Partie 15

C'est le branlebas de combat au palais : l'Armée Écarlate revient d'un instant à l'autre. Autant dire que les appartements qui ont été délaissés pendant leur absence sont loin d'être au point.

Et Morgal qui va revenir... Dans quel état sera-t-il ? Je ne sais même pas si les elfes ont gagné la bataille. On s'en rendra compte lorsque les pavillons seront montés sur le faîte des mâts.

Pour l'instant, je cours dans tous les sens. Bradh a donné ses directives et il gouverne les sous-sols d'une main de maître. Même les autres gnomes qui n'appartiennent pas aux Falaises Sanglantes lui obéissent de peur de se faire manger par Bhaurisse. Ce majordome est un tantinet trop maniaque et pointilleux sur les règles. Tout chez lui est calculé, mesuré et soigné. Rien que son apparence ne laisse pas à désirer. Toutes les petites servantes ont déjà flashé sur lui. Mais cela ne risque pas d'aboutir, c'est interdit par le Règlement.

Il me fait rire : s'il pense pouvoir organiser une entrevue avec Morgal d'égal à égal, il se fourre le doigt dans l'œil jusqu'au coude.

Soudain, des cors résonnent dans le lointain. Les armées arrivent après avoir débarqué au port le plus proche. Je cours à la fenêtre et distingue derrière la forêt de tours, les colonnes de guerriers. Au-dessus, les dragons survolent nonchalamment les troupes, s'apprêtant à se poser sur les terrasses du palais.

Je pense qu'il serait bon pour moi d'attendre mon maître dans son bureau. Je me poste donc sous l'imposant tableau qui le représente avec son frère jumeau et patiente tranquillement.

Enfin, à vrai dire, je commence vite à la perdre cette patience : cela fait maintenant trois heures que je poirote alors que tous les elfes sont rentrés dans les murs depuis longtemps.

Je me demande si le frère jumeau de Morgal n'aurait pas plutôt été éventré par un démon... Ce serait plus que probable s'il était lui aussi un Réceptacle.

Brusquement, les portes s'ouvrent avec fracas, me tirant de mes pensées : mon maître ainsi que le prince Macar, Falarön et Haïront débouchent dans le bureau, suivis de grands généraux de guerre.

Ils semblent tous partagés entre la panique et la rage. La bataille se révèle peut-être être un échec vu leur état. Encore vêtus de leurs armures, ils se déplacent dans des cliquetis de fer et de métal. Je remarque du sang séché sur leur plastron et même sur leur visage.

— Je ne laisserai pas ces créatures infâmes mettre la main sur l'Île Bénite, s'exclame l'aîné de la fratrie, il faut riposter dans la foulée !

— Avec les pertes que nous avons essuyées ? objecte Macar, c'est de la folie ! Nous nous ferons balayés ! La moitié de mes effectifs gît encore sur la presqu'île d'Olmor, la gorge tranchée.

— Macar a raison, renchérit Falarön, contrattaquer nous mènera à notre perte : nous devons attendre pour nous relever.

Morgal interrompt leurs échanges par son ricanement habituel :

— Vous pensez vraiment que nous sommes en mesure de prendre des décisions ? fit-il en s'asseyant, je vais vous dire une chose claire et simple : après une défaite aussi cuisante, nous n'avons même plus notre mot à dire. Seule la Reine Vierge a la capacité de superviser la suite des événements. Mais nous comme toutes les autres races n'avons plus le pouvoir d'exiger quoique ce soit.

— Tes armées peuvent très bien repartir en guerre dans la foulée, rétorque Haïront.

— L'Armée Écarlate a trop donné, contredit-il, pas question de sacrifier mes troupes qui sont, je ne vais pas vous mentir, les meilleures de Calca.

Apparemment, cette bataille est un vrai fiasco. Et les elfes ne semblent pas être les seuls dans ce cas : toutes les races doivent soigner leurs blessures. Seuls les astres d'Arminassë s'en sont à peu près sortis.

Morgal doit se sentir fou. Je ne pense pas que battre en retraite fasse partie de ses projets.

Après quelques formalités, ses frères se retirent pour rejoindre leurs armées et se préparer à rentrer sur leurs terres.

Morgal soupire et retire son armure pour se pencher sur son bureau, le visage dans les mains. J'aimerais avoir le pouvoir de télépathie pour lire ses pensées.

— As-tu enterré le coffre ? me demande-t-il sans me regarder.

— Oui, Majesté.

— Tu ne l'as pas ouvert, n'est-ce pas ?

— Non, bien sûr.

— Je t'avais demandé de ne pas l'ouvrir ! s'énerve-t-il en relevant la tête vers moi.

— Mais puisque je vous dis que je ne l'ai pas fait !

— Binou !

— Je l'ai ouvert...

Oui, j'ai péché. Ma confession peut s'arrêter là ?

Mon maître me scrute silencieusement. Il ne sait pas encore s'il doit me garder ou m'envoyer rejoindre Lina. Je décide donc de briser le silence.

— Vous ne serez pas un Réceptacle, par hasard ?

Comme ça, je reste direct.

— Un Réceptacle ? relève-t-il les yeux écarquillés.

Il paraît soudain confus. Il doit bien se douter que je suis au courant de davantage de choses depuis quelques jours.

— Tu sais que même mes frères ignorent cette double identité ?

Je suis étonné qu'il ne s'emporte pas devant ma découverte.

— En fait, continue-t-il, personne n'est au courant à part le roi et la reine. En général, les Réceptacles sont sujets à de nombreuses légendes qui les diabolisent. Et autant préciser que la mort d'un Réceptacle entraîne de lourdes conséquences.

Je hoche la tête :

— Et vous communiquez avec les autres membres de cette race ? Ce n'est pas interdit ? À qui appartenaient les yeux ?

— Tu n'as pas à le savoir, stupide gnome... Je trouve que tu en connais déjà assez.

— Ne me jugez pas, Majesté, j'ai combattu un loup possédé pour enterrer votre boîte.

Il ricane de nouveau :

— Et toi tu n'as pas idée de ce que j'affronte sur un champ de bataille, Binou.

Je baisse la tête en marmonnant dans ma barbe. Moi je ne suis pas un elfe avec des pouvoirs hallucinants, doté d'une nature de Réceptacle.

Morgal se lève et part rejoindre ses appartements.

— Je te ferai appel d'ici quelques heures, assure-t-il, le temps que je me remette les idées au clair.

Et il disparait. Je baisse la tête et pousse un cri : Bhaurisse me fixe attentivement.
Je vous assure que ce lapin me fait flipper ! Je ne l'ai même pas vu venir ! Avec tout le mépris qu'il peut exprimer, le lapin se détourne de moi et s'avance vers le bureau en laissant un chemin de cachous noirs derrière lui.

Aussitôt, je ramasse les petites crottes sèches et tente d'attraper la bestiole non sans me rappeler de quoi elle est capable.

Bien sûr, elle ne se laisse pas faire ; ce ne serait pas drôle sinon ! À quatre pattes, je lui cours après, passant sous les meubles pour m'en saisir. Mais là, cela risque d'être compliqué : il s'est réfugié sous une armoire et ne compte plus bouger. Mon bras n'est pas assez long pour le déloger.

— Je peux savoir ce que vous faites ?

Ah voici le maître qui se manifeste :

— Je tente d'attraper votre animal de compagnie, râlé-je sans y parvenir.

En tout cas, je perds toute crédibilité ainsi, la tête appuyée contre le meuble et les fesses en l'air.

Le majordome se penche au niveau du passage et conclut :

— Bhaurisse doit mettre bas. Il est inutile de vouloir le déloger.

— Quoi ! Votre lapin accouche dans le bureau même du prince ?

— On ne parle pas d'accouchement pour les animaux, rectifie le majordome.

— Je m'en bats le coquillard de savoir ce qui se dit et ce qui ne se dit pas ! Reprenez votre lapin ou je pars chercher une arbalète !

— En fait, ajoute-t-il calmement en se relevant, je suis là pour vous parler.

Je fronce les sourcils et me redresse : de quoi il parle ?

— Certains domestiques vous soupçonnent d'avoir assassiner la précédente majordome.

— Heu... J'ai la tête d'un tueur ?

Bradh se rapproche de moi et pointe un index inquisiteur sur ma poitrine :

— Je vous ai sorti d'une bien mauvaise posture, Binarvivox. Mais sachez que je peux aussi me montrer extrêmement... persuasif. Je vous tiens à l'œil, désormais. Le moindre faux pas de votre part et je prends les mesures nécessaires pour vous évincer.

Dit l'homme qui se trimballe avec un lapin... Pour toute réponse, je lui adresse une petite courbette moqueuse et me retire. Tous ces imbéciles m'ont fatigué et je ne peux même pas me coucher vu que l'autre barge finira par me solliciter.

Me voilà le cul entre deux chaises.

Tant pis, je décide de me rendre dans les appartements de Morgal, quitte à le surprendre en train d'égorger une quelconque victime.

Pourquoi sont-ils aussi loin ? J'ai l'impression de perdre des heures pour rejoindre sa tour d'ivoire.

Enfin, j'arrive devant la porte familière. Les gardes me laissent passer, pensant sûrement que je suis là pour un service. Ce qui est le cas. Me voilà donc dans le salon. Je m'avance vers l'intérieur, toujours aussi glauque. Mais j'avoue que le mobilier et les murs sont particulièrement réussis.
Bon, il est où cet abruti sanguinaire ? Je parviens dans sa chambre et le trouve contre un mur avec Selnar dans les bras.

Monsieur se remet les idées au clair ? Je vois ça ! Il maintient sa fiancée contre la façade et l'embrasse tout en laissant ses mains sur sa taille. À mon avis, il vient de sortir de son bain car ses cheveux sont mouillés et il ne porte pas de chemise. Je suis choqué en remarquant la quantité effroyable de cicatrices qui sillonnent son dos musclé. Sûrement le vestige des batailles.

Selnar lui encercle le cou de ses bras fins sans cesser de sceller ses lèvres aux siennes :

— Je te veux Morgal, murmure-t-elle, tu sais que tu as besoin de ça, surtout après ce que tu viens de vivre.

Il dégage sa tête des bras de la femme et la regarde de ses yeux glacials, sans broncher.
Selnar tente de se rapprocher de lui mais cela ne provoque qu'un recul de la part de son partenaire.

— Morgal, arrête de vouloir toujours te défiler. Tu es un homme ou pas ?

Il ne répond pas, ce qui semble agacer sa fiancée davantage.

— Que tu le veuilles ou non, continue-t-elle en lui agrippant les épaules, nous nous marierons et je compte bien que tu m'honores en bonne et due forme !

Au moins elle sait ce qu'elle veut, la garce. Morgal soupire et se remet à l'embrasser dans le cou. Franchement Selnar, ça se voit à des kilomètres à la ronde que ton fiancé se force. Il essaie vainement de ressentir du plaisir mais c'est l'échec.

Perdant patience, Selnar lui attrape le pantalon, faisant glisser ses doigts dedans. Morgal recule immédiatement :

— Arrête ! lâche-t-il, sors de ma chambre.

L'elfe fulmine mais je ne pense pas que ce soit la première fois qu'elle se prenne un râteau. Elle redresse rapidement ses manches sur ses épaules et sort hautainement de la pièce. Bon débarras, sale pouffiasse !

Je marque un temps et rejoins mon maître. Il renfile sa chemise noire avec négligence et vide sa gourde d'une traite. Inutile de préciser qu'il est de très mauvais poil.

— Je peux faire quelque chose pour vous, Majesté ?

— Si tu peux éliminer cette petite vermine ça m'aiderait.

— Mais vous serez heureux une fois mariés, je vous assure.

Il glisse un regard désapprobateur vers moi, peu convaincu.

— Selnar ne recherche que ma fortune et les plaisirs. Elle n'a aucune valeur à mes yeux.

— Si je puis me permettre, Majesté, vous n'avez pas plus de morale qu'elle.

— Ce n'est pas totalement faux...

Hô ! Aurais-je réussi à lui faire admettre ses torts ?

— Il est temps de retrouver l'hybride, assure-t-il en se chaussant, il a dû échouer quelque part, sur l'Île des Sirènes.

— Cet endroit est si fantastique que ça ?

— Pour un homme qui a du sang astral qui coule dans ses veines et qui vit dans une société elfique, alors oui cet endroit est prodigieux. Mais honnêtement, ce lieu est un ramassis malsain de vices et d'argent. Tout ce que je demande, c'est que le propriétaire de l'île me paie, peu m'importe comment.

— L'Île vous appartient ?

— Oui, je la loue à un prix scandaleux. Haha, il n'y avait rien à part quelques rochers.

Très étonnant, venant du personnage...

— Pourquoi avez-vous besoin de moi pour chercher Arquen ?

— Tu es petit en taille, Binou. Et tu vas t'infiltrer dans les étages spécifiques à chaque race pour glaner des informations. Inutile de t'informer que nous vivons un moment critique.

— Oui, bien sûr, Majesté.

— Très bien, allons-y.

Il se recouvre de son épais manteau de cuir et part en direction des terrasses, son fidèle gnome sur les talons.

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