pouvons-nous faire, de toute façon ? Il ne nous reste qu'à attendre ce que les astres d'Arminassë décident. Mais puisque vous faîtes partis de la Ligue Marchande, pourriez-vous m'indiquer quand le convoi venant du Var-Nar-Bal atteindra les montagnes du Crépuscule ?
Le Var-Nar-Bal ? Ce n'est pas ce que Falarön cherchait avec sa femme ?
— Tout dépend de la nature de vos marchandises, hasardé-je.
— Des Artefacts de Destruction.
Par tous les démons des Enfers ! Ce genre d'armes sont épouvantables : elles sont capables de pulvériser des armées entières par leur sorcellerie. Je suis étonné que mon maître approvisionne ainsi le peuple des montagnes. Il doit y trouver son intérêt, comme d'habitude.
— Vous savez, ajouté-je, personne ne sait où est ce lieu mis à part le prince Morgal et ses sous-fifres.
— Le prince Morgal... Une bien curieuse créature. Faire affaire avec lui relève du suicide. Mais en ces temps, nous n'avons plus vraiment le choix. À vrai dire, je donnerais cher pour m'introduire chez lui et découvrir ce qu'il cache dans ses caves...
Je hausse les épaules et finis ma bière.
— Puis-je vous présenter un ami ? me demande Xalmar en tirant sur ses vêtements de cuir.
Je hoche la tête et me laisse guider dans des couloirs adjacents. Peut-être en apprendrai-je davantage. Il pousse une porte et me laisse passer pour enfin la refermer à clé. Quand je veux me retourner, il m'empoigne violement au col et me soulève jusqu'au-dessus d'une fosse :
— Tu n'espérais tout de même pas repartir ainsi ? lâche-t-il en me foudroyant du regard, j'ai toujours pensé que toi et les tiens ne servaient à rien mais en cette circonstance...
Je baisse les yeux et distingue une dizaine d'ours dans la cage, en-dessous de moi. Si le nain détend ses doigts autour du cou, j'atterris dans leurs crocs.
— À moins que tu ne préfères que je t'arrache l'âme ?
Je pousse un gémissement de douleur, incapable de répondre. Mon chapeau et ma barbe sont déjà tombés dans le vide. Je sais que Xalmar ne bluffe pas : les membres de sa race ont un pouvoir de malédiction extrêmement puissant. Mon visage se crispe lorsque je distingue des flammèches noires atteindre mon nez. Ça sent très, mais très mauvais pour moi. La sorcellerie s'infiltre dans mon corps mais en ressort aussitôt, sans que je ne puisse l'expliquer. Sous la manche, ma marque s'illumine.
— T'es un salopard d'espion ? s'exclame-t-il, peu importe, je vois mal comment ton tatouage pourra te protéger de la gueule d'ours affamés.
Et il me lâche. Je pousse un cri et attrape son mollet dans ma chute. Il glisse et nous tombons tous les deux sur le sable dur. Autour de nous, les fauves nous regardent curieusement, hésitant encore à commencer ce repas imprévu.
— Pauvre imbécile, ricane Xalmar, les ours ne s'attaquent jamais aux nains.
En effet, tous semblent me lorgner plutôt que le barbu.
Une idée étincelle brusquement dans mon esprit et contre toute attente, je taillade le bras de mon adversaire de ma petite épée.
Aussitôt, le sang chaud dégouline sur le sol. Il n'en faut pas plus pour exciter les ours qui en l'espace d'une seconde fondent sur leur maître et le dévorent sauvagement. Sans plus attendre, je m'élance vers un soupirail étroit.
Je me déleste immédiatement de mon faux ventre et me faufile dans le conduit avant qu'une mâchoire se referme sur ma cheville. Dans un hurlement, je suis tiré vers l'extérieur, trainé sur le sable rougi de la fosse. De mon autre pied, je frappe la truffe de l'ours le plus fort possible. Il pousse un couinement et lâche ma jambe. À quatre pattes, je rejoins le soupirail, le monstre sur les talons. Sa lourde patte s'abat sur mon dos. Cette fois-ci je m'effondre, la chemise en sang. Tous mes membres tremblent et je crois vraiment que je vais y passer. Pourtant, dans un sursaut d'instinct de survie, je pousse sur mes jambes déchirées et pénètre dans le tunnel, à l'abri des ours.
Ma cage thoracique se soulève et s'abaisse à un rythme effréné alors que mon cœur bat la chamade. Je dois à tout prix rejoindre les toits ou Morgal partira sans moi. Mais mes forces m'abandonnent. Je perds trop de sang. Et cependant, je continue à avancer dans le conduit, les yeux embués par les larmes. La douleur me lacère de partout... Et quand j'aperçois de la lumière, au fond, j'accélère et m'effondre à la sortie. Je ne sais même pas où je suis, seul la caresse du vent m'indique que je suis sorti de cet enfer. Mes yeux ne perçoivent que des formes floues qui s'approche de moi :
— Binou, résonne une voix familière, mais... dans quel état tu es ?
Je suis aussitôt soulevé dans des bras musclés. Un regard violet puis les ténèbres...
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