9 - Souvenirs
Bon mission accomplie : je viens de « larguer » Mathias ! Pas très élégant ce mot « larguer », comme un bateau libéré de ses amarres. Vous connaissez le fameux cri des marins : "Larguez les amarres". Là, cela fonctionne aussi. Je me suis libérée sans hésitation d'un lien déjà bien compromis avec un piètre petit-ami à la délicatesse inexistante.
Je rejoins Sasha qui patiente, tranquille, et qui demande, très curieux :
- Il ne vient pas avec nous ?
Nul doute que cela ne le chagrine pas...
- T'as oublié ? T'es le seul à être admis dans la bande !
Le voilà qui m'assomme d'un merveilleux sourire. Encore avide de détails, il ose :
- Ton petit ami ?
- Plus maintenant.
Ce jeune homme se lâche :
- Vous vous êtes disputés ?
Je me mords les lèvres. Le voilà bien intéressé par la situation, alors je lui accorde une petite précision :
- Forcément, je passe plus de temps avec toi qu'avec lui...
Sasha m'adresse un drôle de coup d'œil, presque... satisfait ? Il marche en silence, comme distrait tout à coup. À quoi pense-t-il donc ? Je pourrais l'interroger à mon tour mais je devine qu'il n'aimerait pas mes questions. Zut ! Maintenant, c'est moi qui brûle de curiosité. Toujours la même histoire de l'arroseuse arrosée...
Nous pénétrons dans le parc, sous le couvert des grands arbres plusieurs fois centenaires et débouchons sur la pelouse qui borde deux petits étangs. Plus haut, le château du dix-huitième siècle, à la façade classique, surveille les évolutions aquatiques de canards dodus auxquels les promeneurs jettent du pain sec. Les filles nous accueillent, très déçues, car le temps nous manque désormais. La faute à Mathias ! Flo et Kali accaparent Sasha, histoire de faire pencher son choix de film de leur côté. Trop tard les filles, il ne cèdera pas ! Adi m'observe du coin de l'œil, toujours très intuitive :
- J'ai cru voir Mathias qui traversait le parc, souffle-t-elle discrète.
- Oui, il m'attendait...
Elle ne pose aucune question, respectueuse de ma vie privée. Adi sait que je ne collectionne pas les petits amis et que les rares individus qui passent le cap de la sélection, ne font jamais long feu. D'abord parce que j'ai trop peu de temps à leur accorder et pas vraiment d'intérêt à ces jeux qui passionnent la majorité des filles de mon âge. Peut-être aussi que, dans beaucoup de garçons, je retrouve certains vilains traits de caractère. Des travers bien trop proches de ceux des petits monstres qui ont pourri ma toute première année de collège.
Grâce à Mathias, nous ne faisons qu'un arrêt express et filons au pas de course jusque chez Sasha pour que sa mère ne s'inquiète pas. Notre choix de film toujours pas arrêté, nous attendrons demain. La discussion risque d'être houleuse devant le Multiplex ! Je pressens que cela finira en tirage au sort...
Voila arrivé le moment de vous raconter quelques petits détails me concernant... Petit conseil pour les âmes un peu sensibles : préparez vos mouchoirs ! Pour les autres, tout devrait bien se passer. Je vais résumer, pas question de passer trop de temps à renifler et larmoyer.
A dix ans, j'entre déjà en sixième, je suis en avance, mais ça ne durera pas... Je suis alors une enfant maladroite, grande seulement par la taille, naïve et perdue dans ce qui lui semble être un immense collège. Une cible facile. La sixième que j'intègre compte une trentaine d'élèves, dont trois redoublants qui me repèrent vite comme nouveau jouet. Difficile pour eux d'admettre qu'une gosse de deux ans plus jeune, capte le programme scolaire plus vite que leur pauvre cervelle.
Pour commencer des railleries, puis des vilains tours, des mots de plus en plus méchants. Bien sûr, d'autres élèves s'empressent de cautionner et participent. Puis des bousculades dans les couloirs. Un exutoire désigné pour toutes les contrariétés de collégiens et collégiennes en mal de vivre. Plus la gamine apeurée tente de se rendre invisible aux yeux malveillants, plus ces jeux cruels s'intensifient. Les livres et les cahiers qui disparaissent, les affaires de sports, un blouson... des devoirs personnels à faire à la place des plus fainéants, de l'argent pour les adeptes du racket... Ne pas avoir encore de compte FB, m'évitera de subir ces tortures jusque dans le refuge de ma chambre.
S'ajoute à cela, comme si ça ne suffisait pas, les reproches des adultes qui ne comprennent pas comment je peux être si peu soigneuse de mes affaires. Le silence s'installe, la joie de vivre s'envole avec l'appétit. Les repas trop légers, quand ils ne sont pas vomis, les nuits aux heures de sommeil trop rares. L'incapacité à faire les devoirs, à étudier, parce que la motivation et la faculté de concentration ne sont plus là. Les mauvaises notes qui s'accumulent avec les commentaires cinglants de professeurs toujours très intuitifs... Tout le monde a ses problèmes. Gérer des adolescents amorphes quand il s'agit d'apprendre, mais bouillonnants pour tout l'extrascolaire, use les enseignants. Imaginez-vous face à trente paires d'yeux, à l'affût de tout, sauf de ce que vous essayez d'enseigner et ça, au quotidien ? De quoi flinguer bien des vocations.
Donc la petite Agathe qui n'ose pas parler et dénoncer, se retrouve confrontée à des brimades sans fin : la porte des toilettes coincée de l'extérieur, une poussée dans les escaliers dévalés d'une traite, une chaise tirée avec brutalité et qui vient taper dans les tibias, sous les rires réjouis. Il y a bien l'expression gênée des quelques rares témoins que ces jeux n'amusent pas, mais personne n'intervient... Et toujours, ces adultes aveugles, inconscients ou indifférents parce que trop occupés ou qui préfèrent utiliser un bouc émissaire pour conserver le contrôle d'une classe difficile. Oui, j'ai ce soupçon...
Une personne tente d'intervenir. Une simple femme de ménage que tous ignorent, invisible dans sa blouse vieillotte. Petite dame proche de la retraite et qui, elle, remarque les yeux rougis. Elle surveille l'enfant trop souvent réfugiée dans un coin, soupçonne les coups, ose dénoncer les agissements, mais elle se voit rappelée à l'ordre de manière sèche. « Faites donc votre travail de nettoyage ! ». Détail appris bien plus tard.
Et puis il y aura ce débordement de trop, car trop visible. Ces garçons excités par des filles et qui dans les vestiaires du gymnase s'amusent à écrire des insanités sur ma peau claire, sur mes bras et, comme ça ne suffit pas, ce joli monde arrache des vêtements et dessinent au marqueur. Il y aura aussi quelques coups tandis que la chevelure blonde est massacrée au cutter, ses longues mèches abandonnées sur le carrelage. Des instants de terreur bruts qui font basculer du côté obscur...
Impossible à dissimuler cette fois. Le scandale éclate. Les langues se délient, les autres victimes se plaignent, mais trop tard. Trop tard pour la petite fille brisée, réfugiée au fond de son lit et qui refuse toute nourriture. L'hospitalisation devient la seule option pour tenter de briser le mur du silence. La perfusion préserve ce qui peut l'être de ce corps qui s'affaiblit de jour en jour. Les médicaments endorment la douleur d'un mental en plein naufrage. Un futur noir se profile, anorexie, dépression et peut-être des troubles plus graves... Les médecins pessimistes conseillent le calme, un suivi psychologique régulier, beaucoup de repos, pas de retour à l'école... Une autre victime de harcèlement, voilà ce qu'est devenue la petite fille joyeuse et confiante, réfugiée dans la pénombre et le mutisme. Elle se nourrit à peine, souhaite devenir invisible aux autres et ne plus rien ressentir, jamais.
De retour de l'hôpital, mes journées s'écoulent dans le refuge de ma chambre aux volets toujours clos. Je ne descends même plus manger et touche à peine au plateau préparé par Panda dépité, qui tente comme elle le peut de réveiller mon appétit. Elle ne renonce pas à m'arracher quelques mots, s'astreint à venir me faire la lecture. Me lire l'histoire d'un gamin qui dort sous un escalier et qui devient magicien, le choix de ce roman, à ce moment précis, se discute. Peut-être est-ce à cette époque que j'ai conçu un total dégoût pour sa cuisine ? Par contre Harry, je suis fan !
Ma dépression, il y a sans doute un terme plus technique, mais je l'ai oublié, déborde dans toute la maison, comme une brume opaque et malfaisante. Mon père se reproche de trop longs déplacements professionnels. Pareil pour Ségo, passée à mi-temps pour tenter de se rattraper de n'avoir pas su voir alors qu'elle n'a pas l'excuse des absences à l'autre bout du monde. Les semaines passent sans que ma torpeur ne se dissipe. Oui, voilà mon histoire, vite survolée. Pas très reluisante... Mes débuts au collège : un désastre !
Mais un jour, une tornade déboule dans notre maison. Cendrillon a eu sa marraine la bonne fée, moi j'ai eu droit à la tempête du siècle ! Un ouragan nommé Théo. Un typhon d'une énergie inépuisable, un regard d'aigle qui voit tout, une compréhension des choses inexprimées : les sentiments enfouis et les blessures secrètes ! Le fameux cousin Théo. Oui, celui qui m'a laissé regarder de terrifiants films de Vampire, m'a filé en douce un portable, m'a appris à causer le langage de ce monde étrange et brutal où nous luttons pour exister.
Théo m'a enseigné à voir la drôlerie derrière les comportements, à rire de tout et surtout de moi ! Et il m'en a fait baver, un vrai sadique ! Je ne comprenais rien avant de passer par la case « recadrage » du cousin Théo. Un véritable architecte, il n'a pas fait qu'aider à restaurer la petite Agathe, il l'a quasi reconstruite, pierre par pierre, du sol au plafond. Rien ne lui a échappé, il ne m'aura rien épargné. Un véritable malade. Je lui dois ma guérison et ce merveilleux cadeau qu'est « Black Swan ». Mais n'allons pas trop vite ! Vous aurez d'abord droit au récit de ma « convalescence ». C'est plus drôle que les méchancetés infligées par une bande de primates débiles.
La première fois qu'il entre dans ma chambre, Théo marche droit sur la fenêtre, ouvre les volets en grand. Le jour s'engouffre et chasse les ombres, l'air frais se répand comme une bonne nouvelle. Planquée sous ma couette, j'ouvre un œil inquiet. « Quelqu'un » est entré et répand la lumière. Criminel ! Je me recroqueville comme un chaton apeuré. Je sens le matelas qui s'enfonce. Horreur ! « La chose » s'installe sur le bord du lit et avec douceur tire sur ma couette. Je la retiens de toutes mes forces, mais rien à faire. Je suis si faible. Panique ! Je me réfugie dos contre le mur, le plus loin possible de l'agresseur potentiel, tandis que le rempart douillet m'est retiré et je découvre un regard pétillant au-dessus d'un sourire joyeux. Je connais ce visage doré par le soleil. Théo. Un teint bronzé et une dentition irrégulière mais d'un blanc plus parfait qu'une pub dentifrice.
- Et tu crois vraiment que de rester prostrée comme un animal blessé est efficace ? Si tu ne veux plus être la proie des petites hyènes abruties qui font la loi dans ton école, deviens un véritable fauve ! Dans la savane, seuls les lions font la loi ! Alors bouge un peu tes fesses Agathe !
Aujourd'hui je lui balancerais qu'il oublie les éléphants, même si ces animaux majestueux sont en voie de disparition. Mais à ce moment, ma bouche fait juste un « O » silencieux. Au seuil de la chambre mon père et Ségo, retiennent leur souffle, abasourdis qu'il me parle de manière aussi brutale. Quand je me jette dans les bras du cousin Théo pour pleurer toutes les larmes qu'il me reste, - rare de mettre le stock à zéro, il s'en fabrique toujours- les deux observateurs s'autorisent enfin à respirer. Il était temps, ils frisaient l'asphyxie !
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